CHAPITRE III

Le crépuscule tombait sur la forêt. Les silhouettes cauteleuses redoublèrent de prudence en avançant en direction de la forme immobile pelotonnée parmi les branches du pin tombé, qu'il leur était d'ailleurs impossible de situer avec précision. Puis, enhardis par le silence, les chasseurs embusqués activèrent le pas, se départant de leur vigilance initiale. Un instant, leurs formes ramassées se découpèrent dans la lueur diffuse qui éclairait encore la piste cernée par la brousse.

De l'enchevêtrement d'aiguilles et de branchages jaillirent alors des jets de flamme jaunâtre, tandis qu'un staccato de détonations ricochait de tronc en tronc.

L'un des chasseurs accroupis se redressa comme un ressort en poussant un cri aigu avant de s'abattre parmi les broussailles. Un autre piqua du nez en émettant un étrange grognement et resta étalé sur la piste. Un troisième vit avec stupeur son propre sang gicler sur la crosse de son revolver à la platine fracassée qui s'échappa de sa main en tournoyant. Il disparut en hurlant dans les fourrés à la suite de ses deux compagnons encore valides qui, pris de panique, s'enfuyaient à travers les buissons sous une grêle de plomb.

Les traits farouches, ses deux colts au poing, Hatfield se leva de derrière la souche qui l'avait abrité. Du dos de la main, il tâta la balafre cuisante sous sa tempe gauche.

— Deux centimètres de plus à droite et c'était la fin du voyage, murmura-t-il, le regard fixé sur les formes inertes près de la piste, l'oreille tendue pour s'assurer que les rescapés ne revenaient pas.

Mais les craquements et le piétinement des fuyards s'estompèrent graduellement au loin. Les fuyards ignoraient, certes, qu'ils avaient eu affaire au bras droit du capitaine Bill McDowell mais ils savaient par contre qu'ils venaient d'empoigner par la queue un furieux lion de montagne auquel ils avaient bougrement hâte d'échapper !

Quelques instants encore, Hatfield prêta l'oreille puis il s'approcha avec précaution des corps qui gisaient sur la piste.

Mais la prudence n'était pas nécessaire. Les hommes étaient morts à souhait. Hatfield s'accroupit sur les talons à côté du premier d'entre eux et considéra un visage sombre et convulsé, aux cheveux noirs et plats retombant sur le front presque jusqu'aux yeux percés en trous de vrille.

— Un métis Yaqui, à en juger par son faciès, murmura-t-il en déplaçant son regard sur le deuxième assassin dont le corps massif s'était recroquevillé dans les derniers spasmes de l'agonie et dont le visage large était empreint d'une férocité que même la mort ne parvenait pas à effacer.

— Et celui-ci, si je ne m'abuse, est un Apache pur-sang. Ces deux bougres sont pourtant vêtus comme des civilisés…

D'une main preste, il fouilla les poches des hommes morts, en extrayant un bric-à-brac d'objets hétéroclites. Quelques pièces d'or et d'argent, des couteaux et autres babioles sans valeur. Un disque de métal trouvé sur le métis retint cependant son attention. Il portait un numéro gravé et, à la faveur des dernières lueurs du couchant, Hatfield déchiffra une ligne courbe de lettres en relief : Cibola Timber Co.

À cette vue, le front du Ranger se plissa :

— Plaque d'identité de l'ouvrier avec son numéro sur la liste de paye. Hmmm !…

Il se souvint alors de l'écriteau qu'il avait dépassé à l'endroit où la piste s'enfonçait dans le pays boisé :

CIBOLA TIMBER CO.
Défense d'entrer
DANGER !

— Ouais… fit-il en redisant les paroles mêmes qu'il avait prononcées à l'adresse de son cheval après avoir d'un cheveu échappé à la mort. Ouais… cette pancarte ne mentait pas. N'empêche que tout cela n'a ni rime ni raison. M'est avis que n'importe qui est susceptible d'emprunter cette piste et je ne vois pas le but de toute cette mise en scène. Et à quoi bon envoyer ces gaillards ? Pour s'assurer que le piège a bien fonctionné ?

De nouveau, il palpa délicatement la légère estafilade qu'il portait à la tempe, fit tourner la plaque dans ses doigts fuselés et hocha la tête.

— Non. S'ils sont venus, c'est pour faire disparaître les traces, pour supprimer toute preuve que le malheureux coincé sous cet arbre n'est pas mort de mort naturelle. Tout laisse à croire que la Cibola Timber Co. ne désire pas de visiteurs inattendus… à moins qu'il ne s'agisse d'un visiteur particulier. Je crois que le capitaine avait raison, comme d'habitude, en disant qu'il se passait d'étranges choses dans cette section et qu'un Ranger ne devait pas s'attendre à être reçu à bras ouverts.

Après un dernier regard aux formes immobiles, il se dirigea d'un pas souple vers son cheval qui l'attendait patiemment et se mit en selle. Il considéra un moment le sombre tunnel de la piste et secoua la tête.

— Le chemin le plus long constitue parfois le plus sûr des raccourcis, dit-il à Goldy en guidant l'alezan vers les fourrés.

Cela n'eut pas l'heur de plaire à Goldy mais il obéit néanmoins, en renâclant de temps en temps pour marquer son indignation. Une fois à l'écart de la piste, le parcours devint plus aisé et, une heure plus tard, Hatfield débouchait sur une piste de chariots d'orientation sud-ouest. Loin, en haut d'une côte, des lumières tremblotaient et son ouïe exercée perçut la plainte d'une distante scierie.

Pourtant il ne prit pas en direction du camp de bûcherons mais continua à guider l'alezan au petit trot le long de la route sinueuse. Au-dessus de lui, le ciel formait une voûte de velours noir saupoudré de poussière bleuâtre. Flanquant une longue pente pierreuse qui s'embranchait au sud, une ceinture désertique enserrait la Prairie. La lueur des étoiles révélait d'étranges configurations de silex, de granit et de quartz. Les cactus géants tendaient leurs bras grotesques et les sables chuchotaient, grain sur grain, criblant de milliards de piqûres d'épingle la robe mauve du silence.

Soudain un bruit strident déchira la nuit et l'écho se répercuta de rocher en rocher. Surgit une forme gigantesque, monstrueux ver au corps annelé dont l'œil unique balaya les ténèbres d'un pinceau de lumière jaune. Grondant et haletant sur un rythme syncopé, le train s'éloigna vers l'ouest en direction d'Espantosa, laissant dans son sillage un panache de fumée blanchâtre sur les rails d'acier luisants.

Pensivement Hatfield suivit du regard les feux rouges dansants du fourgon de queue jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans une courbe. Un peu plus tard, il contournait à son tour les collines d'où il put voir au loin les « lumières de la ville », minuscules paillettes d'or scintillant dans la nuit. Des coups de feu distants trouèrent le silence et il se demanda non sans anxiété s'ils étaient tirés par des cow-boys en liesse ou si quelque drame n'était pas en train de se jouer.

Sur son ordre, l'alezan allongea sa foulée. Une demi-heure plus tard, il atteignait la gare de triage avec ses feux multicolores, ses locomotives pantelantes et ses wagons de marchandises s'entrechoquant avec fracas. La ville proprement dite s'étendait un peu plus loin, au-delà du fatras de baraques adossées aux dépôts.

Le train qui l'avait précédé manœuvrait sur une voie de garage. Sous la lumière fumeuse des lampes des quais, Hatfield nota au passage le contenu des plates-formes et des tombereaux, intrigué par leur chargement insolite.

— Longerons, poutrelles d'acier, briques et pierre de taille… Du ciment également, à en juger par la poussière qui filtre par les fentes des fourgons. J'ai l'impression qu'il se prépare ici un autre type de construction que la construction ferroviaire.

Rêveur, il s'engagea sur la chaussée non pavée qui amorçait la rue principale d'Espantosa.

— Le chemin de fer… le chemin de fer, symbole de progrès. Mais c'est aussi le synonyme d'enfer. Les fripouilles suivent la voie comme des phalènes une lanterne. Joli tumulte en perspective pour cette section. La « ligne de mort » pour les shérifs ! Et pour les Rangers, à plus forte raison !…

Après une vaste courbe, débutait la grand-rue proprement dite. La lumière commença à remplacer les ombres, au bourdonnement fébrile de la gare succédèrent les cris et les rires fusant par les fenêtres ouvertes des saloons. Les piaillements aigus des femmes se mêlaient au braiment rauque des hommes, le martèlement des lourdes bottes ponctuait le clic-clac sonore des hauts talons. Le froufrou des robes de soie, le chuintement des cartes que l'on bat, les goulots des bouteilles qui tintent contre le bord des verres, les poings qui cognent sur l'acajou du bar tandis que les buveurs commandent leur whisky avec des voix de rogomme… Puis des chansons, aussi, ou plutôt des beuglements, accompagnés par le miaulement plaintif des violons, le son grêle des mandolines et les accords lancinants des guitares. Un relent d'alcool, de sciure rance, de tabac et de sueur épaississait l'air de la nuit.

La foule devint plus dense, une cohue bigarrée de cow-boys aux chemises et aux foulards de couleurs gaies qui coudoyaient les ouvriers du rail aux bottes crottées et aux chapeaux cabossés. Les serapes flamboyants de Mexicains au visage sombre frôlaient les couvertures, rouges, bleues ou jaunes d'impassibles Indiens. Çà et là un Chinois, queue de cheveux, blouse sombre et pantalons bouffants de coolie, se hâtait en serrant un énorme balluchon. Hatfield vit même un superbe spécimen de nègre, bouche lippue et dents de neige.

Quant aux femmes, yeux brillants, mèches folles, joues et lèvres trop rouges, elles regardaient les hommes comme le fait le faucon lorsqu'il s'apprête à fondre sur sa proie. Jouant des hanches et de la croupe, elles se coulaient parmi la foule avec une assurance, qui, vu les circonstances, ne laissait pas d'être déconcertante.

— La nouvelle Byzance, ricana le Ranger à la vue de cette ville vautrée dans l'orgie.

Parvenu à la hauteur d'une sombre venelle, il vit enfin ce qu'il cherchait, à quelque cent mètres sur sa gauche : l'enseigne éclairée, au-dessus d'un vaste portail, qui annonçait en lettres informes :

Écurie de louage

— Ton picotin t'attend là-bas, mon vieux, dit-il à l'alezan en l'engageant dans la ruelle.

À peine entré, pourtant, il stoppa brusquement. Tout au bout de la rue venait de retentir une forte détonation. Une langue de flamme rougeâtre troua l'obscurité.

Après un moment d'angoissant silence éclata un charivari endiablé : cris, coups de feu puis course frénétique en direction de la grand-rue. Hatfield se raidit puis, mû par un réflexe, se jeta de côté sur sa selle. Bien lui en prit car aussitôt une chevrotine déchira l'espace que son corps occupait une seconde plus tôt.

Dégainant alors de sa main droite, il tira par-dessous l'encolure de Goldy et une fumée bleuâtre s'échappa en spirale du canon de son revolver.

Le fugitif hurla, lâcha son fusil de chasse et s'écroula par-dessus l'arme. Vivement Hatfield se redressa, un colt dans chaque main, tandis que des hommes s'engouffraient en courant dans la ruelle.

— Bien joué, cow-boy ! rugit quelqu'un. Vous n'avez pas raté ce salaud !

Hatfield rengaina ses revolvers, sauta à terre et se poussa parmi le groupe qui s'était rassemblé autour du cadavre.

— Que s'est-il passé ? s'enquit-il en s'asseyant sur les talons près du corps de l'assassin.

— Ce fumier vient de buter un gars en tirant par la fenêtre du Sluicegates Saloon, lui répondit une voix excitée. Il a bien failli vous descendre aussi, vrai ?

Hatfield acquiesça, tout en palpant le corps. Il le retourna, vit un visage sombre, avec des cheveux noirs et plats retombant en désordre sur le front.

— Encore un Yaqui… dit-il in petto, en explorant les poches du mort. Par Satan, la cage s'est donc ouverte ?

— Vous mêlez pas de ça, jeune homme ! enjoignit une voix rude par-dessus son épaule. Ici, c'est moi qui me charge de ce boulot.

Levant les yeux, Hatfield vit un vieil homme trapu dont le gilet tombant s'ornait d'un gros insigne nickelé. Visage carré, moustache hirsute et l'œil féroce.

— Certainement, fit-il en se levant et en escamotant l'objet qu'il avait pris dans l'une des poches du tueur.

Le shérif Nat Rider lui darda un regard torve.

— Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

Une demi-douzaine de voix le lui apprirent, émaillant le récit de force jurons.

— Bon travail, dit Rider. Y a plus moyen de tenir ces maudits métis. Il est temps de leur rogner les ailes. Une chance que vous ayez liquidé celui-ci, fils. Soyez à mon bureau demain matin à dix heures pour l'enquête. Qu'on aille me chercher Hawkins. J'irai faire un tour au Sluicegates dès que je me serai occupé de ce macchab. Vous êtes bien sûrs que ce pauvre vieux Cal est mort ?

Hatfield se remit en selle et remonta la ruelle en direction du Sluicegates Saloon. À la faveur d'un rai de lumière, il examina l'objet qu'il n'avait pas cessé de serrer dans sa paume. C'était un mince disque de métal sur lequel était gravé un numéro et qui portait l'inscription.

Cibola Timber Co.