CHAPITRE XIV

Onze heures venaient de sonner, et les rues étaient désertes. Les deux hommes attendaient dans l'embrasure d'une porte, à une certaine distance de la boutique de Melgosa.

— Inutile de chercher une cachette dans l'église, souffla Jack. Elle est trop petite. Mais dans le clocher, juste sous le toit, il y a deux grosses poutres sur lesquelles on pourrait camoufler la statue.

— Parfait. Et maintenant, comment vas-tu t'y prendre pour détourner l'attention de cette boutique ?

Priest sourit dans l'ombre et tira une bouteille de sa poche.

— C'est du pétrole, expliqua-t-il. Et je vais te fabriquer le plus joli petit brasier que tu aies jamais vu.

Il s'en alla sans se presser jusqu'à l'angle de la rue qu'il remonta en direction de la place. De l'endroit où il se trouvait, Lee entendit faiblement le bruit de la bouteille qui se brisait, puis il aperçut une petite flamme vacillante. Jack venait de frotter une allumette. En un instant, une langue de feu se mit à lécher les volets d'une petite maison, remontant lentement jusqu'au toit.

— Au feu !

Lee reconnut la voix de Priest. Un peu plus loin, une femme poussa un cri strident. Déjà, Hunter courait en direction de la boutique de l'armurier. Il se dissimula dans l'embrasure d'une porte voisine en entendant des pas. Deux hommes passèrent à peu de distance de lui sans le voir. Il attendit encore deux minutes et rampa vers le magasin de Melgosa. Tirant le bout de fil de fer de sa poche, il l'inséra entre la serrure et le chambranle. Le vent lui apportait un bruit de voix apeurées, et il percevait même le crépitement des flammes. À la deuxième tentative, il y eut un déclic, et la porte s'ouvrit avec un petit grincement. Il se glissa dans l'obscurité du magasin et referma derrière lui.

Il frotta une allumette, longea le comptoir, passa dans l'arrière-boutique et tira les rideaux. Aucune issue n'était visible, mais il apercevait, au fond de la pièce, une grande armoire. Il s'en approcha, l'ouvrit et frotta une deuxième allumette. Une porte était dissimulée à l'intérieur du meuble. Elle tourna sur ses paumelles avec la plus grande facilité, et le jeune homme s'enfonça dans la pénombre de la cour intérieure, son revolver à la main, se dirigeant vers la masse sombre du bâtiment qu'il apercevait vaguement à sa droite. Quand il l'eut atteint, il chercha à tâtons le panneau de la porte qui s'ouvrit dès qu'il eut soulevé le loquet. Il se trouvait dans une chapelle, semblable à celle de San Miguel mais beaucoup plus petite. Quelques cierges brûlaient devant l'autel. Il avança lentement, regardant à droite et à gauche, mais il lui fut impossible de découvrir la statue de la Vierge.

Il régnait à l'intérieur du petit sanctuaire un silence oppressant, et il avait l'impression d'être reporté de trois cents ans en arrière. Une tenture frémit, comme agitée par une main invisible. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches, rejeta son chapeau en arrière et épongea de son foulard la sueur qui perlait à son front. Il gravit les marches du chœur et contourna l'autel. Une petite porte lui apparut dans la faible clarté dispensée par les cierges. L'ayant poussée, il se trouva dans ce qui devait être autrefois la sacristie. Un grand et lourd rideau tombait du plafond. Il l'écarta et aperçut une table basse recouverte d'une riche tapisserie sur laquelle était posé un meuble de style ancien. Il en tira nerveusement les doubles portes et s'immobilisa. Il était en présence de la Vierge de San Miguel.

La statue avait environ trois pieds de haut, et elle était revêtue d'une robe de soie blanche, exquisement ouvragée. Ses petites mains fines étaient jointes sur sa poitrine, et elle baissait modestement les yeux comme si elle était en prière. À ses doigts brillaient de petits anneaux d'or, et la pâle clarté du cierge qui brûlait sur la table faisait scintiller sa couronne.

Il la saisit par la taille pour la soulever et fut surpris par son poids. Nulle statue de bois et de plâtre, même avec une couronne d'or et d'argent, ne pouvait peser un tel poids. Soudain, il perçut un faible bruit en provenance de la nef. Il reposa la statue et referma le meuble. Traversant vivement la pièce, il écarta les tentures qui recouvraient le mur, mais il n'y avait pas d'autre porte que celle qui donnait dans la chapelle. Levant la tête, il aperçut une large corniche qui courait tout le long du mur. Il se haussa sur la pointe des pieds, s'y accrocha et fit un rétablissement. Il avait à peine eu le temps de se plaquer contre la paroi que la porte s'ouvrait doucement au-dessous de lui. Il perçut un bruit de voix assourdi et risqua un rapide coup d'œil. Un homme était à genoux devant la Vierge, et Plutarco Calvillo, qui l'avait introduit dans le sanctuaire, se retirait au même moment.

Lee, accroupi sur la corniche, se demandait combien de temps l'inconnu allait rester là. Puis sa pensée se reporta sur la statue dont le poids l'intriguait. Tout à coup, un détail lui revint en mémoire. Dans un des documents trouvés à San Miguel, on mentionnait qu'à son arrivée à la mission, elle avait été apportée jusqu'à l'autel par un enfant. Ou bien cet enfant était d'une force herculéenne, ou bien la statue était beaucoup moins lourde à cette époque. Puis, après l'attaque des Apaches et des Yaquis, elle avait été transportée à Santa Catarina. Il y avait de cela soixante-six ans. Soixante-six années au cours desquelles on lui avait sans cesse fait des offrandes en or.

La voix de l'homme en prière parvenait faiblement jusqu'à Lee qui se pencha à nouveau. Le vieillard levait la tête vers la statue, et des larmes coulaient le long de ses joues. Le jeune homme comprit alors pourquoi on ne lui avait pas bandé les yeux : il était aveugle.

Lee se mit à ramper doucement le long de la corniche, car il venait de sentir sur son visage un faible courant d'air frais. Parvenu à l'extrémité du mur, ses doigts rencontrèrent une fissure, et il se rendit compte qu'il y avait là une porte. Il jeta un autre coup d'œil au-dessous de lui juste à temps pour apercevoir Calvillo qui entrait. Il retira vivement la tête. Bientôt un léger bruit de pas lui apprit que les deux hommes quittaient la pièce. Sortant alors son couteau de sa gaine, il s'attaqua à la vieille porte dont le loquet rouillé céda rapidement. Il tira le panneau à lui et se rendit compte que l'ouverture débouchait sur un toit plat au-delà duquel il apercevait le dôme de la chapelle. Une épaisse fumée parvenait jusqu'à lui, et il entendait des cris dans la rue. Jack Priest et sa bouteille de pétrole avaient fait du bon travail.

Il revint sur ses pas et se laissa retomber sur le sol de la sacristie. Au fond de la pièce se trouvait un tas de vieilles tentures. Il en prit une qu'il déchira en lanières, et il se mit à confectionner une corde qu'il fixa sous les bras de la Vierge. Puis il enveloppa soigneusement la statue dans une autre tenture, se saisit de l'extrémité du câble improvisé et grimpa à nouveau sur la corniche. Après quoi, il hissa son butin qu'il transporta jusqu'au bord du toit. Il surplombait une ruelle étroite, vide pour l'instant. Lee laissa descendre la statue au bout de la corde. Dès qu'elle eut touché le sol, il se laissa glisser en s'agrippant des deux mains au rebord du toit et, deux secondes plus tard, il était près de la statue qu'il s'empressa de charger sur son épaule. Derrière lui, la rue était maintenant remplie de fumée. Il mit son foulard devant son visage, tira son colt et prit le pas de course. Il toussait, et des larmes brûlantes coulaient de ses yeux rougis. À l'extrémité de la rue, les volets d'une boutique étaient en flammes, et un homme passa en trombe près de lui en hurlant.

Cependant, la rivière était maintenant proche. Quelques minutes encore, et il était sur la berge. Il se dissimula un moment sous le pont. Il entendait toujours derrière lui des cris et des clameurs, et soudain le tocsin se mit à sonner. Il se félicita de n'être pas allé cacher la statue dans le clocher comme il en avait eu l'intention. Il la replaça sur son épaule et traversa la rivière à gué. Sur l'autre rive, se trouvaient un certain nombre de bicoques abandonnées. Il s'arrêta devant la dernière et y cacha la statue. Il prit ensuite le temps de boire une gorgée de baconora et de fumer une cigarette. Puis il quitta son abri et, retraversant le cours d'eau, il remonta jusqu'à la maisonnette qu'il partageait avec Jack Priest. L'endroit était désert, si l'on exceptait les deux chevaux qui, affolés, tiraient désespérément sur leurs longes. Il entra par la fenêtre de derrière, son colt à la main, entassa quelques provisions dans un sac et ressortit pour seller son cheval. Puis, détachant celui de Jack, il lui donna une claque sur la croupe. L'alezan s'enfuit au trot et disparut bientôt dans la fumée.

Hunter fixa son sac de provisions à la selle de son cheval, pénétra à nouveau dans la maison, mit le feu à un morceau de papier et le lança sous le lit. Lorsque les flammes commencèrent à lécher le matelas de coton, il jeta les chaises et la table par-dessus la couchette, renversa le buffet branlant et quitta définitivement les lieux. Prenant son cheval par la bride, il s'en alla en direction des peupliers et des saules qui bordaient la rivière. C'est alors qu'il aperçut un homme de haute taille qui se dirigeait en courant vers la maisonnette en flammes. Il sourit dans l'ombre et murmura :

— Tu as allumé un grand incendie, Jack. Voyons maintenant si tu seras capable d'en éteindre un petit.

Ayant à nouveau traversé la rivière, il s'enfonça dans un bosquet, non loin de l'endroit où il avait laissé la statue. Il attacha son cheval, entra dans la maisonnette, chargea à nouveau la Vierge sur son épaule, tira son colt et ressortit.

— Restez où vous êtes, señor Hunter ! dit soudain une voix.

Il tourna lentement la tête et se trouva en présence de Leandro Morano, debout au milieu de la rue.

— Qu'est-ce que vous transportez donc avec tant de soin ? demanda le Mexicain. Des provisions ? Non. Du whisky ? Sûrement pas. Serait-ce l'argent retiré de la mine des Chasseurs de Scalps ?

Des gouttes de sueur coulaient le long des joues du jeune Américain. Il tenait toujours son colt dans sa main, et il savait parfaitement qu'il pouvait, s'il le voulait, tuer Leandro avant même que celui-ci n'eût réussi à tirer le sien de son étui. Il regardait fixement le Mexicain et, pendant une fraction de seconde, il eut l'impression de voir devant lui les yeux de Luz, tellement la ressemblance était frappante entre le frère et la sœur.

— Un bel incendie, n'est-ce pas ? reprit Leandro. Et c'est tellement pratique pour fuir en emportant le butin volé à Los Santos.

— Cessez cette comédie, Morano.

— Ce n'est pas une comédie, señor Hunter, mais une tragédie. Vous ne pensiez tout de même pas quitter la ville en emportant la statue de la Vierge ?

— Je la tiens, cependant, répliqua Lee avec un léger sourire.

— Et moi, je vous tiens.

— Vous ne me l'arracherez pas aussi aisément que vous le pensez.

Les yeux de Morano s'abaissèrent un peu vers le colt de l'Américain.

— Peut-être vaudrait-il mieux que je vous conduise chez le maire. Plutarco Calvillo est un homme qui ne badine pas.

— Essayez donc.

— Vous ne voulez pas me suivre de votre plein gré ?

— Me prenez-vous pour un imbécile ?

Les yeux bleus du Mexicain lançaient des flammes. Il paraissait très sûr de lui, et Lee entendait résonner à son oreille les paroles de Luz Morano : « Mon frère est dangereux quand il a bu. »

— Je vais compter jusqu'à cinq, señor Hunter. Si, à ce moment-là, vous n'avez pas posé la statue sur le sol et votre revolver à côté, je me verrai dans l'obligation de vous emmener de force.

— Tout seul ? Où donc se trouvent Casias et ses vaqueros ?

Le visage de Leandro se durcit.

— Je suis venu seul, déclara-t-il.

— Pour jouer au dur et arrêter le gringo sans aucune aide, comme un grand ?

— Un ! dit Leandro.

Lee passa sa langue sur ses lèvres. Il ne quittait pas le jeune homme des yeux.

— Deux !

Le vent rabattit dans la rue un nuage de fumée.

— Trois !

Lee fit un geste comme pour déposer son fardeau.

— Quatre ! dit le Mexicain.

— Cinq ! lança une voix derrière lui.

Leandro tourna la tête. Lee aurait pu tirer à ce moment-là. Mais il se sentait incapable de tuer cet homme, le frère de Luz. Jack Priest émergea du coin d'ombre où il se dissimulait.

— Allez-y ! reprit-il. Hunter n'a posé ni la statue ni le revolver. Alors, il ne vous reste plus qu'à foncer, comme vous l'avez dit, à moins que vous n'ayez la trouille.

— Laisse-le tranquille ! dit Lee.

Priest jeta un coup d'œil à son compagnon.

— Je m'occuperai de toi plus tard.

— Je serais capable de t'envoyer une balle dans le ventre avant même que tu n'aies tiré ton arme.

— Ne te gêne pas. Fais-le ! s'écria Jack. Mais tu sais bien que tu ne pourrais jamais quitter Los Santos sans mon aide.

Il se tourna vers Leandro.

— Eh bien, señor ?

L'affaire se passait maintenant entre Jack et Leandro, et le jeune Mexicain ne s'y trompait pas. Il avait bien compris que Lee ne tirerait pas sur lui, et il devait savoir pourquoi. Mais avec l'autre adversaire qui se trouvait maintenant en face de lui, les choses pouvaient prendre un tour différent.

— Jetez votre revolver, Leandro ! dit Lee. Au nom du Ciel, ne provoquez pas cet homme.

Le Mexicain lui jeta un coup d'œil rapide, puis fit lentement un pas en arrière et se tourna un peu, afin de mieux voir les deux Américains.

— Leandro, répéta Lee, jetez votre arme, je vous en prie. On ne vous fera aucun mal.

S'il n'avait pas été pris de boisson, le Mexicain aurait obtempéré, car si bon tireur qu'il fût, il n'avait jamais affronté deux hommes de cette trempe ensemble. Mais l'alcool qui lui échauffait le sang l'empêchait de raisonner sainement. Il porta vivement la main à la crosse de son revolver, mais Priest tira si rapidement son arme de son étui que Jack lui-même en fut déconcerté et en ressentit un frisson dans le dos. Le colt claqua à l'instant où Leandro levait le sien. Le jeune Mexicain vacilla une seconde sur ses jambes, fit deux pas en arrière et s'écroula au sol.

Hunter laissa tomber la précieuse statue et se précipita vers Morano qu'il retourna doucement. Il crut défaillir en apercevant la blessure faite par la balle qui avait pénétré entre les deux yeux.

— Tu aurais pu te contenter de le blesser ! lança-t-il d'une voix dure.

Jack tourna le barillet de son revolver pour remplacer la cartouche qu'il venait de tirer.

— Pourquoi l'aurais-je fait ? C'était lui ou moi. Nous ferions bien de l'enlever d'ici. Casias et ses vaqueros sont en train d'aider à éteindre l'incendie, et il ne vont pas tarder à s'apercevoir de sa disparition.

Lee comprenait maintenant que ce n'était pas Jack qu'il avait vu courir vers la maisonnette en feu. C'était Calvillo.

— Je croyais que tu devais cacher la statue dans le clocher, dit Priest.

— Avec le tocsin qui est en train de sonner ? Tu es cinglé, ma parole ! La rue qui conduit à l'église était pleine de monde. J'ai filé vers la rivière, et personne ne m'a vu.

Jack agrippa Leandro par son ceinturon et le traîna dans la maisonnette. Lee le suivit, son colt à la main. Au moment où il se penchait pour recouvrir le corps d'une bâche trouvée dans un coin, il leva son arme et l'abattit derrière l'oreille de Priest qui s'effondra comme une masse sur le corps de Morano. Puis il ressortit, reprit la statue et courut jusqu'à l'endroit où il avait attaché son cheval.

Tandis qu'il s'engageait dans la route qui gravissait la colline. Los Santos était caché par un épais nuage de fumée, et des gerbes d'étincelles montaient dans le ciel.