CHAPITRE II

Lee leva la tête. Très haut dans le ciel, un point noir qui semblait presque immobile se détachait sur le fond azuré. C'était un zopilote, grand vautour du Sonora, attiré par les cadavres des deux bêtes étendues au fond du cañon.

Jack Priest tira son revolver et hocha la tête.

— Six cartouches chacun, dit-il, mais il n'y aura pas le temps de recharger. Si on essayait de foncer vers les tinajas, de boire un peu et de filer ensuite dans les rochers ?

— Ta cervelle est en train de bouillir, mon vieux.

— Ça vaut la peine de tenter le coup, non ?

— Les Yaquis sont les meilleurs tireurs que je connaisse.

— L'un de nous pourrait tout de même aller chercher de l'eau, insista Jack.

— Eh bien, vas-y.

— Tu me couvriras ?

— Pour gaspiller de précieuses cartouches ? N'y compte pas.

— Tu en as bien employées pour me sauver la vie.

Lee étouffa un bâillement.

— Oui, mais je pensais que ton bidon était plein. Je me demande s'ils ont fait exprès de tirer dedans. Ça leur ressemblerait assez. Ils ont le sens de l'humour macabre.

— Et toi, tu joues la comédie.

— Que veux-tu dire ?

— Que tu as une trouille du tonnerre, mais qu'il faut quand même que tu crânes pour soutenir ta réputation de dur. Tu me donnes la nausée, tiens !

Le silence retomba entre les deux hommes. Parler était épuisant et ne menait absolument à rien. La peur les tenaillait également tous les deux, mais aucun n'avait réussi à convaincre l'autre du contraire. Le soleil implacable dardait ses rayons brûlants dans le cañon. La soif devenait de plus en plus intolérable. Lee tira son couteau de sa gaine et en éprouva le tranchant. Puis, jetant un coup d'œil au mulet silencieux qui baissait tristement la tête, il s'en approcha.

— Donne-moi un coup de main, dit-il à Priest par-dessus son épaule.

Jack s'avança.

— Dès que je te préviendrai, tu lui feras lever la tête et tu la pencheras de côté. Bouche le trou de ton bidon et apprête-toi à recueillir le sang.

Jack obtura le trou fait par la balle dans le bidon, puis il ôta le bouchon.

— Ne fais pas une entaille trop large, recommanda-t-il.

— Sois sans crainte. Dépêche-toi. Prêt ?

— Oui.

— Vas-y !

Priest saisit le bidon et leva la tête du mulet. Lee commença à enfoncer le couteau dans la jugulaire. Au même instant, une carabine claqua au sommet de la falaise. Il eut l'impression de recevoir une énorme gifle sur le côté du crâne, et il s'effondra au sol. Il perçut un braiment furieux, puis un bruit de sabots, et il sombra dans l'inconscience.

*
*  *

Quand il reprit connaissance, une douleur atroce martelait son crâne.

— Ne bouge pas, dit Jack.

— Où est le mulet ?

— Parti.

Lee ferma les yeux et toucha avec précaution le côté de sa tête où il sentit un pansement sommaire.

— C'était moins cinq, dit-il.

— Tu as le crâne dur. Je m'en étais déjà rendu compte avant que tu sois blessé.

— Pourquoi as-tu laissé filer le mulet ?

— Il me fallait choisir : tenir le mulet ou te mettre à l'abri, toi.

— Et c'est moi que tu as choisi, de préférence au mulet.

— Je n'étais pas en état de réfléchir. C'est la faute du soleil, je suppose. Et puis, tu m'avais sauvé la vie, et je ne voulais pas être en reste. Je ne tiens pas à quitter ce monde en ayant des dettes envers quelqu'un.

— Foutaises ! grogna Lee. Tu essaies d'arrondir les angles, mais qui crois-tu tromper ?

Lee reposa sa tête sur ses bras repliés. Il n'y avait pas moyen de se tirer de ce mauvais pas. Il tâta la crosse de son revolver, regrettant de ne pas pouvoir tirer cinq cartouches sur les Yaquis tout en gardant la sixième pour lui.

À mesure que le soleil poursuivait sa course vers l'ouest, la chaleur devenait plus supportable, et les deux hommes reprenaient quelques forces. Lee jeta un coup d'œil oblique à Jack en songeant qu'il avait peut-être raison. Il voulait descendre la pente en courant, tout en tirant avec son revolver. Certes, il avait des chances de se faire descendre par une balle. Mais s'il s'en tirait…

Une fois de plus, Lee perdit connaissance. À un moment donné, il lui sembla que quelqu'un le tirait par la ceinture. Il ne savait pas combien de temps s'était écoulé quand il entendit une voix parler en espagnol, mais il ne put saisir que quelques mots. Il ouvrit les yeux. Il faisait presque nuit, et Jack Priest n'était plus là. Il l'aperçut sur la pente, camouflé derrière un rocher, un pistolet dans chaque main, regardant en direction des tinajas. Lee porta la main à son étui et le trouva vide.

— Le salaud ! grogna-t-il.

La nuit venue, les Yaquis pouvaient parfaitement passer à l'attaque. Priest se retourna, le visage impassible.

— Rends-moi mon revolver ! lui cria Lee.

— Il te reste ton couteau, non ?

— Je ne veux pas mourir comme un greaser3.

— Tu n'as pas le choix. Tu ne vaux guère mieux que si tu étais déjà mort, d'ailleurs. Mais moi, c'est différent.

— Tu ne t'en tireras pas non plus, Judas !

— Reste donc là à me regarder, si ça te fait plaisir.

Il se laissa glisser rapidement sur la pente. Il y eut un éclair, et une balle vint soulever la terre à ses pieds.

— Attendez ! hurla-t-il. Donnez-moi au moins une chance.

Lee était en train de rire lorsque Jack revint en courant se mettre à l'abri derrière les caisses.

— Toi, c'est différent, hein ? railla Lee. « Attendez ! Donnez-moi une chance. » Tu aurais peut-être dû ajouter « s'il vous plaît », bougre d'idiot.

Les minutes passaient. Il faisait maintenant presque nuit. Les Indiens pouvaient monter à l'assaut d'un moment à l'autre. Et soudain, le calme fut troublé par l'appel strident d'un clairon. Des coups de feu retentirent dans le cañon, puis des cris et des hurlements. Au bout d'un moment, la fusillade perdit de son intensité, et le calme revint peu à peu, troublé seulement par des appels en espagnol et quelques coups de feu isolés. On était en train d'achever les blessés.

— Grâce au Ciel, les soldats ! dit Jack. Et au bon moment, comme dans les livres.

— Cela s'appelle tomber de Charybde en Scylla.

— C'est toi qu'ils recherchent, pas moi.

— Tu leur expliqueras ça. Ils te croiront peut-être, murmura Lee qui se sentait à nouveau sur le point de s'évanouir.

— Ce sont des blancs, malgré tout.

— Ouais. Comme la bande de Streeter. Tu en as entendu parler, je suppose : un ramassis de métis et de Mexicains, avec deux ou trois sales nègres pour faire bonne mesure. Ils ne sont ni tout à fait blancs ni tout à fait indiens, mais ils ont ramassé tous les défauts des deux races et aucune qualité.

Des hennissements de chevaux retentissaient dans le cañon, puis Lee entendit une voix qu'il reconnut pour être celle du capitaine Morelos.

— Vous croyez qu'ils sont encore en vie ? demanda une autre voix.

— Il y a une façon de le savoir. Holà ! Vous m'entendez, là-haut ?

Priest lança un coup d'œil à Lee.

— Que faisons-nous ?

— Décide toi-même. Et donne-moi mon revolver. Là où tu vas aller, tu n'en auras pas besoin.

— Hunter ! reprit le Mexicain. La lune va bientôt se lever. Vous ne pouvez pas nous échapper. Nous vous verrons depuis le plateau.

— Depuis là-haut, vous ne pourriez même pas voir un tas de… crottes, Morelos !

Il entendit rire le Mexicain.

— Nous avons des carabines Sharps et le meilleur tireur du régiment.

— Peuh ! Je suis sûr qu'il serait incapable de fesser un éléphant avec un violoncelle !

— C'est ce que nous verrons. Nous avons du café et nous allons attendre que la lune se lève. Vous ne voulez pas une tasse de café ? Nous avons aussi de l'eau.

— Le diable l'emporte ! grommela Lee entre ses dents.

— Moi, je descends, déclara Jack.

— Ils te laisseront juste le temps de faire une dernière prière. Tu en sais encore une ?

— Ces soldats n'ont rien à me reprocher.

— Excepté le fait que tu es en ma compagnie.

À l'est, le ciel commençait à s'éclairer d'une faible lumière argentée. La lune se levait. Bientôt sa clarté inonda le sommet des pentes. Sur le plateau, une ombre bougea.

— Voici le fameux tireur, dit Priest. Dans cinq minutes, il nous verra aussi bien qu'en plein jour.

Les caisses d'armes n'offriraient qu'une protection insuffisante, et il n'y avait nul endroit où on pût trouver un abri plus sûr. Priest leva la tête.

— Cinq minutes, répéta-t-il.

Il ne se trompait pas. Quelques instants plus tard, un éclair orangé brilla au sommet du plateau, suivi par l'aboiement d'un fusil de gros calibre. Le projectile vint s'écraser à dix pieds au-dessus des deux hommes, et des éclats de roche dégringolèrent sur eux. Encore une ou deux balles, et le Mexicain aurait rectifié son tir, calculé la dérive. Alors, il serait prêt à les envoyer en enfer.

— Je peux descendre ? cria Jack.

— Nous serons heureux de vous accueillir, répondit une voix.

La lune éclairait en plein la silhouette de Jack Priest. Il leva les mains et les croisa au-dessus de son vieux chapeau crasseux.

— Tu viens ? demanda-t-il en se tournant vers Lee.

— Va-t'en au diable, mais laisse-moi ces revolvers.

— J'ai besoin de toute l'indulgence des greasers, mon vieux, et la remise de ces armes sera portée à mon crédit.

Il enjamba les caisses et s'engagea dans la pente. La grosse Sharps continuait à cracher le feu. Une balle vint frapper une des caisses, faisant voler en l'air des éclats de bois. Lee savait que ce n'était plus maintenant qu'une question de minutes. Il savait ce qui l'attendait, mais un homme tient toujours à sa vie, si misérable soit-elle. Il se leva en vacillant sur ses jambes.

— Descendez ! cria le capitaine Morelos.

Lee fit quelques pas en chancelant, puis tomba de tout son long, sans connaissance.