CHAPITRE IX

Le ciel grisaillait faiblement à l'est, et le vent semblait hésiter sur la direction à prendre, comme il le fait toujours à l'approche de l'aube.

Lee Hunter ouvrit les yeux et souleva un peu la tête, encore abruti par le sommeil et aussi par l'alcool qu'il avait ingurgité la veille au soir. Il se laissa retomber sur le sol, puis se redressa soudain. Jack Priest ne montait pas la garde ! Ce gredin était enroulé, à quelques pas de là, dans ses couvertures. Lee se leva, enfila ses bottes glacées et se coiffa de son chapeau.

— Espèce de crétin ! grommela-t-il.

Mais Jack ne fit pas un mouvement. Hunter allongea le bras pour saisir son ceinturon.

— Ne touchez pas à ça, señor, dit en espagnol une voix froide derrière lui, sinon je tire.

Lee interrompit son geste et resta immobile une fraction de seconde. Puis il leva les mains qu'il croisa sur son chapeau. Bien qu'une seule voix se fût fait entendre, il sentait la présence de plusieurs hommes. De l'autre côté du feu maintenant éteint, Jack Priest dormait toujours. Un Mexicain coiffé d'un grand chapeau qui dissimulait son visage sortit des broussailles et s'approcha de lui, une carabine à la main. Sans mot dire, il lui enfonça le canon de son arme dans les reins. Jack ouvrit les yeux et aperçut Lee.

— Qu'est-ce que diable ça signifie ? grommela-t-il.

— Ça signifie que tu es un imbécile ! Je croyais que tu devais monter la garde, non ?

— Pour quoi faire ?

— Retourne-toi. Mais pas trop vite, pourtant.

Jack se souleva lentement, et ce qu'il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête. Un Mexicain de haute taille s'avança et baissa les yeux vers le coffret qui se trouvait entre les deux gringos. Lee l'observait du coin de l'œil. L'homme ne paraissait pas être un vulgaire vaquero, et il n'avait pas non plus l'air d'un bandit.

— Empare-toi des armes, Manuelo, ordonna-t-il.

Puis, se tournant vers Lee :

— Vous avez du café ?

— Oui, dans ce sac.

— Parfait. Victor, allume du feu, et fais-nous un peu de café. Ça nous réchauffera.

Un vaquero se saisit des revolvers et des carabines des deux Américains, et alla les placer sur une roche plate, à quelque distance de là. On entendait maintenant les voix des autres Mexicains. Lee jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et constata qu'il y avait au moins une dizaine de chevaux.

— Vous pouvez baisser les mains, dit l'homme qui se trouvait derrière lui.

Victor s'était mis à faire du feu, et les flammes claires commençaient à pétiller. Lee constata que ni lui ni l'autre Mexicain ne portaient d'insignes sur leurs chapeaux. Ce n'étaient donc pas des Rurales.

— Nous avons les chevaux, señor Casias ! cria une voix dans l'ombre. Il n'y a rien dans les sacoches qu'un peu de nourriture et de l'eau-de-vie.

Casias baissa les yeux vers Lee.

— Vous avez été bien imprudents, dit-il avec un hochement de tête.

— C'est la faute de l'alcool, répliqua le jeune homme d'un ton sec.

— Où sont les autres ?

— Quels autres ?

— Vous étiez quatre quand vous êtes partis pour Parada.

— Nous venions du sud, nous.

L'homme esquissa un geste d'indifférence.

— Peu importe ! dit-il en s'éloignant en direction des chevaux.

Victor alla chercher de l'eau pour préparer le café.

— Tu crois que c'est la bande de Streeter ? demanda Jack à voix basse.

Lee haussa les épaules.

— Comment veux-tu que je le sache ?

Le jour se levait. Victor venait de placer la cafetière devant le feu.

— Vous aimez le café ? demanda-t-il en se tournant vers Lee.

— Bien sûr.

— C'est parfait. Le café et une cigarette, il n'y a rien de mieux quand le jour se lève. Surtout pour des hommes comme vous.

— Que diable voulez-vous dire ?

Le regard du Mexicain s'abaissa vers le coffret sculpté.

— Ceci appartient au señor Morano, dit-il. Et vous êtes sur ses terres.

Casias revenait, une bouteille d'eau-de-vie à la main. Il la tendit à Hunter en disant :

— Vous pouvez en avoir besoin.

Le jeune homme la déboucha et but une gorgée d'alcool. Puis il la rendit à Casias qui la passa à Jack.

— Ça fait du bien, dit Priest après avoir bu. Qui êtes-vous ?

— Vous ne le savez pas ?

— Si je le savais, je ne le demanderais pas.

— Mais vous savez où vous êtes et ce que vous avez fait ?

— Pas exactement, répondit Priest d'un air intrigué.

Casias jeta un coup d'œil rapide au coffret posé à terre.

— Personne ne vole impunément le señor Morano. Vous comprenez ?

— Non.

— Quand le soleil sera levé, amigos, reprit le Mexicain, regardez-le bien, car ce sera la dernière fois que vous le verrez.

Lee bondit sur ses pieds, sans se soucier de l'homme armé qui se trouvait derrière lui.

— Que diable voulez-vous dire ? s'écria-t-il.

— Nous sommes citoyens américains, renchérit Priest, et vous n'avez aucun droit de nous traiter ainsi.

Casias prit dans la poche de sa veste un étui en argent qu'il ouvrit sans se presser et dans lequel il choisit soigneusement une cigarette.

— Nous ne sommes pas ici aux États-Unis, déclara-t-il. Nous sommes au Sonora, sur les terres du señor Morano.

Il alluma sa cigarette avant de poursuivre :

— Nous sommes un pays pauvre, señores, mais nous avons nos coutumes, qui ne sont pas forcément les vôtres.

— Nous n'avons pas volé ce coffret, affirma Jack.

— Il se trouve cependant en votre possession.

— C'est ce qu'on appelle une preuve par présomption, dit Hunter.

Casias esquissa un sourire.

— Tu entends, Victor ? Nous avons affaire à des gens cultivés.

Il présenta à nouveau la bouteille à Hunter en disant :

— L'eau-de-vie est le breuvage des héros.

Lee allongea le bras et donna un coup sec sur la bouteille qui glissa de la main du Mexicain et alla se briser contre le rocher.

— Quel dommage ! soupira Casias. Une petite goutte avec notre café ne nous ferait pourtant pas de mal. Orlando, va donc chercher les autres bouteilles.

— Vous ne pouvez tout de même pas nous exécuter sans nous entendre ! s'écria Lee.

— Nous nous trouvions à Parada, commença Jack en se tournant vers son compagnon, et…

— Continuez.

— Nous avons entendu parler de bandits qui opéraient dans le secteur, compléta Lee.

— Que faisiez-vous à Parada ?

— Nous passions simplement. Nous nous dirigions vers le nord.

Jack but une gorgée de café.

— Nous avions des chevaux frais, et les bandits ont voulu nous tendre une embuscade pour s'en emparer. Nous en avons tué deux, et les deux autres se sont enfuis. C'est alors que nous avons trouvé ce coffret.

Casias vida sa tasse et y versa un peu d'eau-de-vie.

— Continuez, répéta-t-il.

Jack lança un coup d'œil désespéré à Lee qui saisit la balle au bond.

— Un des deux hommes nous a avoué, juste avant de mourir, qu'ils avaient volé cela chez le señor Morano. Et nous avons décidé de venir le lui restituer.

— Ah oui ?

Le Mexicain offrit une cigarette à Lee et à Jack, puis en alluma une autre pour lui.

— Quelle raison aurions-nous pu avoir pour nous enfoncer dans les terres du señor Morano en transportant des objets de valeur qui lui appartiennent ?

Casias fixait d'un air rêveur le bout de sa cigarette.

— Ce que vous dites est un peu troublant, avoua-t-il. Nous aurions dû vous éloigner l'un de l'autre pour vous faire raconter votre histoire séparément. La comparaison aurait pu être instructive.

Le feu était presque éteint. Victor nettoya la cafetière et la posa sur une pierre toute proche. Casias se leva et jeta sa cigarette dans les cendres.

— Pedro, Augustín, Orlando, Santiago, Hernan, Pablo ! appela-t-il.

Un cliquetis d'éperons, et les six vaqueros s'avancèrent, la carabine à la main. Lee jeta un coup d'œil rapide à Jack qui intercepta et comprit parfaitement le message. Il se tourna vers Casias.

— On peut avoir un dernier coup à boire, señor ?

— Tâchez de ne pas vous présenter ivres devant votre Créateur.

Le Mexicain ramassa la bouteille presque vide et la tendit à Priest. Lee passa vivement sa main droite dans sa manche gauche et referma les doigts sur le petit Derringer14 qui était maintenu par une pince à ressort contre la partie interne de son bras. Il le tira rapidement, puis agrippant Casias de la main gauche par sa veste, il lui posa le canon de l'arme sur le ventre. Au même instant, la bouteille d'eau-de-vie s'abattait sur la nuque de Victor qui s'écroula comme un pantin désarticulé. Jack s'empara du colt du Mexicain, l'arma d'un coup de pouce et le pointa en direction des autres vaqueros. Toute l'opération n'avait pas duré plus de cinq secondes.

— Pas un geste, señor, dit Lee. Une balle dans le ventre, ça ne pardonne pas.

Casias tourna vers lui des yeux vides de toute expression.

— Vous ne pouvez gagner la partie, dit-il.

— Vous non plus.

— Vous me tueriez ?

— Pourquoi pas ?

Casias avala sa salive. Son calme commençait à le quitter. Derrière lui, un éperon cliqueta.

— Ne bougez pas ! lança-t-il par-dessus son épaule à l'adresse de ses vaqueros.

Jack ramassa la carabine de Victor et vint se placer aux côtés de Lee. Quelques petites gouttes de sueur perlaient au front de Casias.

— Et maintenant ? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

— Donnez à vos hommes l'ordre de quitter le cañon.

— Qu'entendez-vous faire de moi ?

— Si nous mourons, votre âme nous accompagnera en enfer.

— Orlando ! appela Casias.

— Oui, señor ?

— Retournez tous à l'hacienda en emmenant Victor.

— Nous ne pouvons pas faire ça.

— C'est un ordre.

— Laissez nos chevaux et celui du señor Casias, compléta Lee.

Deux hommes soulevèrent Victor, encore inconscient, et tous tournèrent les talons.

— Orlando ! appela Hunter. Un instant. Prenez ce coffret et rapportez-le à l'hacienda du señor Morano avec les compliments de Lee Hunter et de Jack Priest.

L'homme ramassa la boîte en jetant un coup d'œil à Casias, puis il rejoignit lentement les autres. Quelques instants plus tard, on entendait s'éloigner les chevaux dont les sabots claquaient sur le sol dur. Puis ce fut le silence.

— Rapportera-t-il ce coffret ? demanda Jack. Il contient une fortune.

— Il a tout intérêt à le faire, répondit Casias.

Jack s'éloigna pour revenir deux minutes plus tard avec les chevaux. Il avait remis son ceinturon et tendit le sien à Lee.

— À cheval, señor ! dit Hunter en s'adressant au Mexicain.

Casias se mit en selle. Jack lui lia les mains derrière le dos et prit les rênes de son alezan. Puis les trois cavaliers se mirent en route en direction du plateau situé au sud du Rio Morano. Au loin, s'élevait un léger nuage de poussière, et le soleil levant faisait scintiller l'acier poli des carabines des vaqueros.

— Où allons-nous donc ? demanda Priest. J'aimerais bien le savoir.

— À l'hacienda du señor Morano, bien sûr. Puisque nous lui restituons ses bijoux, il me semble qu'il pourrait offrir une récompense aux deux honnêtes prospecteurs que nous sommes.

— Prospecteurs ? répéta Jack d'un air intrigué. Depuis quand ?

— À partir de maintenant. As-tu jamais entendu parler de la mine des Chasseurs de Scalps ?

— Vaguement. C'est un filon argentifère, je crois, qui est censé se trouver dans l'ouest du Chihuahua15 ?

— À mon avis, c'est plutôt dans l'est du Sonora, répliqua Lee en décochant un clin d'œil à son compagnon.

— Dans ce cas, nous ne devons pas en être loin.

— C'est un mythe, intervint Casias. Une légende, et rien de plus.

— Qu'en savez-vous ? grommela Priest.

— Quoi qu'il en soit, reprit Lee, je veux demander au señor Morano la permission d'effectuer des recherches sur ses terres pour essayer de découvrir cette mine.

— Vous ne l'obtiendrez jamais, déclara le Mexicain.

Lee tourna lentement la tête vers lui.

— Voyez-vous, Casias, ce qui vous perd c'est que vous êtes absolument dépourvu d'imagination.