CHAPITRE PREMIER

La piste étroite qui descendait du plateau allait se perdre, en bas, dans l'obscurité insondable du cañon, et l'opacité de cette nuit du Sonora1 avait quelque chose de vaguement inquiétant. Les sabots du cheval et des trois mulets de bât étaient enveloppés de cuir, et le bruit mat qu'ils faisaient se confondait avec celui de la terre friable qui se détachait sous eux et glissait sur la pente. Le vent, qui avait soufflé toute la nuit, faiblit soudain, comme il le faisait souvent à l'approche de l'aube, puis s'apaisa complètement.

Lee Hunter retint son cheval et tendit l'oreille. Nul bruit ne venait troubler le silence de la nuit. Les cuvettes rocheuses, ou tinajas, n'étaient guère distantes que d'un demi-mille, et il savait que lorsque les mulets auraient flairé l'eau, ils risquaient de s'énerver. Il sauta à terre, sortit sa carabine Winchester du fourreau accroché à sa selle et glissa une cartouche dans la culasse. En dépit de l'inquiétude qui l'assaillait, il lui fallait poursuivre sa route. Il ne pouvait être question de retourner en arrière, car il lui faudrait alors parcourir trente milles en direction du nord pour trouver de l'eau, à proximité de la frontière mexicaine. Et il avait précisément évité de s'y rendre, car il savait cet endroit surveillé par les troupes du 6e régiment d'infanterie mexicain.

Il avait encore le temps, avant le jour, de faire boire ses bêtes. Son rendez-vous avec son agent de liaison indien devait avoir lieu à plusieurs milles au sud des tinajas, au milieu de cet enchevêtrement rébarbatif de plateaux désolés et de cañons sauvages. La tribu des Opatas paierait en or brut les caisses de carabines Spencer que transportaient les deux premiers mulets et celles de cartouches qui étaient chargées sur le troisième. Et ils paieraient cette marchandise cinq fois plus cher qu'elle ne valait aux États-Unis.

Lee s'engagea de nouveau dans la descente, tenant son cheval par la bride, tandis que les mulets suivaient, attachés à une corde dont l'autre extrémité était fixée au pommeau de la selle. Quand il atteignit enfin le bas du cañon, sa chemise était collée à sa peau par la transpiration.

Le premier mulet se mit à braire doucement.

— Tais-toi, bougre d'imbécile ! dit Lee. J'ai deux fois plus soif que toi.

Il repoussa son chapeau en arrière et essuya de sa manche la sueur qui perlait à son front. Les bêtes n'avaient pas encore senti l'eau, et il se dit avec angoisse que les tinajas étaient peut-être à sec. Il s'arrêta encore pour écouter. Une pierre venait de tomber du plateau sur la piste. Elle rebondit pour aller dégringoler jusqu'au fond du cañon. Lee leva instinctivement les yeux vers la falaise qui le dominait, et il resta immobile jusqu'à ce qu'il fût certain qu'il n'y avait personne là-haut.

Depuis deux jours, il avait l'impression d'être suivi. Il avait aperçu, de temps à autre, loin derrière lui, de légers nuages de poussière, mais il n'avait pu distinguer son poursuivant. Ce dernier – si toutefois il existait – était évidemment trop malin pour se laisser voir, et il devait profiter de la moindre élévation de terrain pour se dissimuler. Une fois, au petit matin, Lee avait cru apercevoir, l'espace d'un éclair, le point rougeoyant d'une cigarette. Peut-être se montrait-il trop soupçonneux, mais peu de gens s'aventuraient dans ces parages en cette saison, et pratiquement personne n'empruntait le chemin qu'il avait pris.

Le premier mulet se mit soudain à renâcler en sentant l'eau. Lee pressa le pas. À l'est, le ciel commençait à grisailler des premières clartés de l'aube. Le cheval, à son tour, hennit faiblement. L'eau n'était plus très loin. Poussé par la soif, Lee accéléra encore son allure et trébucha dans sa hâte. Le cheval hennit à nouveau, puis fit un écart, tandis qu'un éclair jaillissait entre les rochers. La détonation d'une carabine déchira l'air, et le cheval s'abattit. Lee laissa tomber sa Winchester et tira son couteau de sa gaine, afin de trancher la corde qui reliait le cheval aux mulets. L'un d'eux, fou de terreur, parvint à se libérer et s'enfuit au galop.

Tenant les deux autres par la longe, il se dirigea vers le flanc occidental du cañon qu'il se mit à gravir, tandis que les balles sifflaient autour de lui et se perdaient dans l'obscurité. À mi-chemin, se trouvait un endroit où deux gros rochers avançaient au-dessus du cañon. Il laissa passer les mulets devant lui et les fit pénétrer dans l'intervalle qui séparait les roches. Puis il se laissa tomber au sol, épuisé, pour reprendre son souffle.

La fusillade avait cessé, mais l'odeur âcre de la poudre flottait encore dans l'air. Dans le fond du cañon, on entendait braire le mulet échappé. Le jeune homme leva la tête. Il était impossible de gravir jusqu'au sommet cette falaise escarpée. Il s'avança en rampant vers les mulets et les attacha à un rocher. Puis il déchargea les lourdes caisses d'armes et les disposa en travers de la brèche, entre les deux épaulements rocheux, de manière à constituer une sorte de parapet protecteur. Pendant qu'il effectuait ce travail, deux balles vinrent s'écraser à quelques pas de lui.

Il jeta un coup d'œil aux deux mulets immobiles en se disant qu'il lui serait impossible de les retenir dès qu'ils auraient senti l'eau. Et soudain, l'un d'eux se mit à braire et tira si violemment sur sa longe qu'il l'arracha du rocher auquel elle était fixée. Il passa en trombe devant son maître et se mit à dévaler la pente à une allure folle. Il n'était pas encore à mi-chemin qu'il trébucha et tomba lourdement. Lee perçut distinctement le craquement de l'os d'une jambe qui se brisait, tandis que la bête poussait un braiment épouvantable. Le jeune homme avança la main pour s'emparer de sa carabine, mais il se souvint avec angoisse qu'il l'avait abandonnée au bas de la falaise. Il ne lui restait que son revolver à six coups, arme qui se révélerait fort insuffisante pour tenir tête à ses ennemis. Il était toujours couché derrière la pile de caisses qui contenaient de bonnes carabines Spencer à répétition, de calibre 56-50. Mais, ironie du sort, toutes les munitions qu'il avait, non sans mal, ramenées de Tucson étaient au fond du cañon, sur le dos de cette sale bête qui s'était enfuie.

La chaleur intense du soleil et ce mulet torturé par la soif ne lui permettraient pas de rester longtemps tapi en cet endroit. Mais ses assaillants, quels qu'ils fussent, ne le laisseraient certainement pas s'échapper. Comme il avançait en rampant vers la longe du mulet, une carabine claqua encore, pour lui rappeler qu'on le surveillait toujours. La balle ricocha contre un rocher, en détachant de minuscules éclats qui atteignirent le jeune homme à la joue gauche. Il porta la main à son visage pour essuyer le sang qui coulait, tout en se demandant qui pouvaient bien être ceux qui s'en prenaient ainsi à lui. Ce n'étaient certainement pas les Opatas avec qui il était en bons termes, puisqu'il leur fournissait armes et munitions. Ils s'étaient toujours montrés loyaux, et il eût été stupide de leur part de le tuer pour s'emparer d'un seul chargement de carabines et de cartouches.

Il fourra un caillou dans sa bouche, afin de tromper quelque peu la soif qui lui desséchait le gosier. Il se pourrait, songea-t-il, que ses ennemis fussent des Mexicains – bandits ou soldats. Dans les deux cas, il avait perdu la partie d'avance. Les bandits qui infestaient la région étaient aussi mauvais que les Apaches ou les Yaquis. Quant aux soldats mexicains, il y avait deux ans qu'ils étaient à ses trousses. Deux fois déjà ils s'étaient emparés de lui, et deux fois il leur avait faussé compagnie, la première grâce aux Opatas qui l'avaient enlevé pendant la nuit, la seconde avec la complicité du geôlier qu'il avait soudoyé. Mais la troisième fois pourrait bien être la bonne, et il n'y aurait pour lui que la loi du feu ou celle de la corde. De cette façon, l'État de Sonora épargnerait les frais d'un procès.

Le ciel pâlissait de plus en plus, bien que l'ombre s'attardât encore dans le cañon. Les armes s'étaient tues, mais les hommes savaient que la vie de ce gringo2 était entre leurs mains. Il ne leur fallait qu'un peu de patience. Lee essayait de ne pas penser à la soif qui lui brûlait la gorge. Il risqua un coup d'œil entre les caisses et fut immédiatement récompensé par un coup de feu dont l'écho se répercuta entre les hautes murailles rocheuses. Puis le silence se fit à nouveau. La lumière grisâtre du jour naissant commençait à envahir le cañon, tandis que le vent se levait. Le mulet à la jambe brisée se mit à braire lamentablement.

Lee roula une cigarette et l'alluma. Il essayait de réfléchir, se demandant ce qu'avait pu devenir l'homme qui le suivait. Il avait dû tomber en plein dans l'embuscade tendue pour lui.

— Bien fait pour sa g… ! s'écria-t-il.

Il tira son revolver de son étui pour le vérifier. Il avait en sa possession des cartouches de 44-40 qui pouvaient être utilisées aussi bien dans son colt que dans sa Winchester. Ses ennemis ne chercheraient pas à s'emparer de lui avant qu'il ne fût épuisé par la soif, car ils savaient comment un Yankee se servait de son revolver qui faisait partie de son équipement de base, au même titre que son pantalon, ses bottes et son chapeau.

Le mulet à la patte brisée essaya de se relever, mais il retomba lourdement et roula jusqu'au bas du cañon où il resta immobile. L'autre se mit à braire, et presque aussitôt Lee perçut le bruit assourdi de ses sabots. L'animal s'en allait en trottinant vers la réserve d'eau. Lee jeta un coup d'œil vers le bas. Il le vit s'arrêter pour flairer son compagnon mort, puis reprendre sa marche vers la tinaja. Les lourdes caisses de munitions étaient toujours accrochées à ses flancs.

Lorsqu'un instant plus tard Lee risqua un autre coup d'œil, l'animal avait disparu. Il était fort probable que les ennemis savaient maintenant que les caisses de carabines ne pouvaient lui servir que de barricade. Et sa Winchester était toujours à l'endroit où elle était tombée, à peu de distance de la tinaja.

Le soleil éclairait maintenant le ciel au-dessus des montagnes. Lee ferma les yeux. Il ne les rouvrit que lorsqu'il sentit la chaleur dans son dos. Il apercevait le mulet et le cheval morts et, plus loin, le miroitement de l'eau. Il y avait plusieurs heures qu'aucun coup de feu n'avait été tiré, mais il était bien sûr que ces hommes étaient toujours là. Il baissa les yeux sur les tinajas et s'efforça de ne pas penser à l'eau qu'elles contenaient. Au-delà, il aperçut un mouvement insolite au milieu des rochers et distingua la silhouette d'un homme.

— Jack Priest ! s'écria-t-il. Le diable m'emporte, c'était donc lui qui me suivait.

Il referma sa main sur la crosse de son revolver.

— Approche, mon bonhomme, marmonna-t-il entre ses dents, et je vais t'éclairer le chemin de l'enfer à coups de pistolet.

Priest se leva et jeta un regard prudent entre les rochers, puis les contourna lentement. Il tenait une carabine à la main, et un gros bidon ballottait lourdement contre sa hanche gauche. Lee passa le bout de sa langue sèche sur ses lèvres craquelées. Il était intrigué. Peut-être Priest l'avait-il dépassé et lui avait-il tendu cette embuscade. Mais il n'avait pu le faire tout seul. Et pourquoi maintenant se montrait-il à découvert ? Il devait le croire mort ou privé de connaissance.

Priest contournait maintenant la tinaja inférieure, et Lee regrettait de ne pas avoir sa Winchester pour lui farcir les fesses de plomb. Mais soudain, l'homme leva la tête. Un peu plus haut, une carabine venait de claquer. Il bondit par-dessus un rocher, fit tournoyer son arme et tira au jugé.

— Par ici ! hurla Lee d'une voix enrouée. Je vais te couvrir. Mais grimpe donc, triple idiot !

Ce disant, il fit feu en direction de l'éclair d'une carabine, afin de faire baisser la tête au tireur. Priest se mit à gravir la pente. Un coup de feu claqua, et une balle miaula entre les rochers. Un autre éclair jaillit. Jack rejeta vivement la tête en arrière, et la balle vint frapper la culasse de sa carabine. Il jeta l'arme loin de lui et accéléra son allure. Des pierres roulaient sous ses pieds. Lee vit bouger quelque chose près des tinajas. Il fit feu. Une balle lui répondit qui vint s'encastrer dans une des caisses, tandis qu'une autre éraflait le rocher à deux pas de lui. Au même instant, Priest plongeait derrière la barricade, épuisé et haletant.

— Merci, Hunter, dit-il quand il eut repris son souffle. Tu m'as sauvé la vie.

— Ça va ! J'ai soif. Passe-moi ce bidon.

— Pas de veine, Hunter. Je n'ai plus d'eau. Tout ce que j'ai c'est un bidon percé et les fesses trempées.

— Grand Dieu ! Ils avaient comme cible un imbécile de six pieds de haut, et il a fallu qu'ils atteignent le bidon ! Où est ton cheval ?

— À un demi-mille d'ici.

Il se mit à recharger son colt.

— Puisque tu avais un bidon plein d'eau, que diable allais-tu faire du côté des tinajas ? Ou bien tu ne connais pas le pays, ou bien tu n'as pas le moindre bon sens. À moins qu'il n'y ait une autre explication à ton attitude.

— Tu t'es fourré toi-même dans un sale pétrin, répondit Priest.

Lee leva son revolver et l'arma d'un coup de pouce. Le canon se trouvait à moins d'un pied du visage de son compagnon.

— Tu n'as pas répondu à ma question, dit-il d'un ton glacial. Tu me suivais, n'est-ce pas, avec l'espoir que je commettrais une erreur et que tu pourrais t'emparer de mes carabines. Peut-être aussi avais-tu l'intention d'attendre que je les aie vendues pour me liquider au retour.

Aucune trace de peur ne se lisait sur le visage de Priest.

— Je ne te suivais pas, déclara-t-il.

— Ne te rends pas chez saint Pierre avec un mensonge de plus sur la conscience.

— Peux-tu prouver que je te suivais ?

— Non. Mais tu n'es pas venu dans cette antichambre de l'enfer uniquement pour chercher de l'eau.

Priest esquissa un sourire.

— Si je n'ai pas trouvé exactement ce que je cherchais, j'ai découvert autre chose à quoi je ne m'attendais pas.

— Tu n'es pas particulièrement clair.

— Pose donc ce joujou, veux-tu ? Tu auras besoin de mon aide pour sortir du pétrin dans lequel tu t'es fourré.

— Ton aide ! s'écria Lee en riant. Il faudrait d'abord que tu sois capable de te tirer toi-même de là.

Il posa le revolver sur le sol, à ses côtés. Priest épongea la sueur qui perlait à son front.

— Sais-tu qui nous a canardés de cette manière ? demanda-t-il.

— Je n'ai vu que les éclairs des carabines. Et puis, qu'est-ce que ça peut faire ?

— Ce sont des Indiens.

— Serais-tu seulement capable de reconnaître un Indien si tu en rencontrais un ?

— Pas aussi bien que toi, peut-être. Je sais pourtant que ceux-là ne sont ni des Opatas, ni des Seris, ni des Tarahumares.

— Alors quoi ?

— Des Yaquis, mon cher. Et je suis sûr de ne pas me tromper.

— Seigneur ! dit doucement Lee. Je n'avais pas pensé à eux. Ils ne viennent généralement pas dans ces parages.

Lee passa sa main sur ses yeux. Il avait un mal de tête épouvantable et éprouvait l'impression que son crâne allait éclater. Les Yaquis ! C'étaient des Indiens apparentés aux Apaches, et certains affirmaient qu'ils étaient plus féroces encore que les Apaches ou les Comanches.