CHAPITRE VIII

Policarpo traça du doigt une ligne sur la carte que Lee venait de déplier.

— Le cours d'eau qui coule à l'est d'ici et le bras qui arrose Parada, expliqua-t-il, ont autrefois été dénommés San Pablo, et les vieux leur donnent encore le nom de San Cristobal.

— Cela te rappelle quelque chose ? demanda Jack en se tournant vers Lee.

— Le cours d'eau que je connais sous le nom de San Cristobal se trouve bien plus loin, dans l'Arizona, à l'est des Mohawk Mountains.

Policarpo ferma les yeux à demi.

— Cette rivière – si toutefois on peut l'appeler ainsi – avait également un autre nom qui m'échappe.

Jack remplit le verre du Mexicain.

— Essaie de le retrouver, dit-il.

Policarpo éclusa l'eau-de-vie, et Lee se demanda comment il pouvait bien faire pour ne pas glisser de sa chaise. Lui-même aurait roulé sous la table depuis longtemps s'il avait bu seulement la moitié de ce que le vieux avait ingurgité depuis le début de leur entretien.

Policarpo porta une main à son front en sueur, se leva et se mit à arpenter la pièce en murmurant :

— Madre de Dios ! Cuerpo de Cristo ! Por amor de Cristo !

— Après cette litanie, ça devrait te revenir, railla Jack.

Lee appuya le dossier de sa chaise contre le mur et se mit à fouiller dans sa mémoire. Le père Guiterrez, dans son Histoire des Missions, avait mentionné un San Pablo et un San Cristobal, mais Lee n'avait jamais entendu parler d'un cours d'eau portant ce dernier nom dans le nord du Sonora. Santa Catarina devait forcément se trouver sur une rivière, quelque part entre le Rio Salto et les bras du Rio Magdalena, mais il était parfaitement possible que cette rivière se situât plus au nord, peut-être même au-delà de la frontière de l'Arizona, puisque, à cette époque-là, cette frontière n'existait pas.

Le Mexicain s'arrêta enfin de parcourir la pièce.

— Il y a deux possibilités, déclara-t-il. Sur l'un des cours d'eau, j'ai vu des ruines qui pourraient bien être celles d'une ancienne mission. Sur l'autre, je n'ai rien vu, mais j'ai entendu dire qu'il y en avait. Celles dont je parle se trouvent au nord-ouest, sur un des bras du Jabali.

— Et les autres ?

— Au nord-est, sur le bras occidental du Rio Morano.

— Le Rio Morano ? répéta Lee d'un air de surprise.

— Oui. Tu as bien entendu parler des Morano.

— Ce sont eux, je crois, qui possèdent le plus vaste domaine de la région ?

— Exact. Et ils n'aiment pas que des étrangers viennent rôder sur leurs terres.

— C'est aussi ce que j'ai entendu dire.

— Surtout, précisa le Mexicain, lorsqu'il s'agit de lascars de votre espèce.

— Deux hommes comme nous pourraient fort bien se faufiler sur leurs terres sans se faire remarquer, dit Jack.

— Les vaqueros13 des Moreno constituent une véritable petite armée, et les paisanos qui vivent et travaillent chez eux leur sont tout dévoués, plus dévoués certainement qu'ils ne le sont au gouvernement du Mexique.

— Telle est, en effet, la vérité, déclara Policarpo.

— Montre-nous donc ce cours d'eau sur la carte, amigo.

Du bout du doigt, le Mexicain traça le cours du San Pablo, puis poursuivit à travers le Montecillo de Tierra jusqu'au haut-plateau et obliqua un peu vers l'est.

— C'est ici, dit-il. Cette rivière a pris le nom de Rio Morano depuis la Guerre Civile.

Lee fit entendre un petit sifflement.

— C'est tout près de Los Santos, dit-il.

— Oui. Et tu connais, je suppose, les gens qui habitent dans ces parages.

— C'est, paraît-il, un vrai repaire de vautours.

— Ce sont des Mexicains, mais il coule dans leurs veines une bonne quantité de sang indien. Ils épousent rarement quelqu'un qui ne soit pas de leur race, et ils vivaient sur ces terres bien avant qu'elles ne deviennent la propriété des Morano.

— Morano ! répéta Jack d'un air pensif. Cela sonne étrangement, pour un nom mexicain.

Lee leva les yeux vers lui.

— À l'origine, c'était Moran. Ce nom était celui d'un aventurier irlandais qui, avant la Guerre Civile, s'était battu pour l'indépendance du Mexique et avait épousé une descendante des hidalgos, une jeune fille qui avait hérité ce qui constitue maintenant le domaine des Morano. Elle était, d'ailleurs, sur le point de se le voir enlevé parce que sa famille avait pris parti pour les Mexicains. Mais les choses se terminèrent bien pour elle, puisqu'elle parvint à conserver ses terres et à épouser Moran.

— C'était, d'ailleurs, dit-on, un mariage d'amour, intervint Policarpo.

— Je ne gobe pas les contes de fées, bougonna Jack.

— Je n'invente rien, affirma Lee. Moran a élevé quatre enfants mi-irlandais, mi-mexicains, et ce sont eux qui ont maintenant la propriété.

— Du moins, les deux qui restent, précisa Policarpo. Leandro et sa sœur jumelle Luz. Une jeune fille splendide, avec des cheveux noir de jais mais qui a hérité de ses ancêtres irlandais des yeux bleus et un teint de lait.

— Ça paraît intéressant, dit Jack.

— Pense donc plutôt au boulot ! trancha Lee. En allant fouiner du côté de Los Santos sur les terres des Morano, à la recherche de la Vierge, nous risquons fort de nous retrouver en enfer avant notre heure.

Jack lui décocha un coup d'œil de côté.

— Tu as la frousse d'y aller ?

Lee haussa les épaules.

— Tu verras bien.

— C'est pure folie ! décréta Policarpo Maravillas.

— La veine est avec nous, déclara Priest.

Le vieux poussa un soupir.

— Dans ce cas, suivez le San Pablo et traversez le Montecillo jusqu'au bras occidental du Morano. C'est là, paraît-il, que se trouvent les ruines, non loin de Los Santos.

— Celles de Santa Catarina ? demanda Lee.

Le regard de Policarpo se voila, et il se pencha pour choisir un cigare en déclarant :

— Je n'ai jamais entendu parler de Santa Catarina.

— J'espère que tu n'oserais pas nous raconter des mensonges ? s'écria Lee.

Le Mexicain leva vivement la tête et fit le signe de croix.

— Par notre Sainte Mère, jamais !

— C'est bon ! dit Jack d'un ton sec. Si nous mangions un peu, Policarpo ? Oui, je sais, tu donnes la nourriture et on paie la boisson.

— C'est la coutume.

Lee se leva. Ses yeux tombèrent sur un coffret qui se trouvait dans une niche située au-dessus de la cheminée. C'était un très vieux coffret de bois délicatement sculpté. Sans réfléchir, il allongea le bras pour le saisir et l'examiner de plus près.

— Laisse ça ! s'écria Policarpo en se dressant.

Il avança vivement la main pour s'emparer du coffret, mais dans ce mouvement, il heurta le jeune homme. L'objet tomba sur l'angle du foyer, et le couvercle s'ouvrit sous le choc. Le sol fut aussitôt jonché de pièces d'or et de bijoux, au milieu desquels gisait un crucifix en tout point semblable à celui que Lee avait admiré dans sa chambre de San Miguel. Pendant une fraction de seconde, il songea que ce pourrait être le même, tellement la ressemblance était frappante.

— Pour l'amour du Ciel ! s'écria le Mexicain en s'agenouillant pour ramasser les bijoux et les pièces.

— Toutes mes excuses, dit Lee. Je ne pouvais pas deviner que tu conservais des objets de valeur dans ce coffret.

Policarpo leva son visage couvert de sueur vers le jeune homme, puis son regard se dirigea vers la porte qui s'ouvrit au même instant avec violence sous l'effet d'un coup de botte, et le dénommé Candido apparut sur le seuil, un revolver à six coups dans sa main droite.

— Attention, Jack ! cria Lee.

Il donna une poussée à Priest, le faisant basculer de sa chaise, et fit lui-même un bond de côté au moment précis où le revolver crachait le feu. La balle passa à l'endroit où se trouvait la tête de Jack une seconde plus tôt. Candido tira une seconde fois, et le projectile effleura la manche de Lee, tandis que Jack s'emparait de son colt et le pointait en direction de la poitrine de Candido. L'arme aboya, et le borgne tomba à la renverse pour aller heurter le mur derrière lui. Il tomba assis sur le sol, les yeux agrandis de stupeur, le revolver encore dans sa main, mais aussi mort qu'on peut l'être.

— Attention aux autres ! cria Policarpo. C'est la bande de Streeter.

Lee courut à la porte et s'engouffra dans le corridor, le revolver au niveau de la hanche. Un homme se tenait dans l'encadrement de la porte du bar.

— Candido ! hurla-t-il.

Il tira rapidement, sans viser, mais la balle n'atteignit que la tête du malheureux Candido. Lee fit feu à son tour et fonça en avant tout en appuyant encore sur la détente. Mais déjà le Mexicain avait disparu. Lee se retourna en entendant les pas de Jack derrière lui. Dans le bar, quelqu'un venait de briser la lampe à pétrole placée sur le comptoir, plongeant ainsi dans la demi-pénombre la pièce qui n'était plus éclairée que par la petite lampe placée au-dessus du poêle. Lee se laissa tomber sur le plancher, derrière le bar, en entendant des coups de feu dans la salle. Il sentit alors un corps souple et tiède qui se blottissait contre lui avec un petit cri.

— Pas le temps pour ça, poulette, dit-il. Jack, en arrière !

Une balle venait de frapper le zinc du comptoir. Elle ricocha et alla briser sur une étagère une bouteille d'eau-de-vie. Lee franchit en rampant le corps de Rosa qui continuait à pousser de petits cris de terreur. Une autre balle traversa le devant du comptoir. La jeune femme se tut. Des flammes commençaient à lécher en crépitant les murs blanchis à la chaux. Lee se releva d'un bond et aperçut la silhouette d'un Mexicain qui se détachait en sombre sur les flammes. Il fit feu en même temps que Jack, qui tirait depuis la porte du corridor. L'homme fut atteint simultanément à la poitrine et au flanc, et il s'écroula les bras en croix.

— Derrière toi, Lee ! hurla Jack. Baisse-toi, bon Dieu !

Tout en criant, il tirait, et Lee entendit siffler la balle au-dessus de sa tête. Un homme poussa un cri derrière lui, et il se retourna pour voir un visage barbouillé de sang qui plongeait vers le sol.

La salle était maintenant plus éclairée que lorsque la lampe brûlait sur le comptoir. Les flammes progressaient lentement en direction du corps de l'un des Mexicains morts. L'ivrogne, lui, n'avait pas bougé. Il était toujours assis sur sa chaise, la tête appuyée sur la table. Jack bondit par-dessus Rosa, toujours couchée derrière le bar, leva son revolver et fit feu. La balle pénétra dans l'oreille de l'ivrogne qui bascula de côté dans les flammes qui léchaient le sol, mort sans avoir repris conscience.

— Seigneur Dieu ! s'écria Lee. Tu n'avais pas besoin de faire ça !

— Il me l'aurait fait, à moi ! grogna Priest entre ses dents.

— Mon Dieu, ma maison ! s'écria Policarpo qui venait d'apparaître à la porte du corridor.

Il entra dans le bar en titubant, serrant contre sa poitrine le coffret de bois sculpté. Lee fit un bond vers le comptoir, s'empara d'un châle mexicain accroché au mur et se mit à battre les flammes. Jack, de son côté, avait contourné le bar et il projeta un seau d'eau sur le feu qui s'éteignit. Puis il essuya son visage ruisselant de sueur et se tourna vers le patron de l'établissement.

— Tu as des aides de premier ordre, hein, Policarpo ?

Le Mexicain s'agrippa d'une main au rebord du comptoir, le visage tendu et ravagé, les yeux agrandis d'horreur.

— Ils avaient dévalisé la demeure des Morano, hier soir, expliqua-t-il en baissant les yeux vers le coffret qu'il tenait de sa main gauche, et ils voulaient que je leur donne de l'or en échange des bijoux et du crucifix.

Jack Priest grimaça un sourire.

— Maintenant, tu as le tout pour rien, dit-il.

— L'or oui, mais pas les bijoux ni le crucifix. Les Morano ont le bras long, amigo, très long.

Lee considéra le vieux d'un air inquiet : il n'avait pas l'air dans son assiette.

— Que se passe-t-il, Policarpo ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, murmura le Mexicain.

Il vacillait un peu sur ses jambes et porta la main à sa poitrine, au-dessous du cœur.

— Où est Rosa ? demanda-t-il d'une voix faible.

Jack poussa doucement du pied la jeune femme allongée sous le bar.

— Relève-toi, ma cocotte, dit-il. Grand-père a besoin de toi.

Rosa ne fit pas un mouvement. Jack s'agenouilla près d'elle et la retourna.

— Jésus ! s'écria-t-il d'une voix rauque.

Lee détourna les yeux en apercevant le visage de la jeune femme, naguère si beau et maintenant défiguré par une balle perdue. Jack se releva.

— Elle est morte, Policarpo, dit-il. Mais ce n'est ni Lee ni moi qui avons fait ça.

Le vieux ébaucha un signe de tête, et ses yeux s'écarquillèrent tandis qu'il fixait le miroir placé derrière le bar.

— Non ! murmura-t-il. Non, ce n'est pas encore l'heure.

Il avança la main en direction du miroir, comme pour écarter un objet de sa vue.

— Mais qu'est-ce qu'il a donc ? demanda Jack en remplissant un verre qu'il tendit au vieux.

— Laisse, répondit Hunter d'une voix calme. Il voit quelque chose que nous ne pouvons pas voir, nous. Pas encore, du moins…

Le silence tomba un instant sur la pièce enfumée. Puis Policarpo remit le coffret entre les mains de Lee.

— Tu le rapporteras aux Morano, dit-il doucement.

Il tituba encore légèrement, prit d'une main tremblante le verre que lui présentait Jack et le porta à ses lèvres. Mais avant d'avoir pu boire, il s'était écroulé au sol. Lee s'agenouilla vivement auprès de lui. Les grands yeux sombres du vieux Mexicain le fixaient encore, mais ils ne pouvaient plus le voir.

— C'est son cœur qui a lâché, murmura Lee Hunter en se relevant.

Les deux hommes se regardèrent un moment en silence.

— Un beau gâchis ! soupira Hunter. Si les Rurales arrivent, nous pouvons être sûrs qu'ils nous mettront tout sur le dos. Et, cette fois, nous n'y couperons pas.

— Personne ne nous a vus entrer en ville.

— Mais on a pu entendre les coups de feu.

— Par ici, les gens ont pour habitude de s'occuper de leurs propres affaires. Et quand on découvrira les corps, on pensera seulement que ces Mexicains se sont entre-tués.

Priest contourna le bar et alluma une autre lampe à pétrole, un ravissant petit quinquet dont la pauvre Rosa était si fière.

— Buvons un coup aux frais de l'établissement, dit-il en remplissant deux verres. À ta santé.

Il engloutit son eau-de-vie et ouvrit le tiroir-caisse.

— Laisse ça ! dit Lee.

— Tu as des scrupules ?

— Tu viens de déclarer que tu voulais faire croire que ces gars s'étaient entre-tués, mais si les Rurales constatent que le tiroir a été vidé de son contenu, ils pourraient bien se montrer méfiants.

— Tu as raison.

Jack prit sur l'étagère une demi-douzaine de bouteilles qu'il déposa sur le comptoir, puis il se retourna vers son compagnon.

— Prêt ?

— Quand tu voudras.

Jack saisit la petite lampe et la lança à travers la pièce. Elle alla se briser contre une tenture fanée qui tapissait le mur du fond, et les flammes jaillirent instantanément. Jack fourra les bouteilles dans un sac, et les deux hommes se dirigèrent en silence vers la porte.

La rue était calme et déserte. Lee détacha les chevaux des Mexicains et leur donna à chacun une claque sur la croupe. Ils s'éloignèrent au petit trot. Jack accrocha le sac contenant les bouteilles au troussequin de sa selle et sauta à cheval.

Les deux gringos ne se retournèrent que lorsqu'ils eurent atteint le sommet de la colline qui dominait le San Pablo et Parada. Les flammes montaient dans le ciel sombre, et, tandis qu'ils regardaient, une partie du toit de l'auberge s'effondra, projetant dans les airs une gerbe d'étincelles.

Lee entendit près de lui le bruit caractéristique d'un bouchon, et l'odeur de l'eau-de-vie monta jusqu'à ses narines. Il saisit la bouteille que lui tendait son compagnon et but une longue rasade d'alcool à même le goulot. Il commençait maintenant à ressentir les effets de l'eau-de-vie qu'il avait ingurgitée au cours de la soirée. En fait, il était légèrement ivre. Il rendit la bouteille à Jack, lequel but à son tour et s'essuya ensuite la bouche avec le revers de sa manche.

— Est-ce que tu te rends compte, bougonna-t-il, que nous n'avons même pas eu le casse-croûte auquel nous avions droit ?

Lee éperonna son cheval sans répondre, et les deux hommes poursuivirent leur route sans oser jeter un dernier coup d'œil vers le village où les flammes montaient de plus en plus haut dans la nuit.