CHAPITRE XI

Jack Priest ouvrit la porte de la maisonnette et entra. Il déposa ses sacoches sur la table branlante qui gémit sous le poids d'une manière alarmante. Lee s'arrêta un instant sur le seuil.

— Je comprends maintenant ce que tu voulais dire, déclarait-il en parcourant la pièce du regard. Ce n'est évidemment pas un palais.

Il appuya sa carabine contre le mur et posa ses sacoches sur une chaise.

— Nous aurions peut-être mieux fait d'aller à l'hôtel, répondit Jack.

— Non. Je ne tiens pas à ce qu'on remarque trop nos allées et venues. Cette bicoque est un peu à l'écart, et nous y serons plus tranquilles qu'à l'auberge.

Jack s'approcha de la fenêtre et regarda en direction de la ville.

— Je crains bien, grommela-t-il, que nous ne puissions mettre le nez dehors sans que tout le monde soit au courant de notre présence d'ici une heure. Est-ce que tu t'es rendu compte qu'on nous suivait, pendant que nous traversions les collines ?

— Oui. Et tout à l'heure, quand je suis allé acheter des provisions, j'ai également constaté qu'on me surveillait.

— Tu ne supposes tout de même pas que l'on connaisse la raison de notre présence dans la région ?

— Je ne suppose rien, répondit Lee en haussant les épaules.

— Et tu crois que cette fille a gobé notre histoire de mine d'argent ?

Lee se laissa tomber sur une chaise en poussant un soupir.

— Difficile à dire. Elle est intelligente, cette petite. Et, d'après ce qu'il m'a semblé, c'est elle qui dirige tout. Mais c'est surtout aux paisanos qu'il nous faut prendre garde. Un seul faux pas, et ils seront à nos trousses avec un couteau bien aiguisé à la main.

Jack étouffa un juron et se mit en devoir de nettoyer la cheminée pour faire du feu.

— Je me demande, dit-il, quelle est l'origine de Los Santos.

— Je l'ignore. Mais il y a une rivière, des bois, des pâturages, l'endroit est abrité des vents pendant l'hiver, il ne doit pas y faire trop chaud durant l'été…

— En somme, il n'y manque qu'une mission, répondit Jack en allumant les brindilles qu'il venait de placer dans le foyer.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Je ne fais que répéter ce que tu as déclaré toi-même l'autre jour.

— Il n'y a pas la moindre trace de mission par ici.

— Les gens qui vivent sur les terres des Morano, et qui sont tous plus ou moins métissés, doivent le savoir.

— Même s'ils savent quelque chose, ils ne te le diront pas.

Lee s'interrompit soudain et se précipita vers la porte. Il l'ouvrit brusquement et sortit pour se diriger d'un air indifférent vers son cheval. Du coin de l'œil, il vit bouger quelque chose tandis qu'il détachait ses couvertures fixées au troussequin de sa selle. Un homme venait de disparaître à l'angle d'une cabane abandonnée qui se dressait au-delà du corral vide.

— Ils ont mis un gars pour surveiller la bicoque, annonça-t-il en rentrant.

Jack était en train de verser des haricots dans une vieille marmite de métal toute cabossée.

— Je le sais. Je l'ai aperçu par la fenêtre.

— J'aimerais bien aller fouiner un peu aux alentours, ce soir. Est-ce que tu te sens capable de faire assez de raffut pour donner l'impression que nous sommes tous les deux à l'intérieur ? Probablement, car tu baratines bien pour deux, d'une façon générale.

— Merci. Mais je te signale que tu ne serais peut-être pas très beau à voir avec un couteau planté entre les deux épaules. Et c'est pourtant ce qui risque de t'arriver si tu vas rôder pendant la nuit.

— Nous avons la protection des Morano, du moins pendant un certain temps. Tant que nous ne nous comporterons pas d'une manière trop suspecte, nous aurons une sécurité relative. Mais il se peut qu'il existe dans les environs un indice ayant trait à Santa Catarina.

— Et à la Vierge disparue.

— Pour l'amour du Ciel, tais-toi !

Lee courut à la porte et l'ouvrit doucement. De l'autre côté de la rue, un homme était assis en train de fumer.

Jack plaça la marmite sur les braises et se mit à couper des tranches de lard, tandis que Lee refermait la porte.

— Ma parole, tu es cinglé ! s'écria-t-il en se retournant.

Hunter se versa un verre de baconora qu'il but d'un trait avant de répondre.

— Ne parle plus de cette statue, grand Dieu !

— D'accord, répondit Priest en remuant les haricots. Mais es-tu sûr de pouvoir sortir sans te faire repérer ?

— Il faut absolument que je tente le coup.

— Si ces gars-là s'aperçoivent que nous allons fouiner la nuit dans les environs, ils ne nous quitteront plus des yeux, par la suite.

— Ils ne me verront pas. Que diable, puisque j'ai été capable de te filer sous le nez en pleine campagne avec trois mulets chargés et un cheval, je dois pouvoir échapper à la surveillance d'une tribu de métèques !

— Mon pauvre vieux, je t'avais à l'œil la plus grande partie de la journée.

— Et moi, j'ai bien eu envie, à plusieurs reprises, de t'attendre dans un coin pour te canarder au passage ! répliqua Lee en se versant un autre verre d'eau-de-vie.

Jack mit les tranches de lard dans la poêle qu'il plaça au-dessus du feu.

— En tout cas, grogna-t-il, si tu as l'intention de tenter cette petite expédition, tu ferais mieux de laisser cette fiole.

Pendant qu'ils étaient en train de manger, Lee vit passer une ombre devant la fenêtre, mais il feignit de n'avoir rien remarqué. Il était plus de dix heures lorsqu'il sortit par la fenêtre de derrière. Il resta un moment sans bouger, scrutant l'obscurité et tendant l'oreille. On n'entendait que le bruit du vent dans les feuilles des saules qui bordaient la rivière, et les environs semblaient déserts. Le jeune homme avança sans bruit en direction de l'eau.

En approchant du pont, il aperçut la silhouette d'un cavalier coiffé d'un grand chapeau. Il venait de la direction de l'hacienda, mais cela pouvait évidemment ne rien signifier. Lee poursuivit sa route le long de la berge, jusqu'à ce qu'il fût au-dessous du pont. Puis il grimpa sur la rive et se faufila derrière une rangée de maisons basses. Un âne se mit à braire dans un corral. En atteignant l'angle de la rue, le jeune homme jeta un coup d'œil sur la place sombre du village. Il reprit son chemin, avançant comme une ombre, évitant les rares passants qu'il entendait venir, mais il ne vit rien d'anormal.

Il était près de minuit lorsqu'il songea à mettre un terme à son expédition infructueuse. Mais, parvenu à l'angle d'une rue conduisant à la place, il s'arrêta en entendant un bruit de sabots. Il se dissimula vivement dans l'embrasure d'une porte. Les chevaux se rapprochaient. Il aperçut d'abord un homme de haute taille tenant par la bride un âne sur le dos duquel se trouvait un autre personnage. Derrière, venaient deux cavaliers. Lee s'enfonça un peu plus dans l'ombre et, lorsque l'âne passa devant lui, il constata qu'il était monté par une femme enveloppée dans un grand châle mexicain. Elle tourna légèrement la tête, et il fut surpris de voir qu'elle avait les yeux bandés. Il attendit que le petit groupe eût traversé la place, puis il suivit sans bruit en rasant les murs.

Les deux hommes et la femme mirent pied à terre en face d'un petit magasin. Une clef grinça dans la serrure et la porte s'ouvrit. L'homme de haute taille prit alors la femme par le bras et la fit entrer devant lui. La porte se referma sur eux, tandis que les deux autres personnages restaient à l'extérieur, adossés au mur. La flamme d'une allumette jaillit dans la nuit, puis Lee aperçut les bouts rougeoyants de deux cigarettes, mais aucune lumière ne filtrait à travers les volets de la maison.

Une heure s'écoula ainsi. Lee avait envie de s'en aller, et pourtant quelque chose le retenait. Enfin, la porte s'ouvrit, et deux silhouettes sombres apparurent. L'homme aida la femme à remonter sur l'âne, et Lee constata qu'elle portait toujours un bandeau sur les yeux. Les deux autres montèrent à cheval, adressèrent un signe de main à leur compagnon, toujours debout près de la porte, puis ils s'en allèrent en emmenant l'âne.

L'inconnu alluma une cigarette, et Lee entrevit, l'espace d'un éclair, un visage bronzé avec un nez en bec d'aigle. À ce moment-là, un bruit de pas retentit dans la rue, et un ivrogne qui s'avançait d'une démarche titubante vint s'arrêter juste devant lui en marmonnant entre ses dents quelques mots inintelligibles. Puis il tourna la tête et aperçut le jeune homme. Il ouvrit la bouche pour parler, mais une main le saisit par le revers de la veste tandis qu'un poing s'écrasait sur sa mâchoire. Il s'affaissa dans les bras du jeune Américain qui l'appuya contre le mur, tout en observant du coin de l'œil l'homme de haute taille qui traversait la place et se dirigeait vers eux à grandes enjambées.

Hunter laissa glisser l'ivrogne. Ce faisant, il sentit une bouteille qui gonflait sa poche. Il la retira rapidement et la jeta au loin. L'attention du Mexicain fut ainsi distraite pendant un instant, et Lee, quittant l'embrasure de la porte, courut jusqu'à l'angle de la rue qu'il traversa pour aller se faufiler dans un étroit passage entre deux maisons. Le Mexicain s'était arrêté et parcourait la rue des yeux. Sans perdre une seconde, Lee fila en direction du pont, enjamba le parapet et se laissa tomber sur la berge où ses pieds s'enfoncèrent dans la boue jusqu'aux chevilles. Il se remit à courir jusqu'à ce qu'il eût atteint le bouquet de saules, en face de la maisonnette où l'attendait Jack.

Il attendit un quart d'heure pour être sûr que personne ne surveillait la maison. Après quoi, il s'en approcha en rampant et chercha à tâtons l'appui de la fenêtre. De l'autre côté du corral, un homme toussa. Le jeune Américain se leva et bondit à l'intérieur de l'habitation. Dans la pièce de devant, allongé sur une des couchettes, un cigare entre les dents et une bouteille à portée de la main, Jack était en train de chantonner.

— Eh bien ? s'informa-t-il.

Lee s'assit sur son lit pour retirer ses chaussures boueuses.

— Absolument rien.

— C'est bien ce que je pensais. Une perte de temps, quoi !

— Pas tout à fait, puisque j'ai pu repérer les différents saloons.

— Il y a un coin où on peut trouver des filles ?

Lee secoua la tête, tout en remplissant son verre.

— C'est donc bien ce que je disais, reprit Jack en poussant un soupir. Une perte de temps.

La bouteille était vide lorsque Lee éteignit la lampe et s'allongea sur sa couchette. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité, il se demandait ce qui avait bien pu se passer, dans cette boutique sombre, entre ce grand Mexicain au nez crochu et cette femme aux yeux bandés. Il se promit d'aller faire un tour dans ce magasin dès le lendemain.