CHAPITRE XVI

La lumière de l'aube baignait déjà les hauteurs, mais les cañons étaient encore dans l'ombre. Ayant fixé la statue au troussequin de sa selle, Lee sauta à cheval et se mit en route en direction du sud.

Il n'avait pas parcouru plus d'un mille, et il longeait maintenant une gorge étroite et profonde lorsqu'il entendit derrière lui des chevaux qui arrivaient à vive allure. Il saisit sa carabine, obliqua vers la droite et se mit en devoir de gravir la pente abrupte. Les pierres se détachaient sous les sabots de son cheval, mais il réussit à atteindre sans encombre le lit d'un petit arroyo à sec. Il mit pied à terre et, tirant l'animal derrière lui, il parvint ainsi jusqu'au sommet de la crête. Il s'arrêta, prit ses jumelles et baissa les yeux vers le cañon qu'il venait de quitter. Il se trouvait encore dans une demi-pénombre, mais le jeune homme pouvait tout de même distinguer plus d'une douzaine de cavaliers mexicains parmi lesquels Casias.

Lee reprit sa route en direction du cañon suivant qu'il espérait pouvoir descendre pour échapper aux vaqueros. Il était à peu près à mi-chemin de la descente lorsqu'une sorte de pressentiment le fit s'arrêter net. Il reprit ses jumelles et porta ses regards en direction du cañon. Un frisson glacé lui parcourut l'échine. Il n'y avait pas à se tromper sur l'identité des cavaliers qu'il apercevait : c'étaient des Apaches, au nombre d'une vingtaine.

Il appuya la tête contre la selle de son cheval. Il ne pouvait retourner dans l'autre cañon où il tomberait entre les mains de Casias et de ses vaqueros, lesquels ne se montreraient guère, à son égard, plus tendres que les Apaches. Le soleil était maintenant levé. Le jeune homme reprit sa marche en direction du sud, longeant le sommet étroit de la crête jusqu'à ce qu'il eût atteint un passage d'une cinquantaine de pieds de large qui descendait vers la jonction des deux cañons, celui de gauche où se trouvaient les Mexicains, et celui de droite où étaient les Indiens. La pente était abrupte et jonchée de pierres, mais il lui était impossible de revenir sur ses pas. Il but une longue rasade d'eau-de-vie pour se donner du courage, sauta à cheval et s'engagea follement dans la descente.

Les pierres se détachaient et roulaient sous les sabots du cheval qui soulevaient en même temps une poussière âcre. Il dévalait la pente au milieu des broussailles épineuses, glissant parfois des quatre fers, tombant presque sur la croupe pour être aussitôt brutalement relevé par le fou qui le harcelait de ses éperons impitoyables. Du coin de l'œil, Lee apercevait à sa gauche les vaqueros et, à sa droite, les Apaches qui contournaient maintenant un épaulement rocheux en levant les yeux vers ce visage pâle qui avait l'air de vouloir se précipiter entre leurs mains.

Le cheval atteignit enfin le bas de la pente dans un nuage de poussière et un bruit de pierraille. Lee lui enfonça les éperons dans les flancs et le cingla de l'extrémité de ses rênes. L'animal bondit, comme propulsé par des ressorts, traversa le cañon à une allure vertigineuse et se mit à gravir la pente d'en face. Lee était environ à mi-chemin du sommet lorsque le premier coup de feu claqua, mais ce n'était pas contre lui qu'il était dirigé. Les deux groupes de cavaliers avaient maintenant d'autres préoccupations.

Le cheval était presque mort d'épuisement lorsqu'il atteignit le haut de la crête. En bas, le cañon retentissait des détonations des carabines et des hurlements des combattants. Lee vida d'un trait le flacon d'eau-de-vie et le lança ensuite dans la pente.

Les collines étaient inondées de soleil lorsqu'il parvint à la tinaja. Après s'être désaltéré, il remplit les bidons. Puis, laissant au bord de l'eau son cheval harassé, il gravit une petite éminence pour jeter un coup d'œil dans la plaine. Il se rendait compte que, si on se lançait à sa poursuite, il serait absolument incapable d'échapper à ses ennemis quels qu'ils fussent, et il était aussi risqué de transporter la Vierge à San Miguel que de la rapporter à Los Santos. Une voix intérieure lui soufflait de l'abandonner purement et simplement pour filer en direction de la frontière. Il pourrait toujours revenir ensuite pendant la nuit pour récupérer l'or.

Il redescendit jusqu'à la tinaja et se lava soigneusement le visage pour se débarrasser de la poussière et de la sueur. Mais il ne pouvait s'empêcher, de temps à autre, de reporter ses yeux sur la statue en se demandant qui avait réellement droit de propriété sur elle. Après tout, c'étaient les adeptes du Culte qui l'avaient protégée des mains des Indiens et mise en sûreté à Los Santos sans même toucher aux offrandes qu'on lui apportait. Et pourtant, la plupart de ces Mexicains n'avaient pas un sou vaillant.

Il s'assit auprès de la tinaja et roula une cigarette. Luz Morano avait hérité le crucifix offert à sa famille en reconnaissance d'un service rendu, et il ne pouvait s'ôter de l'idée que les ancêtres de la jeune fille avaient aidé les adeptes du Culte à conserver la statue qu'ils vénéraient.

— Luz savait la raison de notre venue à Los Santos, murmura-t-il. Elle aurait pu donner l'alarme, et ni Jack ni moi ne serions ressortis vivants de la ville. Pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ? Pourquoi a-t-elle gardé ses soupçons pour elle ?

Il hocha la tête et poussa un soupir en se souvenant des lèvres douces et pulpeuses de la jeune fille, de ses beaux yeux bleus. Et il revoyait aussi par la pensée les yeux bleus de Leandro mort.

Il se leva, accrocha ses bidons à la selle, et se remit en route à travers les collines. Le soleil descendait déjà à l'horizon quand il atteignit l'endroit où la piste bifurquait. À sa droite, au-delà des hauteurs, s'étendait la vaste plaine ondulée qu'il pouvait traverser, la nuit venue, pour retrouver la route qui le conduirait à San Miguel. À sa gauche, en remontant légèrement vers le nord, il rejoindrait celle qui menait à Los Santos. Il repoussa son chapeau sur sa nuque et se mit à rouler pensivement une cigarette.

— J'ai l'or, murmura-t-il. Qu'ils se disputent donc la statue s'ils le désirent. Après tout, ça ne me regarde pas.

Il finit sa cigarette et resta longtemps immobile, plongé dans ses pensées, tandis que les ombres du soir s'allongeaient sur la plaine. Où qu'il portât ses regards, il lui semblait apercevoir le ravissant visage de Luz Morano. Certes, il aurait pu atteindre la frontière de l'Arizona en moins de deux jours, mais il lui aurait fallu un cheval frais. Il rassembla ses rênes et obliqua sur sa gauche. Parvenu au sommet de la crête, dans la lumière incertaine de cette fin d'après-midi, il lui sembla distinguer Los Santos, dans le lointain, derrière un léger rideau de fumée et de brume. Il se retourna. En direction du sud, les collines étaient désertes, et il se demanda comment Casias et ses hommes avaient bien pu se tirer de leur combat inopiné avec les Apaches.

La piste était maintenant bordée de rochers et d'arbustes rabougris. Au bas de la pente, il aperçut une route sillonnée d'ornières qui, il en était sûr, devait conduire jusqu'à la ville. Il en scrutait prudemment les abords quand il lui sembla déceler un mouvement dans un épais fourré. Mais il ne s'agissait que d'un lapin qui s'enfuit à toute vitesse pour disparaître aussitôt dans l'obscurité. Lee prit un de ses bidons pour boire quelques gorgées d'eau, et une pensée soudaine traversa son esprit. Pourquoi n'emporterait-il pas la statue aux États-Unis ? Peut-être les habitants de Los Santos offriraient-ils une récompense pour la récupérer.

— Pardieu ! s'écria-t-il, je n'y avais jamais songé.

Puis l'image de Luz Morano surgit à nouveau devant ses yeux. Il baissa un instant la tête. Quand il la releva, il aperçut un homme debout au milieu de la route, une cigarette au coin des lèvres et les deux pouces dans son ceinturon.

— Tu en as mis du temps, Mr Hunter ! lança la voix sarcastique de Jack Priest.

Lee humecta ses lèvres sèches. Il savait que, cette fois, Priest n'hésiterait pas à le tuer, et que rien de ce qu'il pourrait dire ne le ferait changer d'avis.

— Bougre de saligaud ! reprit Jack. Tu m'as laissé derrière toi pour que ces paisanos s'emparent de moi. Tu sais pourtant ce qui me serait arrivé, non ?

— Tu as tué Leandro Morano, dit Lee d'un ton calme.

— Et c'est toi qui veux me juger ! Toi ? Sans blague ! Mais je constate que tu as la statue. J'avais l'intuition que tu la rapporterais à Los Santos. Je ne te comprends pas, d'ailleurs, puisque tu avais réussi à filer. Mais où diable étais-tu passé ? Tu t'es évanoui dans ces maudites collines comme la brume matinale aux premiers rayons du soleil.

— Très poétique ! répondit Lee d'un ton sec en faisant un mouvement pour se rapprocher de son cheval.

— Descends cette statue et défais le paquet.

Lee détacha la statue et la posa sur le sol. Il ne leva pas les yeux vers Jack, mais une sueur froide coulait dans son dos à la pensée que dans quelques minutes il serait peut-être mort.

— Est-ce que l'or est à l'intérieur ? demanda Jack.

— Oui. Prends la statue et file si ça te fait plaisir.

Mais Priest était méfiant. Il fit quelques pas en avant, la main sur la crosse de son colt.

— Montre-moi cet or ! dit-il.

— Mais puisque je te dis qu'il est là ! Que veux-tu de plus ? répliqua Lee.

Jack s'immobilisa en face de lui.

— Je veux le voir ! C'est clair, non ? Tu m'as joué pas mal de tours jusqu'à présent, et je trouve que ça suffit.

— Il faut que j'ôte la tête de la statue.

— Eh bien, ôte-la.

— J'ai besoin du tournevis qui est dans ma poche.

— Prends-le. Mais fais gaffe, parce que je t'ai à l'œil.

Lee tira le tournevis de sa poche, ôta la couronne de la statue et écarta soigneusement les cheveux, se demandant quelle allait être la réaction de Priest en voyant les cailloux et la terre qui se trouvaient à la place de l'or. Il introduisit la petite lame dans la fente de la vis. Au bout de quelques secondes, il fit basculer lentement la tête de la statue qu'il retira pour la placer sur le sol à côté de la couronne. Il se releva ensuite et posa la statue debout sur une pierre plate. Introduisant deux doigts dans l'ouverture, il commença par retirer le chiffon.

— Grouille-toi, bon Dieu ! grogna Priest.

Lee prit la statue par la taille, la bascula et la laissa glisser entre ses mains jusqu'à la tenir par les pieds. Une pluie de terre et de cailloux fut alors projetée en direction de Jack Priest qui poussa un juron et sortit son revolver. Hunter posa la statue sur le sol et fit un bond de côté en agrippant la crosse de son colt, mais Priest avait fait feu à l'instant précis où il recevait les pierres en plein visage. La balle siffla aux oreilles de Lee qui tira à son tour, mais trop vite. Jack s'écarta vivement en portant la main gauche à ses yeux tandis que son adversaire se laissait tomber au sol et appuyait à nouveau sur la détente. Le projectile atteignit Priest en pleine poitrine, et il bascula en arrière tout en tirant une autre fois. Le cheval de Lee s'abattit, une balle dans le crâne. Jack fit demi-tour sur lui-même et leva les yeux.

— C'est encore un de tes tours du diable qui te sauve, dit-il.

Lee abaissa son revolver fumant sans répondre. Il ne pouvait ni ne voulait rien dire. Jack toussa, et un filet de sang apparut au coin de sa bouche. Ses yeux, déjà, se voilaient.

— Je suis tout de même plus rapide que toi, Hunter, murmura-t-il. Tu le sais, que je suis plus rapide que toi, hein ? Avoue-le, que diable !

Lee approuva d'un signe de tête.

— Je t'avais dit, un jour, que je ne me battais jamais en duel.

Mais Jack Priest ne répondit pas. Il ne le pouvait plus. Lee remit la statue sur ses pieds et la remplit à nouveau de pierres et de terre. Il enfonça soigneusement le chiffon, revissa la tête et replaça la couronne. Après, quoi, il se mit à la recherche du cheval de Jack. L'animal essaya de le mordre au moment où il l'approchait. Lorsque le jeune homme eut remplacé la selle de Jack par la sienne, il traîna le cadavre dans un creux de terrain, plaça un foulard sur son visage et le recouvrit de pierres. Il fouilla ensuite les sacoches de Priest et y trouva une bouteille de baconora dont il but une longue rasade. Étant remonté à cheval, il s'approcha de la statue et la hissa jusqu'à lui pour la placer en travers de sa selle, sans prendre la peine de l'envelopper à nouveau. Il toucha légèrement de ses éperons les flancs de l'alezan et s'engagea sur la route qui allait le ramener à Los Santos. La nuit venait rapidement. Au loin, dans les collines, un coyote fit entendre son cri lugubre.