CHAPITRE X

Les bâtiments blancs de l'hacienda Morano se détachaient contre la dune qui s'élevait au-delà de la rivière. Un moulin à vent tournait en crissant, et on entendait par instants les meuglements des lointains troupeaux.

— Joli petit coin ! dit Jack d'un ton admiratif.

— La plus belle hacienda de tout le Sonora, déclara Casias avec fierté.

— Pourquoi tant d'orgueil ? Elle ne vous appartient pas.

Les yeux sombres du Mexicain se rivèrent aux siens.

— Je travaille pour les Morano, señor, répondit-il. Et cet honneur suffit à un homme de ma condition.

Lee tira son couteau de sa gaine et trancha les liens qui attachaient les mains de Casias.

— Je ne veux pas que vous apparaissiez ainsi devant vos vaqueros, dit-il.

Le Mexicain frotta ses poignets endoloris.

— Il va maintenant être intéressant de savoir comment vous serez reçu, déclara-t-il.

— On devrait nous être bougrement reconnaissant ! s'écria Jack. Après tout, on ne peut rien nous reprocher, à part le fait d'avoir pénétré dans le domaine sans autorisation. Mais c'est peut-être là, chez vous, un crime qui mérite la peine de mort !

Les bâtiments de l'hacienda étaient entourés par un mur de brique. Après avoir traversé un pont de bois, les trois cavaliers franchirent la grille. Dès qu'ils eurent mis pied à terre, un vaquero sortit des écuries pour venir s'occuper de leurs chevaux. D'autres employés se trouvaient dans les parages, et certains étaient armés de carabines. Lee constata que la lourde grille de fer s'était refermée sur eux. Ils se trouvaient maintenant prisonniers, et si les Morano n'acceptaient pas leur histoire, ils ne ressortiraient pas vivants de la propriété.

Casias conduisit les deux Américains jusqu'au bâtiment principal, entra sous la vaste véranda et se retourna vers eux.

— Un conseil ; dites la vérité, et ne cherchez pas les ennuis, car vous pourriez en rencontrer plus que vous n'êtes à même d'en surmonter.

Ce disant, il frappa à une grande porte à deux battants. Un domestique apparut et s'effaça pour laisser entrer les trois hommes dans un vaste hall carrelé où régnait une agréable fraîcheur. Le serviteur leur fit traverser le vestibule et ouvrit une autre porte.

Ils se trouvaient maintenant dans une immense pièce au plafond en ogive et aux poutres apparentes. Les murs, de teinte claire, étaient tendus de tapisseries de prix, et de vieux étriers espagnols servaient de porte-lampes. Le mobilier ancien était patiné par l'âge, et la pièce paraissait sombre car les volets avaient été fermés à cause de la chaleur, hormis ceux de la fenêtre du fond dans l'encadrement de laquelle se tenait une jeune femme en train de contempler les lointaines collines dorées par le soleil.

— Voici les deux Américains, señorita, annonça Casias en s'inclinant respectueusement. Lee Hunter et Jack Priest.

Jack salua d'un signe de tête, tandis que Lee, pétrifié, se contentait de fixer la jeune fille, oubliant les bonnes manières qui étaient habituellement les siennes. Enfin, il s'inclina à son tour, tandis que résonnaient à ses oreilles les paroles de Policarpo Maravillas : « Une jeune fille splendide, avec des cheveux noir de jais mais qui a hérité de ses ancêtres irlandais des yeux bleus et un teint de lait. »

— Vous pouvez nous laisser, señor Casias, dit-elle d'une voix grave et harmonieuse.

Le Mexicain eut un instant d'hésitation.

— Ne vaudrait-il pas mieux que je reste, señorita ?

La jeune fille sourit. Et son sourire était si lumineux que Lee en ressentit un coup au cœur.

— Je suis parfaitement en sécurité avec ces deux messieurs, déclara-t-elle.

Le coffret sculpté était posé sur une table, entre deux fenêtres. Le couvercle était soulevé, et le soleil faisait ressortir la couleur chaude de l'ivoire du crucifix.

Casias s'inclina puis fit demi-tour et quitta la pièce. La porte se referma derrière lui.

Luz Morano s'avança vers la cheminée et indiqua deux chaises à ses visiteurs. Puis elle s'assit et leva les yeux vers eux. Un peu gênés, ils prirent place sur les sièges qu'elle leur désignait.

— Je désire vous remercier, commença la jeune fille, de m'avoir fait rapporter ces objets. L'or et les bijoux ne représentent pas grand-chose à mes yeux, mais il en va tout autrement du crucifix.

Les yeux de Lee se portèrent sur le Christ d'ivoire. Il était maintenant certain qu'il était absolument identique à celui de San Miguel que, par bonheur, Jack Priest n'avait pas vu. Le fait pouvait ne rien signifier, mais il se pouvait aussi qu'il y eût là une indication intéressante.

— C'est sans doute un héritage familial, dit-il.

La jeune fille inclina légèrement la tête.

— Oui, dit-elle. Il me vient de ma mère, et il est dans notre famille depuis des générations. Il avait été offert à un de nos ancêtres par des gens à qui il avait rendu un éminent service. Je suis sûre que vous n'en avez jamais vu un semblable !

Les yeux de Luz Morano brillaient de fierté.

— C'est vrai, señorita, jamais. C'est le genre d'objet que l'on s'attendrait à trouver dans une église plutôt que dans une maison particulière.

— En effet, on prétend que, dans tout le nord du Mexique, il n'y en a pas un autre qui soit ailleurs que dans une chapelle.

— Je veux bien le croire. Sans doute a-t-il été apporté d'Espagne par les Franciscains.

— Non, il appartenait aux Jésuites.

— Mais les Jésuites ont quitté le Mexique depuis plus de cent ans ! dit Jack.

— C'est bien cela, señor.

— Et ce sont ces mêmes Jésuites qui l'ont offert à votre famille ?

— Pas exactement. Mais ce crucifix est tenu en haute estime et vénéré par les gens qui vivent sur nos terres, dont beaucoup sont des métis. Le sang des Opatas et des Tarahumares coule dans leurs veines et, chose curieuse, bien qu'ils soient convertis au christianisme, ils n'ont pas totalement abandonné leurs superstitions païennes, comme voudraient nous le faire croire les historiens. Une de leurs croyances les mieux enracinées c'est que ce crucifix nous protège et que, aussi longtemps qu'il sera en notre possession, le domaine sur lequel ils vivent et travaillent restera intact et prospère. C'est grâce à vous, señores, que ce Christ nous a été rendu, et je n'ai pas l'intention de vous laisser repartir sans vous offrir un témoignage de ma reconnaissance.

— Nous ne désirons rien, señorita, dit Lee. Rien du tout, je vous l'assure.

La jeune fille pencha légèrement sa jolie tête brune.

— Il doit bien y avoir, cependant, quelque chose qui vous ferait plaisir, dit-elle d'un air surpris.

Lee hésita un instant, puis se décida.

— Eh bien, répondit-il d'une voix lente, il y a quelque chose qui nous serait, en effet, très agréable.

— Parlez, señor, je vous en prie.

— Jack Priest et moi-même ne sommes que des vagabonds, señorita. Certains jours nous roulons sur l'or, si je puis dire, et à d'autres moments nous devons serrer notre ceinture d'un ou deux crans pour tromper la faim.

La jeune fille le dévisageait attentivement. Il était physiquement moins beau que son compagnon et il avait dû connaître une existence plus rude, mais il y avait en lui quelque chose qui, malgré elle, l'attirait.

— Pourtant, continuait-il, nous sommes optimistes, señorita, et nous espérons avoir un jour un coup de chance qui nous permettrait de nous retirer et de vivre comme des gentlemen.

— Un coup de chance ? répéta la jeune fille d'un air intrigué.

— Par exemple une mine d'or ou d'argent.

— Je vous comprends fort bien, mais je ne vois pas comment je pourrais vous aider dans cet ordre d'idées.

Il la fixa quelques instants en silence.

— Avez-vous entendu parler de la mine des Chasseurs de Scalps, señorita ?

— J'en ai entendu parler une fois ou deux par mon père, il y a bien longtemps. On prétend même que c'est, à l'origine, la raison qui l'avait attiré dans ce pays.

— Cette mine aurait, paraît-il, été découverte par des chasseurs de scalps, bien avant la Guerre Civile américaine, puis oubliée, retrouvée et perdue encore.

— Mais qu'est-ce que tout cela a à faire avec moi, señor ?

Lee se pencha un peu vers la jeune fille.

— Nous avons des raisons de penser que cette mine se trouve par ici, sur votre domaine ou à proximité.

— Je n'ai jamais entendu dire une chose semblable. Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela ?

Le jeune homme sourit d'un air entendu.

— Nous tenons nos renseignements de bonne source, señorita.

Luz Morano dévisagea alternativement les deux jeunes Américains assis devant elle.

— On prétend, dit-elle, que ce filon vaut une immense fortune.

— C'est exact, señorita. Et, si vous vouliez bien nous accorder la permission d'entreprendre des recherches, nous partagerions par moitié avec vous dans le cas où nous le découvririons. Qu'en pensez-vous ?

La jeune fille détourna un instant les yeux.

— Ce n'est pas la question du partage éventuel qui me tracasse, dit-elle enfin, mais votre suggestion ne m'enchante pas outre mesure.

— Pourquoi ? demanda Jack. Après tout, nous vous avons rapporté votre crucifix.

Il fit une grimace de douleur en sentant le talon d'une botte lui écraser le pied.

— Elle ne m'enchante pas, continua Luz Morano, parce que j'ai conscience que vous perdez votre temps. Je ne sais pas grand-chose de cette mine, mais je suis persuadée que, si elle existe, elle se trouve loin de chez nous.

— Elle existe, affirma Lee. Et, qui plus est, nous croyons pouvoir la découvrir.

La jeune Mexicaine fixa encore une fois son interlocuteur, puis elle inclina légèrement sa jolie tête aux longs cheveux noirs.

— Fort bien. Je vous accorde donc la permission que vous demandez. Avez-vous besoin de quelque chose d'autre ?

— Je crois que nous pourrons trouver ce qu'il nous faut à Los Santos.

La jeune fille marqua un temps d'hésitation avant de poser la question suivante.

— Avez-vous de l'argent ?

— Nous en avons assez pour l'instant.

— Auriez-vous plaisir à rester quelques jours chez nous ?

Lee jeta un coup d'œil indécis à son compagnon.

— Voyez-vous, señorita, dit celui-ci, nous avons ce projet en tête depuis si longtemps que nous aimerions l'entreprendre le plus tôt possible, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

Un léger sourire passa sur le visage de Luz Morano.

— Ce sera donc pour plus tard, dit-elle. Lorsque vous aurez trouvé votre mine.

— Je vous promets, dit Lee Hunter en se levant, que nous ne vous causerons pas le moindre ennui. Cependant, comme j'ai l'impression que vos gens n'éprouvent pas pour nous une très grande sympathie, pourriez-vous leur faire savoir que nous avons l'autorisation de prospecter sur vos terres ?

— Ils le sauront, vous pouvez y compter.

— Nous vous serions également reconnaissants si vous vouliez bien garder pour vous ce que nous venons de dire. Nous n'aimerions pas que l'on sache que nous sommes à la recherche de cette mine.

— Je n'en soufflerai mot, señor, déclara la jeune fille en se levant à son tour.

C'est à ce moment-là qu'un bruit de bottes se fit entendre dans le vestibule, en même temps qu'une voix d'homme appelait :

— Luz ! Luz !

— Voici mon frère, Leandro, dit la jeune fille dont le visage s'était un peu altéré.

La porte s'ouvrit alors toute grande devant un jeune homme de haute taille. La ressemblance était frappante entre le frère et la sœur, mais Leandro avait un air renfrogné qui contrastait avec l'extrême douceur du visage de la jeune fille. Son costume et son chapeau étaient couverts de poussière, et on apercevait la crosse d'un colt d'ivoire enfoncé dans un étui évidé fixé très bas contre sa cuisse. Ses yeux bleus étaient de glace quand il dévisagea les deux Américains.

— Tu es seule avec ces deux hommes ? demanda-t-il en se tournant vers sa sœur.

Les yeux de la jeune fille firent lentement le tour de la pièce.

— Apparemment oui, dit-elle d'un ton glacial.

Il lança son chapeau sur la table.

— Casias a envoyé un homme me chercher. Pourquoi as-tu reçu seule ces deux individus ?

— Parce que tu n'étais pas là, Leandro, répondit Luz d'un ton un peu cassant qui contrastait étrangement avec l'habituelle douceur de sa voix. Est-ce que, par le plus grand des hasards, Casias t'aurait arraché à ton travail ?

Une légère rougeur monta au visage de Leandro qui détourna les yeux, et Lee se rendit compte qu'il avait bu, bien qu'on ne fût qu'au milieu de la matinée.

— Ces deux messieurs, reprit sa sœur, ont rapporté le coffret de bijoux qui avait été dérobé l'autre nuit.

— Sans Casias et ses vaqueros, nous ne l'aurions jamais revu.

La jeune fille rougit et porta la main à sa gorge.

— Ils traversaient nos terres, expliqua-t-elle, sur lesquelles ils ont campé cette nuit. Il aurait fallu qu'ils soient fous pour agir ainsi s'ils n'avaient pas eu l'intention de rapporter le coffret.

— Belle histoire, en vérité ! railla le jeune homme.

Jack réprima un geste d'impatience.

— Le señor Casias vous a-t-il raconté cette histoire en entier ? demanda-t-il.

— Je ne vous parle pas ! répliqua sèchement Leandro.

— Mais moi, je vous parle, señor ! lança Priest en faisant un pas en avant.

Mais Leandro resta immobile, la tête baissée, semblable à un jeune taureau qui a été acculé dans un coin et ne sait comment se dégager.

— Señor Morano, intervint Lee, nous avons été un peu surpris par la façon cavalière dont Casias nous a traités, car nous avions parfaitement l'intention de venir vous rapporter le coffret, ainsi que la señorita Morano l'a fort bien compris. Car nous avons entendu parler de vos lois.

— Et vous avez quelque chose à leur objecter ?

— Rien du tout, señor. Nous autres, Américains, avons aussi notre manière de traiter ceux qui pénètrent sans autorisation sur nos terres.

— Il est bien regrettable que vous n'y restiez pas, sur vos terres ! répliqua Morano.

Il se dirigea vers un petit meuble pour y prendre une bouteille de whisky et un verre qu'il remplit jusqu'au bord.

— Ma sœur vous versera une récompense, dit-il, et ensuite vous voudrez bien quitter notre domaine. Il ne vous sera fait aucun mal, à condition que vous soyez partis au coucher du soleil.

Il avala l'alcool d'un trait et remplit à nouveau son verre d'une main qui tremblait imperceptiblement.

— Leandro, dit Luz, j'ai accordé à ces messieurs l'autorisation de faire de la prospection sur nos terres.

Le verre glissa de la main du jeune homme et tomba au sol où il se brisa.

— Qu'est-ce que tu dis ? s'écria-t-il.

— C'est leur récompense.

— Impossible.

Leandro leva la bouteille et but à même le goulot, puis il s'essuya la bouche du revers de la main.

— Je leur ai donné ma parole, déclara la jeune fille d'un ton ferme.

Pendant un instant, le frère et la sœur se défièrent du regard, puis le jeune homme alla s'asseoir sans un mot dans un fauteuil devant la cheminée, tenant toujours par le goulot la bouteille de whisky. Luz fit un signe en direction de la porte. Hunter alla ouvrir, et les deux Américains suivirent la jeune fille dans le vestibule.

— Allez jusqu'à Los Santos, dit-elle, et restez-y quelques jours, jusqu'à ce que chacun soit au courant de l'autorisation que je vous ai accordée.

Elle leur tendit la main en ajoutant :

— Je vous remercie encore pour ce que vous avez fait. Dieu vous garde, amigos.

Lorsque la porte se fut refermée sur eux, Jack se tourna vers son compagnon.

— Tu as vu comme elle l'a remis à sa place ? dit-il.

Un vaquero s'avançait, tenant leurs chevaux par la bride.

— Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, mon ami, murmura Lee Hunter en roulant une cigarette.