CHAPITRE XIII

Antonio Melgosa tendit à Lee la carabine réparée.

— Voyez si cela vous convient, señor, dit-il.

— C'est parfait, déclara le jeune Américain. Vous faites de l'excellent travail, señor Melgosa. Il doit y avoir longtemps que vous exercez ce métier.

— Je suis né dans cette arrière-boutique, dit le vieil artisan, et, quand j'étais enfant, je jouais dans les jambes de mon père pendant qu'il travaillait à son établi, ce même établi qui me sert encore aujourd'hui. C'est lui qui m'a appris le métier, comme il l'avait appris lui-même de mon grand-père.

Lee parcourut des yeux le petit atelier.

— Cette bâtisse ne paraît pourtant pas très ancienne.

— Détrompez-vous, señor. Ce bâtiment existait bien avant mon grand-père, et il durera bien après moi. Les murs ont plus de trois pieds d'épaisseur.

— Je suppose que vous avez un fils pour prendre votre succession ?

Un voile de tristesse passa sur le visage du bossu.

— Regardez-moi, señor. Qui aurait voulu épouser un homme comme moi ?

— Mais il doit bien y avoir quelqu'un dans votre vie ?

— Oui, avoua Melgosa avec un léger haussement d'épaules. Quelqu'un à qui je suis tout dévoué.

— Une femme qui ignore l'amour que vous lui portez ?

— Je suis certain qu'elle le connaît. Je lui ai voué ma vie et consacré mes pauvres économies.

— Voilà une femme qui a de la chance, murmura Lee. Elle est de Los Santos ?

— En un sens, oui, dit Melgosa avec un sourire discret.

— Votre secret est en sécurité, avec moi. Mais n'est-il pas l'heure de la fermeture ?

— Dans quelques minutes, señor.

— Voulez-vous me faire l'honneur de venir boire un verre avec moi ?

— Je vous suis très reconnaissant de votre offre, señor, mais c'est impossible. J'ai quelques affaires dont je dois absolument m'occuper sans attendre.

Le crépuscule tombait lorsque Lee quitta la boutique. En traversant la place, il se retourna et aperçut le vieil armurier qui fermait son magasin. Il ne put s'empêcher de songer qu'un bout de fil de fer tordu inséré entre la porte et le chambranle pouvait aisément permettre de soulever le loquet de la serrure. Car il n'y avait plus le moindre doute dans son esprit : Antonio Melgosa était un adepte du Culte de la Vierge.

— Deux carabines ! dit soudain derrière lui une voix sarcastique. J'aurais cru qu'une seule suffisait à un homme de votre trempe, señor Hunter.

Le jeune homme se retourna pour se trouver face à face avec Leandro Morano, derrière lequel se tenaient Casias et deux de ses vaqueros.

— La seconde appartient à mon associé, expliqua Lee.

— Avez-vous l'intention de séjourner longtemps à Los Santos ?

— Sans doute quelques jours encore.

— Pour partir ensuite à la chasse au trésor, n'est-ce pas ?

Un coup d'œil à sa gauche permit au jeune Américain de constater que d'autres vaqueros se tenaient à une certaine distance, devant un magasin.

— C'est à peu près cela, dit-il.

— Tâchez d'aller réellement faire de la prospection.

— C'est absolument mon intention.

Leandro Morano dévisagea son interlocuteur des pieds à la tête avant d'ajouter :

— Parce que… vous feriez une cible remarquable, señor Hunter.

— Bah ! on a déjà tiré sur moi à maintes reprises.

— Mais, quelque jour, on pourrait bien tirer sur vous pour la dernière fois.

Lee regarda Leandro droit dans les yeux.

— Pas de menaces, Morano dit-il d'un ton glacial. Si vous avez quelque chose à nous reprocher, à mon associé et à moi, pourquoi ne l'exprimez-vous pas clairement ?

Morano pâlit légèrement, et il esquissa un geste de la main. Casias vint se placer à ses côtés.

— Vous êtes sur le domaine des Morano, intervint ce dernier. Souvenez-vous-en, señor Hunter.

— Taisez-vous, Casias, lança le jeune Mexicain. Je m'occuperai seul de cela.

Lee sourit, et son sourire parut irriter Leandro qui, cependant, ne fit pas un geste. Mais Casias fixait le bras gauche de l'Américain, se rappelant comment, un certain matin, un pistolet était soudain apparu devant ses yeux.

— Allez, reprit le Mexicain, mais rappelez-vous ceci : ce n'est pas moi qui ai eu l'idée de vous laisser séjourner chez nous, Hunter. Ma sœur vous a donné sa parole, et je veux bien qu'elle la tienne. Mais attention ! Effectuez des recherches si vous le voulez, mais dès que vous aurez terminé, filez. Et que je ne vous revoie jamais plus dans les parages. Compris ?

— Nous n'avons nullement l'intention de revenir, répondit Lee en se dirigeant vers son cheval.

Il se mit en selle, tenant toujours la carabine dans sa main droite. Son cheval était presque encerclé par les vaqueros et les badauds qui s'étaient assemblés. Lee se dirigea droit vers eux. Deux hommes s'écartèrent pour le laisser passer, mais les regards qu'ils lui lancèrent n'avaient rien d'amical. Le dernier personnage qu'il aperçut fut Plutarco Calvillo. Ses yeux étaient sans expression, et pourtant le jeune homme éprouva comme une vague inquiétude.

Il reprit lentement le chemin du retour. Le doute commençait à s'insinuer dans son esprit. Si la statue de la Vierge se trouvait réellement à Los Santos, il y avait de fortes chances pour qu'il fût incapable de s'en emparer, même avec l'aide de Jack Priest. Et la présence de Morano et de ses vaqueros n'était pas faite pour arranger les choses. Il en était là de ses réflexions lorsqu'une voix de femme s'éleva près de lui, dans l'ombre d'une porte.

— Señor, la señorita Morano désire vous voir.

— Où est-elle ?

— Elle vous attendra à neuf heures dans la maison des Morano, dans la rue qui se trouve à l'ouest de la place.

— Merci. J'y serai.

Sans un mot de plus, la femme s'éloigna et disparut dans l'obscurité. La chose s'était passée si vite qu'elle semblait presque irréelle.

— Tu as drôlement pris ton temps ! grogna Jack quand il pénétra dans la maisonnette.

— J'ai été retenu par le señor Leandro Morano, répondit-il en s'asseyant.

— Et alors ?

— Bah ! il ressemble un peu au chat qui fait le gros dos. Il se prend pour un dur, et il m'a gentiment invité à déguerpir.

— Et Melgosa ?

— Il a fermé sa porte pour la nuit, mais je crois que je pourrai assez facilement venir à bout de la serrure. Il faudra, pendant ce temps, que tu détournes l'attention de la boutique, d'une manière ou d'une autre.

— Ne te tracasse pas à ce sujet. Mais tu crois que nous pouvons tenter le coup cette nuit, avec Morano et ses gars qui rôdent en ville ?

— Plus nous attendrons, et plus la chose risque d'être difficile.

— Comment comptes-tu opérer ?

— À partir de dix heures, la place est pratiquement déserte, mais nous attendrons tout de même une heure de plus, afin de mettre le plus de chances possible de notre côté. Les saloons seront ouverts, et si tu peux t'arranger pour détourner l'attention de moi, je te garantis que je rentrerai chez Melgosa.

— Et ensuite ?

— Il doit forcément y avoir un moyen de passer de cette boutique dans l'enceinte de la mission.

— Si tu mets la main sur cette statue, nous n'aurons plus qu'à quitter la ville en vitesse.

— Ce serait la dernière des choses à faire. Si je réussis à m'en emparer, il faudra la cacher.

Lee fouilla la bicoque jusqu'à ce qu'il eût trouvé un fil de fer qu'il se mit à façonner contre le rebord de la table en se servant de la crosse de son revolver comme d'un marteau.

— Tu connais les églises catholiques, toi ? reprit-il sans lever la tête.

— Quand j'étais à Albuquerque, je sortais avec une petite Irlandaise qui était catholique. Elle voulait même m'épouser, mais il fallait auparavant que je me convertisse.

— Serais-tu capable de te comporter, dans une église, comme un pratiquant ?

— Je pourrais faire illusion, je crois.

— C'est tout ce qu'il faut. Tu te rappelles la petite église qui se trouve au bout de la rue ? Tu vas t'y rendre et tâcher d'en graver le plan dans ton crâne obtus.

— Merci pour le crâne obtus. Mais où veux-tu en venir ?

— Connais-tu un meilleur endroit que cette église pour cacher la statue si je parviens à m'en emparer ?

— Tu ne ferais pas ça !

— Oh mais si ! À moins que tu n'aies une meilleure idée.

Dès que les deux hommes eurent fini de manger, Jack se coiffa de son chapeau, boucla son ceinturon autour de sa taille et, une minute plus tard, Lee entendit le bruit des sabots de son cheval. Il fit alors chauffer de l'eau pour se raser et se laver. Sa toilette terminée, il endossa une chemise propre et, quand il fut prêt, glissa dans sa poche un petit flacon d'eau-de-vie et le fil de fer qu'il avait façonné.

Il ne lui fut pas difficile de trouver la vaste et imposante demeure des Morano. Dès qu'il eut frappé, la porte s'ouvrit, et une domestique le conduisit dans une pièce au plafond bas où un bon feu de bûches brûlait dans la grande cheminée. Luz Morano était debout, vêtue d'une robe de soie noire, un peigne en écaille de tortue planté dans son abondante chevelure brune et une fine mantille retombant sur ses épaules.

— Je ne pensais pas que vous viendriez, dit-elle en s'avançant vers son visiteur.

— Pourquoi ? demanda Lee en souriant.

— Mon frère est en ville, et il a encore bu.

— Je le sais. Je l'ai rencontré.

— Que s'est-il passé ?

— Il m'a simplement conseillé de quitter la ville.

— Vous ne vous êtes pas querellés, au moins ? reprit la jeune fille d'une voix où perçait l'anxiété.

— Non, señorita.

— Il est très dangereux quand il a bu.

Luz Morano fit quelques pas vers la cheminée et fixa un moment les flammes dansantes qui dessinaient d'étranges arabesques.

— Quelle est la vraie raison de votre venue ici ? demanda-t-elle ensuite.

— La recherche de la mine des Chasseurs de Scalps.

— Dois-je vous croire ?

— Vous l'avez cru, l'autre jour, señorita.

— J'aimerais encore vous croire.

— Y a-t-il donc une raison qui vous empêche de le faire ?

Elle se retourna. Le jeune homme s'était avancé. Il était maintenant tout près d'elle, et elle devait lever la tête pour le regarder dans les yeux.

— J'ai peur, murmura-t-elle. Leandro est dangereux, et je sens qu'il vous déteste.

— Je ne lui ai jamais fait aucun mal. Pourquoi me détesterait-il ?

— Peut-être parce qu'il voit en vous l'homme qu'il aurait voulu être et qu'il n'est pas.

— Belle ambition, en vérité ! dit Lee en esquissant un sourire.

Sans qu'un mot de plus eût été prononcé, la jeune fille se trouva soudain dans ses bras. Il la pressa tendrement contre lui, tandis qu'elle posait sa tête brune sur sa poitrine. Doucement, il lui souleva le menton pour la regarder droit dans les yeux.

— Ne craignez rien, dit-il. Je suis capable de me défendre.

— Cela, je le sais déjà. Mais vous autres, Américains, vous tuez avec une telle facilité…

— Et les Morano ? demanda-t-il à voix basse.

Elle ouvrit la bouche, mais la referma sans avoir parlé, connaissant assez bien l'histoire de sa famille pour ne pas souhaiter l'évoquer. Le jeune homme se pencha sur sa bouche pour l'embrasser, et elle lui entoura le cou de ses bras. Il la serra un peu plus. Elle s'abandonna à son étreinte et, tandis que ses lèvres se soudaient à celles de la jeune fille, il sentait contre lui la douce chaleur de son corps et, tout contre sa poitrine, les formes épanouies de ses jeunes seins fermes.

— Je ferais mieux de partir, maintenant, dit-il ensuite en desserrant son étreinte.

— Vous devez me trouver bien effrontée, chuchota Luz. Pardonnez-moi.

Il ouvrait la bouche pour répondre lorsqu'un coup discret se fit entendre à la porte, tout de suite suivi par la voix de la domestique.

— Señorita ! Votre frère est au bout de la rue.

Lee reprit son chapeau qu'il avait posé sur une chaise en entrant.

— Mieux vaut sans doute que je ne le rencontre pas, dit-il d'un ton calme.

La jeune fille le prit par la main, le fit sortir par une autre porte et lui fit longer un couloir sombre au fond duquel se trouvait un escalier.

— Traversez la chambre qui se trouve en haut de cet escalier, dit la jeune Mexicaine. La fenêtre donne sur un toit d'où vous pourrez aisément sauter dans le jardin. Franchissez le mur, et vous serez sur la berge de la rivière. Bonne nuit, Lee.

Il l'attira à lui pour l'embrasser à nouveau. Lorsqu'il la relâcha enfui, elle le fixa longuement d'un air anxieux, ses belles lèvres entrouvertes.

— Au nom du Ciel, murmura-t-elle, ne commettez pas de folies ici, à Los Santos. Je vous en prie, Lee…

Il déposa encore un léger baiser sur sa bouche, puis il s'engagea dans l'escalier sombre.