CHAPITRE V

Toute la journée, le vent avait frappé en hurlant et en gémissant les murs décrépis de l'antique mission de San Miguel et, la nuit venue, il avait redoublé de violence comme s'il voulait, dans sa fureur, ébranler les vieux bâtiments jusque dans leurs fondations.

Lee Hunter se réveilla et frotta une allumette pour allumer la bougie qui se trouvait sur sa table de chevet. Il était près de minuit, et tout le monde devait dormir. Le jeune homme frissonna un peu en sortant de son lit tiède. Il s'habilla rapidement et fourra quelques bougies dans la poche de sa veste. Puis il vérifia son colt, qui lui avait été restitué la veille en même temps que sa carabine, et il le glissa dans sa ceinture. Soufflant ensuite la bougie, il alla coller son oreille au panneau de la porte. Il n'entendit rien, mais le hurlement du vent pouvait évidemment couvrir tout autre bruit. Il ouvrit doucement la porte et se glissa dans le corridor sombre qu'il longea jusqu'au bout. Une seconde porte à franchir, qu'il referma vivement derrière lui, et il se trouva dehors. Nulle lumière n'apparaissait aux fenêtres de la mission. Bravant le vent qui faisait rage, il se dirigea vers la chapelle qu'il apercevait à quelque distance. La grande porte à deux battants céda facilement sous sa poussée. Il entra et la referma sur lui.

La nef s'étendait devant ses yeux. Au fond, dans le chœur, quelques cierges brûlaient avec une flamme jaunâtre. À sa droite, se trouvait la porte basse qui donnait dans le baptistère. C'était de là que partait l'escalier par lequel on accédait au clocher. Lee se mit à remonter la nef. Il constata que l'on avait fait un certain effort de restauration, mais les murs étaient encore, en certains endroits, tachés par l'eau qui avait coulé à travers les fissures du toit, et les statues des saints paraissaient être en assez piteux état. Au-dessus de l'autel, se trouvait une niche vide devant laquelle brûlaient plusieurs cierges. C'était là, de toute évidence, l'ancien emplacement de la Vierge de San Miguel.

Lee pénétra dans la sacristie, qui se trouvait à gauche du chœur. Il alluma une bougie, jeta un rapide coup d'œil autour de lui et poursuivit son chemin jusqu'au dépôt mortuaire. Une partie du toit s'était effondrée, laissant une ouverture par laquelle on apercevait les étoiles qui scintillaient dans le ciel sombre. Il avança jusqu'à la coupole et se hissa jusqu'à une large corniche. Puis il passa lentement ses mains sur le mur, à la recherche d'une étroite fissure dont il connaissait l'existence. Quand il l'eut trouvée, il y glissa les doigts et tira. Mais rien ne bougea. Il se reposa un instant, essaya de nouveau. Cette fois, le bloc de pierre céda et tourna. Un air chargé d'une forte odeur de moisi saisit le jeune homme à la gorge.

Il franchit l'ouverture avec précaution, fit quelques pas dans l'obscurité, puis ralluma sa bougie et tira à lui le pan de mur au moyen de la poignée de fer rouillé qui y était scellée. Il se trouvait à l'intérieur du double mur qui séparait le dépôt mortuaire de la chapelle. Il soulevait la poussière avec ses pieds, à mesure qu'il avançait, et il jura à plusieurs reprises en s'écorchant aux aspérités des parois. Mais le couloir s'élargissait en montant, et Lee se trouva bientôt au-dessus du dôme du sanctuaire qu'il contourna jusqu'à ce qu'il eût atteint un endroit du mur qui séparait la chapelle proprement dite de la sacristie. Il y avait là une sorte de regard par lequel on apercevait l'intérieur de la chapelle, et le jeune homme se demanda combien de fois les religieux et les religieuses d'autrefois s'étaient cachés en ce lieu, tandis que l'un d'entre eux observait par ce judas les Indiens hurlants en train de saccager le sanctuaire.

Lee pouvait maintenant se tenir debout, et la lueur de la bougie lui révéla une porte étroite. L'ayant franchie, il se trouva dans une petite pièce basse où étaient de vieux coffres de bois qui, il le savait, contenaient des manuscrits écrits en latin ou en espagnol. Il plaça la bougie dans une anfractuosité du mur, puis souleva le couvercle de l'un des coffres et se mit à examiner les divers documents, mettant de côté ceux qui étaient rédigés en latin et, de ce fait, incompréhensibles pour lui. Il n'en trouva que deux écrits en espagnol, dont l'un était une liste des baptêmes de l'année 1840. Dans le deuxième coffre, il n'y avait que de vieux vêtements sacerdotaux moisis par les ans. Le troisième et dernier contenait encore des manuscrits, mais cette fois, la plupart d'entre eux étaient rédigés en espagnol. Il y en avait un dont Lee se souvenait vaguement. Il lui était arrivé, dans le passé, de se cacher dans cette pièce, et il s'était amusé à lire certains de ces manuscrits. Il se mit à fouiller jusqu'à ce qu'il eût trouvé celui qui l'intéressait. L'écriture ressemblait à des pattes de mouches et l'encre avait pâli, mais les caractères étaient encore lisibles, bien que le parchemin fût craquelé et même déchiré en plusieurs endroits. Le document avait été rédigé après le départ des Jésuites, à l'époque où les humbles Franciscains étaient arrivés à la mission. Il parlait de la Vierge de San Miguel et exprimait l'espoir que les gens qui l'avaient emportée pour la soustraire aux mains des Indiens la restitueraient un jour à ses légitimes propriétaires.

Une cloche fit soudain entendre un tintement lugubre. Le jeune homme leva vivement la tête et se précipita vers le couloir où se trouvait le regard donnant vue sur la chapelle. Il ne vit personne, et pourtant il se sentit envahi par une étrange sensation. Le vent qui hurlait dans la vallée faisait parfois tinter faiblement les cloches, mais le son qu'il venait d'entendre lui avait paru beaucoup plus fort. Il se dit qu'il devait avoir les nerfs à vif et, hochant la tête, il regagna la pièce qu'il venait de quitter.

Il reprit sa lecture au point où il l'avait laissée.

On prétend que les Indiens convertis – Opatas et Tarahumares – vénéraient la Vierge de San Miguel et lui apportaient des offrandes en or pour la remercier des bienfaits qu'elle leur accordait. Bien que les Pères Jésuites eussent essayé de les convaincre qu'il valait mieux offrir leurs présents à l'Église elle-même, ils n'en voulurent rien faire. Leurs offrandes étaient destinées à la Vierge, et à elle seule. Aussi les Jésuites n'insistèrent-ils pas.

Lee alluma une cigarette et s'assit sur un coffre. Le reste du document traitait d'autres sujets. Il prit le second manuscrit qu'il avait mis de côté et qui racontait l'arrivée de la statue à la mission où elle était restée durant soixante-six ans, jusqu'au moment de l'attaque des Apaches et des Yaquis.

Elle fut alors emportée, dit-on, à Santa Catarina, mission sur laquelle on ne possède aucun document précis et dont aucune trace ne subsiste aujourd'hui.

Lee écrasa son mégot et alluma une autre cigarette. Puis il se leva, prit la bougie et se dirigea vers le fond de la pièce pour examiner le mur dans lequel ses doigts rencontrèrent bientôt une fissure. Il les enfonça et tira. Il y eut un léger déclic, et une partie de la paroi pivota lentement. Il avança sa main qui tenait la bougie. La flamme vacilla, et il ne vit rien qu'un trou noir. Il passa une jambe et constata que son pied prenait aussitôt contact avec le sol. Il glissa donc le reste de son corps par l'ouverture, et alors la faible clarté de la bougie lui révéla le départ d'un escalier en colimaçon qui descendait dans l'obscurité. Il s'y engagea prudemment et se trouva bientôt devant une petite porte entrouverte qu'il poussa. Une odeur de moisi et de renfermé lui fit faire la grimace. Il avança de quelques pas et sursauta en apercevant sur les dalles un crâne humain qui paraissait le fixer de ses orbites vides. Il se pencha un peu et vit d'autres ossements au milieu d'un tas de vêtements en lambeaux. Décidément, songea-t-il, les murs de San Miguel abritaient bien des secrets. Que ne raconteraient-ils pas s'ils pouvaient parler ! Il parcourut la pièce et découvrit dans un coin un coffret gaîné de cuir dont il souleva le couvercle à l'aide de son couteau. Il en tira une liasse de feuillets qu'il approcha de la lumière. Le titre de l'ouvrage était inscrit sur la première page : Histoire des missions du Sonora et de Pineria Alta par le père Balthazar Guiterrez, Franciscain.

Il fourra les feuillets dans sa chemise et quitta la pièce. Quelques minutes plus tard, il se retrouvait dans la chapelle. Comme il s'apprêtait à contourner le chœur, il éprouva une sorte d'appréhension et se dissimula derrière un pilier. Tout de suite après, il perçut le grincement de la porte d'entrée, puis plus rien hormis la voix du vent. La chapelle, cependant, paraissait vide. Il fit quelques pas en avant.

— Tu veilles bien tard, Hunter ! lança alors une voix sèche qui venait de la porte du baptistère.

Lee se retourna et aperçut la silhouette de Jack Priest.

— Sans doute es-tu venu prier, railla le nouveau venu. Le bon père et ses religieuses t'ont probablement inspiré la crainte de Dieu.

— Toujours en train de faire le mariole, hein ? rétorqua Lee. Tu n'en perds pas l'habitude.

Priest fit un mouvement, et Lee perçut le déclic d'un revolver qu'on armait.

— Qu'est-ce que tu es donc en train de fabriquer ? Tu n'es tout de même pas venu dans cette chapelle pour te jeter à genoux et remercier Dieu de t'avoir sauvé la vie.

— Il me semble bien que c'est moi qui ai sauvé la tienne.

— Tu ne l'as pas fait exprès, ricana Priest.

— Tu peux penser ce que tu voudras.

L'homme avança de quelques pas.

— Que fais-tu ici ? répéta-t-il.

Lee se demanda si l'autre l'avait vu sortir du dépôt mortuaire ou s'il croyait qu'il venait seulement d'arriver.

— Nous ferions mieux de filer avant qu'on nous voie, dit-il.

— Je n'ai rien à craindre, moi.

— S'il m'arrivait quelque chose, tu aurais à craindre pour ta vie, tout simplement.

Priest haussa les épaules. Il était en train d'observer la chemise de Lee sous laquelle étaient enfouis les documents.

— Tu me sembles avoir un peu grossi depuis que je t'avais vu, dit-il.

Ce disant, il avança la main et appuya le canon de son arme sur la poitrine de Lee. Mais celui-ci, avec la vitesse de l'éclair, abattit la main sur le revolver, fit un bond de côté et, en même temps, allongeait un crochet du droit à son adversaire qui recula jusqu'au mur en chancelant. Avant qu'il ne se fût repris, Lee avait encore lancé son poing gauche qui l'atteignit à l'estomac, juste au-dessus de la boucle de son ceinturon. Le colt tomba sur le dallage, tandis que Lee rejetait la tête de côté pour éviter un uppercut.

Priest bondit alors et s'agrippa au devant de la chemise de Lee, mais un autre crochet le fit à nouveau chanceler. Hunter, à son tour, encaissait un direct qui le déséquilibra. Son crâne alla violemment heurter le mur, et une lourde tenture tomba sur lui. Instinctivement, il se laissa glisser de côté, et il sentit Priest qui fonçait sur lui, essayant de le frapper à la tête qu'il avait encore enfouie sous la tenture arrachée au mur. Des deux mains, il réussit à s'en défaire. Puis, passant une jambe repliée derrière les chevilles de son adversaire, il tira un coup sec. L'homme bascula et tomba à la renverse, heurtant le dallage avec le crâne. Lee lui décocha un coup de pied à la tête, mais Priest était aussi vif qu'une anguille. Il parvint à se saisir de la cheville de son adversaire et à se relever. Lee perdit l'équilibre et se laissa rouler sur lui-même jusque dans le baptistère. Se remettant alors sur ses pieds, il évita de justesse deux coups droits remarquablement bien calculés. Il sentait que ce combat ne pourrait plus se poursuivre bien longtemps. Il leva violemment un genou qui alla frapper Priest au bas-ventre et, au moment où l'homme baissait la tête, joignant ses deux poings, il les abattit de toutes ses forces sur sa nuque. Priest s'effondra avec un gémissement.

Hunter le saisit par le col de la veste et le remit sur pieds. Puis, le maintenant de sa seule main gauche, il projeta son poing droit sur le visage ensanglanté et tordu par la douleur. L'homme bascula par-dessus le rebord de pierre des fonts baptismaux. Le saisissant aussitôt à la gorge, il lui plongea la tête dans l'eau. Il apercevait le visage contorsionné de Priest, et ses doigts d'acier se crispaient autour de son cou. Quelques bulles montèrent à la surface de l'eau.

Un instant de plus, et Jack Priest passait de vie à trépas. Cependant, Lee reprit soudain conscience de ses actes et, relâchant son étreinte, il retira de l'eau la tête de son adversaire. Puis il le rejeta brutalement dans un coin où il alla s'affaler contre le mur, à demi inconscient. La respiration sifflante, Lee essuya la sueur et le sang qui coulaient sur son visage. Il porta ensuite la main à son colt accroché à sa ceinture et dont il n'avait pas voulu se servir de crainte d'alerter toute la mission.

Il avança dans la nef pour ramasser le revolver de Priest et revint ensuite vers la porte du baptistère.

— Triple idiot ! dit-il. Tu veux donc tout bousiller ?

Il retira les cartouches du colt et les fourra dans sa poche, puis il posa l'arme sur le rebord des fonts baptismaux.

— Si l'un de nous avait tué l'autre, dit-il, il n'aurait pas vécu assez longtemps pour s'en vanter. Morelos attend seulement que nous fassions un faux pas. J'ai sauvé ma vie en acceptant un marché, et tu t'es accroché à mes basques pour sauver la tienne. Tu as moins de cervelle qu'un rat, mais cela mis à part, tu en as toutes les caractéristiques ! Et maintenant, écoute-moi bien. Ne te mêle plus jamais de t'en prendre à moi, à moins que tu ne veuilles véritablement me tuer, parce que la prochaine fois je te ferai ton affaire.

Sans un mot de plus, Lee quitta la chapelle et, affrontant une fois de plus le vent furieux, il se dirigea vers le bâtiment de la mission. Avant d'y entrer, il se retourna. Il n'y avait pas le moindre signe de Jack Priest. Il referma la porte derrière lui et regagna sa chambre.