CHAPITRE XVII

Ce fut un petit gamin qui, le premier, aperçut le cavalier débouchant de la route du col et se dirigeant vers la ville. Il frissonna à sa vue, puis ses yeux s'agrandirent d'étonnement en distinguant l'objet qu'il transportait devant lui en travers de sa selle. Il fonça dans les broussailles qui bordaient le chemin et partit à toutes jambes vers le pont où il parvint quelques minutes avant le Yankee. Continuant sa course folle, il ne s'arrêta que sur la place pour annoncer l'extraordinaire nouvelle.

Lee s'immobilisa à une cinquantaine de pieds du pont et finit tranquillement sa cigarette. Ensuite, il se laissa doucement glisser de sa selle et posa la statue sur le sol. Il dégrafa son ceinturon auquel étaient accrochés son colt et son couteau, et alla le suspendre au premier pilier. Puis il tira sa winchester de son fourreau et l'appuya au parapet. Pendant un moment, il resta immobile. Sur l'autre rive, il distinguait vaguement des hommes qui approchaient dans l'obscurité, et, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, il en aperçut d'autres derrière les broussailles.

Il reprit alors la statue et se remit en selle pour traverser le pont. Le silence le plus complet régnait sur la ville, et le bruit des sabots de son cheval sur le tablier de bois était semblable au roulement du tonnerre. Il éprouvait une tension nerveuse d'une extrême intensité, mais il ne se retourna pas pour voir les hommes qui le suivaient lentement.

De l'autre côté du pont, la ville avait l'air déserte mais en arrivant au premier carrefour, Lee aperçut dans les rues adjacentes des groupes d'hommes immobiles et silencieux. Il se dirigea vers la place. Quelques lampes dispensaient encore leur lumière jaunâtre dans certaines boutiques, et le vent qui descendait des collines faisait bruire doucement les feuilles des peupliers. Sur les quatre côtés de la place, des hommes étaient debout sur les trottoirs, observant en silence le gringo qui s'avançait vers le magasin d'Antonio Melgosa.

Lee n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que la rue par laquelle il venait d'arriver était maintenant bloquée. Il aperçut au passage les yeux sombres et impénétrables de Plutarco Calvillo, mais le maire ne prononça pas une parole, et rien dans son attitude ne pouvait laisser deviner les sentiments qu'il éprouvait. Ayant arrêté son cheval devant la boutique de l'armurier, le jeune homme sauta à terre et aperçut le pauvre bossu qui, le chapeau à la main, tenait les yeux fixés sur la statue de la Vierge. Les hommes avançaient lentement vers l'Américain, se rapprochaient insensiblement comme pour l'encercler, mais il n'éprouvait plus la moindre frayeur. Il agissait selon ce qu'il croyait juste, et les habitants de Los Santos se comporteraient ensuite à son égard comme ils l'entendraient.

— Votre magasin est ouvert, amigo ? demanda-t-il.

— Oui, señor, répondit le bossu. Vous pouvez entrer.

Lee poussa la porte, traversa le magasin puis l'arrière-boutique. Il ouvrit le meuble du fond et se trouva bientôt dans l'obscurité de la cour intérieure où régnait le silence le plus profond.

La chapelle était vide quand il y pénétra, mais les cierges de l'autel étaient allumés. Il essuya son visage moite. Il savait qu'on ne tenterait rien contre lui tant qu'il tiendrait dans ses bras la précieuse statue. Mais ensuite, quand il aurait quitté la chapelle, il lui serait impossible de s'échapper. Contournant l'autel, il entra dans la seconde petite chapelle. Un cierge brûlait devant le meuble vide. Il remit la statue en place, arrangea et lissa sa robe, puis posa sur la petite tête la couronne d'or et d'argent. Après quoi, il ôta son chapeau et resta un instant en contemplation devant la Vierge.

— Comme je voudrais pouvoir croire en vous ! murmura-t-il.

Lorsqu'il ressortit sur la place, il n'y avait pas une âme, et il fut surpris de trouver sa carabine dans son fourreau et son ceinturon accroché à sa selle. Il le boucla autour de sa taille et remonta à cheval. Il prit la petite rue qui conduisait à la demeure des Morano et mettait bientôt pied à terre devant la grande porte. Il n'eut pas plus tôt frappé que la domestique apparut dans l'encadrement.

— Entrez, señor, dit-elle, je vais vous annoncer.

Il la suivit dans le vaste vestibule carrelé. Elle s'éloigna pour reparaître aussitôt.

— La señorita va vous recevoir tout de suite, señor.

Le jeune homme entra et ôta son chapeau. Luz Morano, en robe de deuil, était debout devant la cheminée.

— Je n'espérais pas vous revoir vivant, déclara-t-elle d'un ton calme.

— J'ai rapporté la statue de la Vierge.

— Je le sais.

— Je suis navré de ce qui est arrivé à votre frère.

— J'ai compris que ce n'était pas vous qui l'aviez tué.

— Mais j'ai tué l'homme qui l'a fait.

— Jack Priest.

— Oui.

La jeune fille l'observa un instant en silence puis reprit :

— Voulez-vous dire que vous l'avez tué pour venger mon frère ?

— Non. Mais il a cherché à se débarrasser de moi.

— Et vous avez eu le dessus. Où comptez-vous aller maintenant ?

— Je n'en sais rien.

— Vous avez votre or. Avec un trésor de cette importance, on peut aller n'importe où.

— Vous saviez donc que cet or se trouvait à l'intérieur de la statue ?

— Personne ne l'ignorait, à Los Santos.

— Il me semble pourtant qu'on aurait pu l'employer à des fins plus utiles.

— Il a été placé dans cette cachette dans un but déterminé qui, à ma connaissance, n'a pas encore été révélé. Mais maintenant cela n'a plus d'importance, puisque celui qui l'a en sa possession traversera bientôt la frontière en ne laissant derrière lui qu'une légende.

— Peut-être m'arrêtera-t-on avant que je n'aie atteint l'Arizona.

La jeune fille secoua sa belle tête brune.

— Vous ne connaissez pas les gens d'ici, dit-elle. La statue leur a été rendue, et c'est cela qui compte, à leurs yeux. Quoi qu'il advienne de l'or, ils penseront que c'est par la volonté de la Vierge.

— Vous prétendez donc que je pourrais partir avec cette fortune sans qu'on fasse un geste pour m'en empêcher.

— C'est cela même.

— Eh bien, le diable m'emporte !… Oh ! je vous demande pardon, señorita.

Le jeune homme passa la main devant ses veux.

— On m'a raconté une autre légende qui affirme que la mission de San Miguel ne retrouvera sa prospérité première que lorsqu'elle sera rentrée en possession de la Vierge.

— Alors, elle ne la retrouvera pas, répondit la jeune fille.

— Si elle pouvait récupérer l'or qui se trouvait dans la statue, ne serait-ce pas la même chose ?

— Peut-être serait-ce là une sorte de miracle accompli par la Vierge.

— Je comprends ce que vous voulez dire, murmura pensivement le jeune homme.

— Vous avez donc deux possibilités, señor Hunter : ou bien partir en direction du nord et franchir la frontière des États-Unis en homme riche, ou bien vous rendre à San Miguel pour recueillir les remerciements et la bénédiction de l'Église.

— Je n'ai pas à hésiter, n'est-ce pas ?

Elle le regarda longuement sans répondre, et, tandis qu'il plongeait son regard dans les grands yeux clairs et purs de la jeune fille, il ne pouvait pas, il ne voulait pas croire ce qu'il y voyait. Il fit demi-tour et se dirigea lentement vers la porte.

— Dans quelle direction partez-vous, señor Hunter ?

Il se retourna.

— Je vais à San Miguel, répondit-il simplement.

— Et ensuite ?

— Je remonterai vers la frontière.

— Ne vous arrêterez-vous pas à Los Santos, en repassant ?

Lee observa un moment la jeune Mexicaine.

— Je ne suis qu'un aventurier américain sans foi ni loi, señorita, répondit-il ensuite à mi-voix, un homme pauvre qui n'a même pas de toit au-dessus de sa tête.

— Vous oubliez quelque chose.

— Quoi donc ?

Un sourire radieux illumina le visage de Luz Morano.

— C'est que vous êtes exactement ce qu'était autrefois mon père.

En trois enjambées, Lee était à nouveau tout près de la jeune fille et la prenait dans ses bras pour l'étreindre passionnément.

Fin