CHAPITRE III

Deux fois, au cours de la journée, les salves du peloton d'exécution avaient retenti non loin de la cellule puante dans laquelle on avait jeté Lee Hunter. Le bruit des détonations couvrait celui, plus sourd et plus mat, que faisaient les corps en tombant dans cet espace situé entre la prison et le mur du cimetière de la mission de San Miguel de los Vallecillos.

Lee Hunter, allongé sur sa paillasse, ouvrit les yeux. Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Il l'ignorait. Il se rappelait vaguement avoir été transporté dans la nuit à dos de mulet, délirant de fièvre et dans un état d'inconscience à peu près totale. Il se rappelait le grincement des gonds de la porte quand on l'avait enfermé. Y avait-il de cela trois jours ? Deux seulement ? Tout ce qu'il savait c'était que, depuis cet instant, il y avait eu cinq séries d'exécutions : probablement des bandits ramassés par les patrouilles de l'armée ou les quelques Yaquis capturés au cours de l'attaque des tinajas.

Le geôlier jeta un coup d'œil dans la cellule.

— Il est réveillé, annonça-t-il.

— Ouvrez ! répondit la voix calme du capitaine Morelos.

La grosse clef tourna en grinçant dans la serrure, les gonds rouillés miaulèrent, et la porte s'ouvrit. Le geôlier entra, et l'officier apparut sur le seuil.

— Madre de Dios ! s'écria-t-il. Ne pouvez-vous donc pas nettoyer un peu ces étables à porcs ?

Le gardien haussa les épaules.

— Les prisonniers n'y restent pas assez longtemps pour souffrir de la puanteur.

Le capitaine fit quelques pas vers Lee, sans répondre.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.

Le jeune homme fit entendre un petit rire discordant.

— Il vous suffit de me regarder, répondit-il.

— Je ne suis de retour que depuis quelques instants, et je ne croyais pas que vous seriez encore ici. Vous… comprenez ?

— Oh ! parfaitement. Je ne m'attends pas à un procès en règle, vous savez.

— Votre cas est prévu par une ordonnance du gouvernement de l'État du Sonora qui stipule que les Apaches, les Yaquis, les bandits mexicains et les terroristes yankees doivent être traités de la même manière. Vous devez savoir qu'il n'y a jamais de procès pour les malfaiteurs pris en flagrant délit. Ne faites pas l'ignorant. Vous saviez fort bien à quoi vous vous exposiez quand vous avez franchi la frontière du Sonora avec ce chargement d'armes.

— Dans ce cas, ne perdez pas votre temps avec moi !

Morelos tira de sa poche un étui en argent. Il l'ouvrit et y prit une longue cigarette qu'il plaça entre les lèvres de Lee. Pendant qu'il l'allumait, ses yeux sombres scrutaient ceux du prisonnier.

— J'ai reçu une requête vous concernant. Vous pourriez, semble-t-il, être utile à ceux qui l'ont formulée.

— De qui s'agit-il ? De l'armée ? Du gouverneur ?

— Non.

Le capitaine alluma une cigarette pour lui, puis fit un signe de tête en direction de la fenêtre, par laquelle on apercevait au loin le domaine de la mission.

— Il s'agit de l'Église.

— Le moment n'est pas à la plaisanterie, capitaine !

Morelos haussa les épaules.

— Je dois admettre que cette demande m'a quelque peu surpris et intrigué. Mais il faut croire que vous avez quelque talent caché ou que vous êtes au courant de certaines choses intéressantes. Que voulez-vous, les voies de notre Mère l'Église sont parfois insondables, comme celles de Dieu lui-même.

Ce fut au tour de Lee de hausser les épaules.

— C'est votre Église à vous, capitaine.

— Vous êtes incroyant ?

— Disons que je ne pratique aucune religion conventionnelle.

— Je comprends parfaitement. On peut d'ailleurs mener une vie honnête sans le secours de l'Église. D'un autre côté…

Il s'interrompit un instant pour aller jeter un coup d'œil par la fenêtre. Ce Hunter le déroutait.

— Ce n'est pas, reprit-il, pour gagner les faveurs de l'Église que j'ai accepté de vous conduire à la mission.

— Pour quelle raison, alors ?

— Peut-être parce que je répugne à exécuter un homme privé du secours de l'Église, répondit calmement Morelos.

— Vous mentez magnifiquement. Il me semble que cela ne vous a jamais arrêté, jusqu'à présent.

Le Mexicain lança sa cigarette entre les barreaux et se retourna.

— Mettons les choses au point, señor Hunter. Mon devoir et les ordres reçus me font une obligation de vous faire exécuter demain à l'aube. En attendant, vous pouvez ou bien m'accompagner pour écouter ce qu'on a à vous dire, ou bien rester ici. Est-ce clair ?

— Très clair, répondit Lee d'un ton sec. Allons-y donc.

Morelos s'avança vers la porte.

— Sergent ! Envoyez-moi deux hommes pour escorter le prisonnier.

Deux soldats entrèrent et firent lever Lee de sa couchette. Il vacillait sur ses jambes, et ils durent le prendre par les bras. Lorsqu'ils furent dans le couloir, un homme à la barbe blonde, enfermé dans la cellule voisine, dévisagea le jeune homme au passage.

— Pour l'amour du Ciel, Hunter, dis-lui que je ne marchais pas avec toi, sinon ils vont nous fusiller tous les deux demain matin.

— Priest ! s'écria Lee. Ma parole, tu as changé !

Morelos leva la main. Les deux soldats s'arrêtèrent, et l'officier considéra les deux gringos d'un air pensif.

— Dis-le-lui ! répéta Priest. Dis-lui que je n'étais pas avec toi.

Lee posa les yeux sur son compatriote, et des souvenirs enfouis au fond de son esprit embrumé commencèrent à remonter à la surface. Lorsqu'il avait perdu connaissance, Priest lui avait pris son revolver, le laissant ainsi sans défense, et il se rappelait soudain avoir entendu une voix qui parlait en espagnol : la voix de Priest lui-même s'adressant aux Yaquis. Et les paroles prononcées lui revenaient en mémoire. Priest avait tenté de pactiser avec les Indiens : les carabines Sharps et la vie de Lee en échange de sa propre liberté.

— Mais que diable as-tu à me regarder ainsi ? Dis-le-lui, bon Dieu ! À quoi cela t'avancera-t-il de me voir mourir à tes côtés. Mais parle donc !

— Écoutez-le pleurnicher, railla Lee. Reste là, mon vieux. Tu ne l'as pas volé. Emmenez-moi hors d'ici, capitaine.

Les insultes et les imprécations de Priest les accompagnèrent jusqu'au bout du couloir.

— Qu'avez-vous contre lui ? demanda Morelos, tandis que le petit groupe quittait le bâtiment.

Lee haussa les épaules. Il traînait les pieds et avait l'impression d'être sur le point de tomber.

— Était-il avec vous ? insista l'officier.

— Vous nous avez pris ensemble, n'est-ce pas ?

— J'avais toujours cru que vous travailliez seul.

— Vous ignorez encore des tas de choses sur mon compte.

— C'est vrai. Mais avoir, comme vous l'avez eue, la vie d'un autre chrétien entre ses mains et…

— Laissez-le mijoter.

— Enfin, cela ne me regarde pas. Il sera fusillé demain.

— En même temps que moi.

— Cela dépend de vous, señor Hunter. Il est possible que Dieu vous accorde une autre chance. Saisissez-la, car ce sera la dernière.

La mission San Miguel de los Vallecillos, fort ancienne, se composait de plusieurs bâtiments en mauvais état au milieu d'un terrain mal entretenu. Le capitaine Morelos frappa à la lourde porte aux gonds rongés par la rouille. Elle s'ouvrit en grinçant, et les quatre hommes pénétrèrent dans une salle dont le prisonnier épuisé apprécia la fraîcheur.

— Attendez ici ! ordonna l'officier aux soldats.

Il s'éloigna pour aller frapper à une autre porte qui s'ouvrit pour se refermer aussitôt sur lui. Pas pour longtemps, car il reparut l'instant d'après pour s'adresser à nouveau aux soldats.

— Laissez-le venir.

Les deux hommes firent un pas en arrière, et Lee s'avança à la rencontre de l'officier qui le saisit par le bras pour le soutenir. Il le poussa devant lui dans une pièce au plafond bas au centre de laquelle un religieux était assis derrière un bureau. Dans un coin, était une sœur dont la cornette masquait presque entièrement le visage.

— Voici le dénommé Hunter, annonça Morelos.

— Faites-le asseoir, répondit le religieux. Êtes-vous malade, señor Hunter ?

— J'étais dans une prison mexicaine. Cela suffit.

Il avait parlé d'un ton sec, mais il fut malgré tout fort aise de pouvoir prendre un siège avant de tomber.

— Avez-vous encore besoin de moi, père Ignacio ? demanda Morelos.

— Non. Attendez dans le vestibule.

L'officier fit un signe d'assentiment et quitta la pièce.

— Voici sœur Teresa, dit le père.

Lee essaya de se lever pour saluer.

— Restez assis, dit le religieux. Nous comprenons fort bien. Je ne savais pas que vous étiez malade.

— Une prison mexicaine n'est pas l'endroit idéal pour rester en bonne santé.

— C'est navrant, mais c'est la vérité. Parfois on nous laisse assister des prisonniers, mais c'est assez rare. Le cas se présente surtout pour des hommes comme vous.

— Des gringos.

Les yeux pleins de bonté du religieux le fixèrent un instant.

— Vous avez en vous une certaine amertume, señor Hunter.

— Pas de considérations psychologiques, je vous en prie, répliqua Lee.

Il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, il s'aperçut que sœur Teresa le dévisageait d'un air pensif. Que voulaient-ils donc ? Qu'est-ce qu'un gringo protestant, un condamné, pouvait bien leur apporter ?

Le père Ignacio poussa un paquet de cigarettes vers le jeune homme, puis il se pencha au-dessus du bureau pour allumer celle qu'il avait prise. Après quoi, il en alluma une pour lui-même.

— C'est une mauvaise habitude pour un religieux, dit-il comme s'il avait lu dans la pensée du jeune homme. Mais il me semble que cela m'apporte un certain réconfort. C'est du moins ce que je me dis.

Il se renversa un peu contre le dossier de sa chaise et poursuivit :

— J'ai appris que vous deviez être exécuté demain.

— Je ne suis pas encore mort.

— Vous ne croyez pas mourir demain ?

Le jeune homme fit un signe négatif tout en fixant le père de ses yeux froids. Le religieux se tourna vers sœur Teresa.

— Étrange, dit-il. Du moins semble-t-il avoir foi en cela.

— Pour vous, répondit Lee, la foi et la religion sont une seule et même chose.

— C'est exact.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Tout d'abord, je dois vous ennuyer avec un peu d'histoire locale dont vous devez d'ailleurs connaître une partie.

Le père tira une longue bouffée de sa cigarette et observa un instant la volute qui montait vers le plafond.

— Vous avez certainement entendu parler de la statue de la Vierge de San Miguel de los Vallecillos ? reprit-il.

— La Vierge disparue ?

— C'est cela. Elle a disparu depuis 1768. Certains prétendent qu'elle a été détruite, tandis que d'autres affirment qu'elle est enterrée sur l'emplacement de l'ancienne mission Santa Catarina.

— Je connais la légende, dit Lee. Continuez.

Le père Ignacio sourit d'un air triste.

— Vous pensez que ce n'est qu'une légende, n'est-ce pas ? Bien sûr, nous ne possédons aucune preuve matérielle, mais nous savons que cette Vierge a existé. Nous avons des documents qui l'attestent. Cependant, aucun d'eux n'est postérieur à 1768. Je sais que bien des gens ne croient pas à cette légende, même certaines personnes appartenant au même ordre que moi ou à l'ordre de sœur Teresa. Et vous, señor Hunter, pensez-vous que cette statue existe encore ?

— Oui. Mais en quoi cela me concerne-t-il, et qu'attendez-vous de moi ?

Le père Ignacio écrasa sa cigarette et considéra Lee d'un air pensif.

— Croyez-vous que la statue disparue soit enterrée dans les ruines de l'ancienne mission Santa Catarina ?

Lee resta un instant silencieux. Il lui semblait que son crâne résonnait du bruit des tambours que battent les Yaquis pendant leurs danses secrètes de Pâques, dans les lointaines montagnes de Vaca Tete.

— J'ai entendu parler de la Vierge disparue, répondit-il d'une voix terne, de sa couronne d'or et d'argent, des adeptes du « Culte de la Vierge ». Je sais avec quel soin jaloux ils gardent cette statue et ce qu'ils croient. Nul ne doit la voir à moins qu'il n'appartienne au « Culte », qu'il ne soit à l'article de la mort ou n'ait besoin de secours. Quiconque tente de poser les yeux sur elle sans autorisation reçoit un avertissement. Un seul et unique. S'il persiste, eh bien… le sang des Opatas et des Tarahumares coule encore dans les veines des adeptes, même s'ils appartiennent à la foi chrétienne. Et les imprudents ou les curieux sont parfois trouvés morts dans des circonstances étranges. Parfois aussi on ne les revoit jamais.

— Vous en savez beaucoup plus que je ne le croyais, dit le père. Dites-moi, avez-vous tenté vous-même de découvrir cette statue ?

Le jeune homme avait l'impression que le plancher basculait sous ses pieds, et il fit un effort pour ne pas glisser de sa chaise.

— Jamais. Pourquoi l'aurais-je fait ? Elle n'a pour moi aucune valeur religieuse.

— Mais elle est censée porter une couronne d'or et d'argent qui aurait pu avoir pour vous une certaine valeur.

Lee haussa légèrement les épaules.

— Elle ne vaudrait pas la peine de planter la lame d'un couteau entre les épaules de quelqu'un par une nuit sombre.

— C'est vrai. Mais cette Vierge possède d'autres mérites.

Lee ébaucha un sourire.

— Elle guérit les malades et accomplit des miracles. C'est, du moins, ce que l'on prétend dans tous les saloons des deux côtés de la frontière quand la tequila4 coule à flots. C'est pour cela que vous la voulez ?

— Nous ne vous avons pas dit que nous la voulions.

— C'est tout comme, Padre. Mais vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai posée tout à l'heure. En quoi cette histoire me concerne-t-elle ?

— La Vierge de San Miguel est un trésor appartenant à l'Église, répondit le père Ignacio d'une voix calme. Elle est arrivée dans le Sonora et dans l'Arizona en 1700, apportée d'Espagne par les pères Jésuites, dans ce pays isolé et hostile pour honorer cette même mission de San Miguel5.

— Et en 1767, continua Lee, les Apaches et les Yaquis ont attaqué la mission et l'ont détruite. Ils ont lacéré la toile sacrée représentant la Vierge à l'Enfant, ont brisé les statues, emporté les vases consacrés ainsi que beaucoup d'autres objets. Mais la Vierge en question fut sauvée par une poignée de fidèles qui la transportèrent dans une cachette sûre. À la mission de Santa Catarina, disent certains. Et cette même année, les Jésuites furent expulsés du Mexique sur l'ordre de Charles III d'Espagne. Ils ne sont jamais revenus.

Le silence régna quelques instants dans la pièce, troublé seulement par l'appel lointain d'une cloche et par le petit bruissement de la cornette de sœur Teresa.

— Vous connaissez parfaitement l'histoire, reprit enfin le religieux. Les Jésuites, en effet, ne sont pas revenus, et aucun autre ordre n'a jamais su exercer la même influence et le même contrôle sur les Indiens convertis. Les missions qu'ils avaient créées, et même des villages comme San Miguel, tombèrent sous la coupe des autorités civiles. Leurs écoles, qui étaient à l'époque les meilleures d'Amérique, déclinèrent et, dans certains cas, disparurent complètement. Leurs hôpitaux furent démolis, et les terres tombèrent entre les mains des riches propriétaires. L'Église, privée de ses plus courageux défenseurs, perdit alors beaucoup de son prestige.

Lee passa sa main sur son front brûlant de fièvre.

— Et ceux qui avaient sauvé la Vierge de San Miguel ne voulurent pas la rendre à l'Église, à cause, précisément, de l'expulsion des Jésuites.

— C'est exact. Et c'est ainsi qu'a été fondé ce « Culte de la Vierge », compléta le père Ignacio.

— À la mission de Santa Catarina.

— Cette mission n'existe plus, si tant est qu'elle ait jamais existé. L'Église ne possède aucun document la concernant. Nul, aujourd'hui, ne peut affirmer qu'elle ait vraiment existé ni dire où elle se trouvait.

— Qu'attendez-vous donc de moi ? répéta Lee.

— On prétend qu'aucun homme ne connaît aussi bien que Lee Hunter la région qui se trouve des deux côtés de la frontière entre l'Arizona et le Sonora, que personne non plus n'est mieux au courant des coutumes des tribus indiennes. Eh bien, señor Hunter, si vous voulez bien accepter d'entreprendre des recherches en vue de retrouver la Vierge de San Miguel, le gouverneur du Sonora est disposé à vous accorder sa grâce.

Lee hocha la tête.

— Nul, vous le savez, n'a le droit de la voir s'il n'est pas membre du « Culte de la Vierge » ou s'il ne fait partie de la religion catholique.

— Mais cette statue appartient à l'Église, señor Hunter ! Et il faut qu'elle soit restituée à la mission de San Miguel.

Lee ne put s'empêcher de sourire.

— Et c'est un gringo protestant, condamné à mort, que vous voulez lancer à sa recherche ?

— Irez-vous, señor Hunter ?

Lee leva les yeux vers le père Ignacio.

— Allez vous-même chercher vos idoles, répondit-il d'une voix pâteuse.

Puis il lui sembla que le plancher se soulevait à sa droite pour venir le frapper brutalement, et il perdit connaissance.