CHAPITRE VI

Le soleil avait disparu derrière la sierra6, laissant dans le ciel une traînée de pourpre et d'or. Les cañons et le versant oriental des montagnes étaient déjà plongés dans l'ombre, mais le vent s'était calmé. Lee Hunter porta ses jumelles à ses yeux pour observer la vallée. Il vit disparaître, derrière une crête, un détachement de Rurales7 et tourna la tête vers l'endroit où se trouvaient Jack Priest et les deux chevaux.

— Dépêche-toi de faire du feu, dit-il. Et je ne veux pas de fumée. Compris ?

— Tu crois que je ne connais pas mon boulot ? grogna l'autre.

— Il y a des moments où je me le demande.

Il scruta à nouveau la vallée, mais on n'y apercevait pas la moindre trace de vie. Ni route, ni piste, pas même un jacal8 abandonné. Il resta encore un moment à observer la plaine que l'obscurité envahissait peu à peu. La faible odeur résineuse dégagée par le bois de prosopis qui brûlait à quelques pas le fit se retourner. Jack venait d'allumer du feu entre deux rochers. Il n'était plus tout à fait aussi arrogant depuis que Lee lui avait plongé la tête dans l'eau des fonts baptismaux. En approchant, le jeune homme sentit l'arôme du café auquel se mêlait l'odeur des haricots en train de cuire. Il vida un des grands bidons d'eau dans son chapeau et se mit en devoir de faire boire les chevaux.

— Ces Rurales sont partis ? demanda Jack.

— Oui. Ils n'aiment guère cette région.

— Tu connais quelqu'un qui l'aime, toi ? Elle n'est supportable que si on la regarde à travers un verre de whisky.

Lee s'accroupit devant le feu, roula une cigarette, l'alluma avec un tison et lança le tabac à son compagnon.

— Ce n'est pas à cela que je pensais, répondit-il.

— Aux Yaquis, je suppose.

— Il est peu probable qu'ils s'aventurent aussi loin en direction du nord. Mais je n'en dirais pas autant des Apaches. Deux blancs avec deux bons chevaux et des armes seraient pour eux une bonne prise.

— À quelle distance de la frontière sommes-nous ?

— Une dizaine de milles. Tu peux y être avant l'aube.

Jack ne répondit pas. Il retira la cafetière du feu, puis remua les haricots.

— Passe-moi une de ces tortillas9, dit-il ensuite.

Lee lui en fit passer une et le regarda garnir de haricots le milieu de la galette.

— Un peu de fromage ? demanda Priest.

— Je veux bien. Et une feuille de laitue me conviendrait parfaitement.

— Tout ce que je peux t'offrir c'est un peu de cette saleté de sauce à la tomate qui ferait faire la grimace au diable lui-même.

Lee tira une bouffée de sa cigarette.

— Tu te diriges tout droit vers le nord, dit-il, et tu arrives à proximité d'Agua Prieta.

Jack lui tendit la galette repliée. Puis il remplit un gobelet de café et le posa près de son compagnon avant de se servir lui-même. Lee se mit à mordre dans la galette garnie de haricots et de fromage recouverts de sauce à la tomate et au piment. Il but ensuite quelques gorgées de café brûlant.

— Tu es bon cuisinier, dit-il.

— Je ne me défends pas trop mal, répondit Jack sans nulle modestie.

— Ta cuisine va me manquer.

Jack lui lança un coup d'œil oblique.

— Qu'est-ce qui te fait croire que je vais te quitter ?

— Le bon sens, si tu en as un peu, ce dont je doute parfois.

Jack passa une autre tortilla à Lee et remplit à nouveau son gobelet.

— Il n'y aura pas de lune, ce soir, dit-il d'un ton indifférent.

— Au nord d'ici, le terrain est à peu près plat, reprit Hunter. Tu n'auras donc aucune difficulté.

— Je ne prends pas la direction du nord, Mr Hunter. Je te suis où que tu ailles.

— Dans ce cas, tu es un rude imbécile, répondit Lee d'une voix calme. Puisque tu es maintenant libre, passe donc la frontière et reste de l'autre côté.

— Et toi ? Tu vas risquer ta vie à essayer de retrouver une vieille statue et à la rapporter à San Miguel, rien que pour avoir la bénédiction de l'Église ?

— J'ai donné ma parole, répondit Lee d'un air très digne mais sans regarder son interlocuteur.

— Pas d'âneries, s'il te plaît. Tu crois que je ne vois pas ce que tu manigances ?

Lee posa son gobelet sur une pierre, à côté de son revolver.

— Et qu'est-ce que je manigance ? demanda-t-il calmement.

— Tu cherches à avoir quelque chose de plus que cette misérable grâce, Hunter. Je le sais parfaitement. Dans le cas contraire, tu aurais déjà franchi la frontière en envoyant à tous les diables la Vierge disparue et le père Ignacio lui-même.

— Tu pourrais mieux choisir tes paroles.

— Écoute, Hunter, je sais que le père t'a offert une récompense si tu rapportes la statue. Mille dollars en or, c'est bien ça ?

— Cinq cents. Tu as de bonnes oreilles, n'est-ce pas ?

— Pas moi, mais le sergent.

— Et combien ce tuyau t'a-t-il coûté ?

— Rien que ta montre en argent.

— Je me demandais aussi où elle avait bien pu passer. Elle me venait de ma chère vieille grand-mère.

— Je suppose que tu avais plutôt dû la piquer dans la poche de quelque ivrogne.

— Mille dollars partagés en deux, ce n'est pas grand-chose, si on tient compte des risques, dit Lee.

Il prit son tabac et roula une autre cigarette de la main gauche, tout en gardant la droite à proximité du colt.

— Et même pour un seul homme, mille dollars ce n'est pas assez.

Lee alluma sa cigarette sans quitter Priest des yeux.

— Continue, dit-il doucement.

Jack se leva et baissa les regards vers son compagnon.

— Il y a autre chose, déclara-t-il.

— Explique-toi.

— Cette statue par elle-même ne vaut pas vingt pesos10.

— Elle possède une couronne en or et en argent.

— C'est encore insuffisant.

Lee leva les yeux. Le bout incandescent de sa cigarette jetait par intermittence une faible lueur rougeâtre sur son visage bronzé et ses yeux gris.

— Tu parles beaucoup, ce me semble, dit-il d'un ton glacial.

— Me croirais-tu si je te disais que je connais l'histoire de cette statue à peu près aussi bien que toi ?

Lee ne répondit que par un haussement d'épaules. Priest se pencha un peu vers lui.

— Est-ce qu'on ne prétend pas que les Opatas et les Tarahumares apportaient de l'or à la Vierge de San Miguel, et que l'Église elle-même n'a jamais pu en prendre possession ? Soixante-dix années d'offrandes, cela doit représenter une somme assez rondelette.

— Ce sont là des contes de fées, déclara Lee en avançant un peu la main en direction de son colt.

— Inutile de tenter ce petit jeu, dit Jack en posant sa main droite sur la crosse de son revolver. C'est moi qui aurais l'avantage.

— Tu te crois assez rapide ?

— Lève-toi, et essaie.

Lee lança un coup d'œil à son compagnon, et un sourire amusé passa sur son visage.

— Je ne me bats pas en duel, dit-il.

— À moins que tu ne sois sûr d'avoir l'avantage, hein ?

Lee étouffa un bâillement.

— Connais-tu une autre manière de rester en vie, dans un pays comme celui-ci ? Assieds-toi donc. Le café est en train de refroidir. Tire un seul coup de feu dans ce cañon, et tu auras aussitôt les Rurales à tes basques.

Jack eut une seconde d'hésitation, puis il reprit sa place devant le feu et entreprit de remplir les gobelets de café.

— Je te connais assez, dit-il, pour savoir que tu n'aurais jamais accepté de te lancer à la recherche de cette statue s'il n'y avait autre chose que cette mesure de grâce et l'appât de quelques centaines de dollars. Mais es-tu assez fou pour croire que les offrandes des Indiens se trouvent toujours auprès de la statue ?

— Oui, répondit Hunter d'un ton calme. Et, qui plus est, tu le penses aussi.

— Que sais-tu exactement ? Tu ne te promenais pas en pleine nuit dans la chapelle pour assurer le salut de ton âme ! Pendant que tu étais à la mission, tu as certainement appris quelque chose qui t'a fait changer d'avis et t'a poussé à accepter l'offre du père Ignacio. Qu'est-ce que c'est ?

— Le fait que tout le monde ignore aujourd'hui en quel lieu se situait la mission Santa Catarina, si tant est qu'elle ait jamais existé.

— Pourquoi te préoccupes-tu de cette mission ?

— C'est un point de départ qui en vaut un autre.

— À supposer que tu trouves une piste, tu n'es pas assez idiot pour croire que les adeptes du « Culte de la Vierge » vont te laisser emporter leur précieuse statue ?

— Où veux-tu en venir ?

— Tu auras besoin de quelqu'un pour t'épauler.

— Quelqu'un dans ton genre, sans doute ?

— Exactement. Il se peut que tu réussisses à repérer l'endroit où se trouve la statue, mais les risques sont gros. À deux, nous pouvons augmenter de cinquante pour cent nos chances de succès.

— Je n'ai pas confiance en toi.

— Tu n'as pas la moindre chance de mener l'affaire à bien en agissant seul. Et qui d'autre que moi pourrait t'aider, veux-tu me le dire ?

Lee haussa les épaules.

— Je reconnais que, sur ce point, tu as raison, répondit-il en scrutant dans l'ombre le visage de son compagnon. Mais nous ne sommes sûrs de rien. Si nous échouons, nous ne toucherons pas un seul peso, car je ne vais pas retourner à San Miguel pour annoncer un échec au père Ignacio, alors que ce damné Morelos rôde aux alentours. Donc, si nous ne réussissons pas, nous n'aurons rien gagné.

— Sauf la vie, répliqua sèchement Jack.

Lee se leva soudain et tourna vivement la tête. Le vent s'était remis à souffler, et il y avait dans cette obscurité quelque chose d'inquiétant qui lui faisait dresser les cheveux dans la nuque.

— Qu'est-ce que tu as ? demanda Jack.

— La ferme !

Lee fit quelques pas dans la descente et sursauta. Il venait d'entendre, de l'autre côté de la crête, le cri assourdi d'un coyote. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches et écouta plus attentivement. Le cri se répéta. Mais, cette fois, il venait d'une autre direction. Lee revint en courant sur ses pas.

— Emmène les chevaux et remonte la gorge, dit-il.

— Que se passe-t-il donc ? Tu essaies de te débarrasser de moi ?

Hunter l'agrippa par le devant de sa chemise.

— Mais, bougre d'idiot, tu crois que ce sont des coyotes que tu entends ? Écoute donc !

Pour la troisième fois, le vent apporta l'appel lointain.

— Ciel ! s'écria Jack.

Il courut jusqu'à son cheval et tira la carabine de son fourreau.

— Occupe-toi des chevaux ! répéta Lee.

Le jeune homme resta un moment immobile, l'oreille tendue, puis, comme Jack arrivait avec les chevaux, il prit lui aussi sa carabine et la chargea sans perdre un instant. Le bruit des sabots s'éloignait, s'éteignait peu à peu, et bientôt on n'entendit plus que le gémissement du vent dans le défilé.

Les minutes passaient. Un faible bruit de cailloux déplacés se fit entendre au flanc de la colline. Lee fit quelques pas en arrière. Une pierre glissa sous son talon. Il se figea. Le vent avait augmenté d'intensité et, balayant les cendres du feu, soulevait des volutes de fumée âcre, tandis que les braises luisaient dans l'obscurité, semblables à de gros rubis.

Lee sentait plutôt qu'il n'entendait le faible glissement des pieds chaussés de mocassins. Il arma sa carabine d'un coup de pouce et tira au niveau de la hanche. L'éclair qui jaillit lui permit de distinguer vaguement la silhouette de l'Apache qui reçut la charge en pleine poitrine et tomba à la renverse. Le bruit assourdissant de la détonation se répercuta longuement dans la gorge étroite. Lee remonta le défilé en courant, s'arrêtant une fois pour tirer trois balles en direction de ses poursuivants et les tenir ainsi en respect jusqu'à ce qu'il eût rejoint Jack et les chevaux. L'écho des détonations ne s'était pas encore éteint quand il atteignit le haut de la gorge. Les Peaux-Rouges s'interpellaient les uns les autres, sans pour autant abandonner leur poursuite. Et ils semblaient se rapprocher rapidement.

Il n'apercevait pas encore Jack et les chevaux, et il se sentait envahi par la peur en se rendant compte qu'il n'avait pratiquement aucune chance d'échapper à ces démons lancés à ses trousses. Il se retourna encore une fois, tira un autre coup de feu et se mit à courir, cherchant désespérément un abri. Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, il aperçut, se détachant vaguement sur le ciel, les silhouettes de trois Indiens qui se précipitaient dans sa direction, semblables à trois loups affamés.

C'est alors qu'une carabine claqua dans l'ombre, et le premier Apache tomba. Une autre balle abattit le second. Le troisième fit demi-tour pour s'enfuir, mais un projectile l'atteignit entre les deux omoplates. Une odeur âcre de poudre brûlée flottait dans l'air. Des sabots résonnèrent sur le sol, et Jack apparut, tenant par les rênes le cheval de Lee. Ce dernier saisit le louvet par la crinière et bondit en selle. Puis, glissant la carabine dans son fourreau, il chaussa les étriers. Jack lui lança les rênes, et les deux hommes, éperonnant leurs montures, foncèrent vers la plaine.

Vingt minutes s'écoulèrent avant que la crainte de se voir rattrapés par les Apaches ne les abandonnât. Ils prirent alors le trot, puis le pas, afin de laisser souffler leurs chevaux qui étaient déjà couverts d'écume.

Lee jeta un coup d'œil oblique à son compagnon.

— Tu aurais pu filer, dit-il.

Jack esquissa un sourire.

— Je suis prêt à parier que tu étais persuadé que j'allais le faire.

— Tu gagnerais ton pari.

— Je t'avais bien dit que tu avais besoin de quelqu'un pour t'épauler.

— Tu as peut-être raison.

— D'autre part, moi, je n'aurais jamais flairé ces démons rouges. Ces cris de coyotes paraissaient vrais.

— Trop vrais, précisément, répliqua Lee.

Il fouilla dans une sacoche de sa selle et en tira une carotte de tabac dont il coupa un morceau d'un coup de dents.

— Ça te dit quelque chose ? demanda-t-il. Nous ne pouvons pas fumer tant qu'il fait nuit.

— Merci. Je peux parfaitement me passer de cette saleté.

Les deux hommes poursuivirent leur route dans l'obscurité pendant une demi-heure.

— Alors, on fait la paix ? demanda Jack.

Lee changea sa chique de côté et cracha dans le vent.

— Tope là ! dit-il.

Au lointain, un cri plaintif se fit entendre. Mais, cette fois, c'était bien un coyote.