IX

PAS À PAS

« Allez lentement, vous aurez plus tôt fait. »

Bacon

— Comment démêler tout cela ? Quelle affaire !

— Nous en avons connu d’autres qui étaient tout aussi malaisées à pénétrer. Je crains qu’il soit nécessaire de tout reprendre par le début, d’examiner à nouveau les indices dont nous disposons.

— La chose a été faite, et plutôt deux fois qu’une.

— L’expérience prouve qu’on n’est jamais assez attentif et que, souvent, des évidences qui crèvent les yeux passent inaperçues.

Nicolas courut jusqu’à la porte du salon, en ouvrit le battant, examina les extérieurs, revint et referma.

— La prudence exige que personne n’entende ce que nous avons à nous dire. Malheureusement je ne sais quand j’en aurai fini ici. Je dois visiter le logement du secrétaire du prince et aussi ceux de Pavel et du majordome. Tout est envisageable, car tout est possible.

Ils prirent place dans une causeuse qui leur permettait de se parler d’oreille à oreille sans risque de voir leur conversation traversée.

— Écoute-moi, Pierre. Pour le meurtre du comte de Rovski, il faut nous pencher sur les maigres indices que nous avons. Le carnet et les pages arrachées tout d’abord. Dans la précipitation, avons-nous observé si des traces étaient utilisables ? Il est nécessaire que je les examine à nouveau avec une lentille grossissante. Du sang, de la poussière, de la poudre, que sais-je ? Tu me diras que pour la poudre cela ne veut rien dire, car tout le monde ou presque en use peu ou prou !

— Juste !

— Sanson a-t-il fait un rapport de l’ouverture des corps ?

— Naguère je dressais moi-même le procès-verbal. Désormais c’est lui qui s’en charge avec les détails anatomiques ad hoc.

— Dis-lui à l’occasion que je souhaite relire tout cela pour Rovski, Dangeville, Pavel et les deux filles.

— Aurais-tu une idée derrière la tête ?

— Tout me paraît conséquent et je cherche les moyens de retrouver les liens.

— Pour les filles, remarqua Bourdeau, nous n’avons pas l’instrument qui a servi, ni d’ailleurs pour Rovski…

— Est-ce bien le même ? Doit-on en croire notre ami Sanson ? Et si l’on veut mettre en parallèle les crimes commis à Saint-Pétersbourg et ceux de la rue Basse-du-Rempart, impossible d’enquêter là-bas.

— Et sur ce point, y aura-t-il de nouveaux meurtres similaires ?

— Auquel cas, le lieu et l’éventuelle proximité avec l’Hôtel de Lévi seront essentiels.

Bourdeau avait enlevé sa perruque et se grattait la tête.

— Autre chose me vient à l’esprit. Il demeure capital que nous parvenions à comprendre clairement la question des clés et le rôle dans tout ceci de Piquadieu et d’Harmand. Avec qui pouvaient-ils être de connivence ?

— Toujours aucune nouvelle de Smith ?

— Rien. On a diffusé un avertissement dans nos ports. Mais on est de plus en plus assuré qu’il n’est plus à Chaillot chez le ministre américain.

— Quant à la prétendue princesse de Kesseoren et ses sbires, je suis persuadé qu’elle s’est introduite ici sous le fallacieux déguisement d’une marchande de rubans. Elle s’évanouit dans la nature avec une maestria qui me surprend. Il la faut absolument retrouver, car elle demeure le seul point commun entre nos deux affaires. Pierre, je préférerais au bout du compte que tu te charges de débroussailler ce jardin à partir du Grand Châtelet. Je viendrai te rejoindre, dès que je le pourrai.

 

Les deux hommes se séparèrent et Nicolas erra un moment avant qu’un laquais ne lui désigne le petit escalier qui conduisait aux logements du domestique. Alors qu’il cheminait dans un étroit couloir lambrissé de pin, il entendit des pleurs et des gémissements. Il se dirigea vers la rumeur et dans un recoin du couloir découvrit une jeune fille effondrée sur le sol, la tête penchée, plongée dans son tablier, et sanglotant la poitrine secouée de hoquets. Le commissaire toussa. Elle leva vers lui un visage chiffonné et rougeaud qui ne gâchait pourtant pas la joliesse de ses traits.

— Mademoiselle, puis-je vous venir en aide ? Êtes-vous blessée ?

À ces questions répondit un désespoir redoublé qui embarrassa Nicolas. Peut-être fallait-il en revenir à des propos plus banals ?

— Êtes-vous femme de chambre ici ?

Elle leva son pauvre visage crispé.

— Moi, servante Altesse impériale, Maria Féodorovna. Que vouloir monsieur ?

— Avec l’accord du prince et de l’ambassadeur, je m’informe au sujet du…

Il s’arrêta brusquement. Encore qu’il doutât fortement que la nouvelle n’eût pas transpiré, devait-il évoquer les deux meurtres au risque d’orienter ce qu’il pouvait recueillir de la bouche de cette jeune fille ? Le mieux était de s’en assurer.

— Je cherche Pavel. L’avez-vous vu ce matin ?

— Non ! On dit lui absent et repartir bientôt pour Russie.

Sa respiration se rétablissait, elle le considérait avec curiosité.

— Quelle est la cause de cette grande peine ?

Le pouvoir de séduction de Nicolas était tel qu’elle finit par sourire, se leva et rajusta sa tenue.

— Bon beaucoup, monsieur. Dimitri pas gentil. Lui repousser moi.

Nicolas s’interrogea sur le goût des femmes. Comment ce barbu au charme ténébreux avait-il pu captiver et embobeliner cette jouvencelle ? Les mystères de l’amour demeuraient impénétrables.

Il dévia le cours du propos, méthode qu’il utilisait pour mieux revenir à son objectif53 initial.

— Vous parlez bien le français.

— Seuls ceux parler français venir voyage.

— Cela explique cela, c’est parfait. Vous avez connu Dimitri en Russie ?

— Pas. Lui arriver ici après.

— Et il vous a suivie ?

Elle le regarda, interloquée.

— Non ! Moi vouloir faire sa chambre. Lui refuser. Lui dire paroles méchantes. Me traiter moi de « putana ».

— C’est en effet peu aimable. Pourriez-vous m’indiquer où se trouve le logement de Dimitri.

— Pourquoi vous demander cela ?

— Je ne puis vous le dire, c’est un ordre de Sa Majesté impériale.

Il lut dans le front plissé de contention le débat intérieur qui agitait Olga, la femme de chambre. Elle soupira.

— Vous suivre le couloir, puis deux marches. Alors porte à droite, chambre Dimitri.

— Je vous remercie, mademoiselle. Mais…

Il la regarda, fronçant les sourcils d’une manière sévère. Cette mimique eut un effet immédiat. La jeune femme éclata derechef en sanglots.

— Lui, faire peur… à moi, dit-elle hoquetant.

— Pourquoi cette crainte ? Vous semblez l’aimer.

— Moi amie et… lui… comme moine.

— Que voulez-vous dire ?

Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais un bruit lointain l’effraya et, ramassant ses jupes, elle s’enfuit en courant.

 

Il poursuivit sa progression dans le couloir. Des portes ouvertes laissaient apercevoir de tristes espaces resserrés, aux lambris crasseux, des couchettes hideuses et cette odeur de pauvreté qui, tant de fois, avait frappé Nicolas dans des visites similaires. Il était conscient que l’opulence, le luxe, le confort, la beauté, la lumière et tout ce que l’art peut apporter de supplément pour entourer la vie des riches de l’appareil d’une vie heureuse, faisaient contraste avec la condition du plus grand nombre. Qu’y pouvait-il ? Des hardes éparses et sales traînaient sur un sol poussiéreux, la bourre de paille des matelas crevés jonchait le carrelage crasseux. Portes et cuvettes ébréchées figuraient les seuls instruments d’un possible bien-être. Qu’avait-on en effet à penser au bonheur de serviteurs, souvent considérés comme l’écume des campagnes ? Beaucoup les prétendaient porteurs de tous les vices qui peuvent flétrir l’humanité et les décrivaient comme les auteurs possibles de tous les crimes qui la déshonorent. Il se remémora avec une triste douceur l’affection unanime que les serviteurs de Ranreuil portaient au marquis, son père, tant celui-ci leur prodiguait considération et aide. Ils constituaient autour du maître une famille dévouée. Son père lui avait mille fois répété, s’adressant à celui qui ne se croyait alors que son filleul et qui ne saisissait pas toujours le caractère testamentaire de ses recommandations, « que le vrai mérite rend tout égal et qu’il faisait pour cette raison plus cas de ses serviteurs que de tous les puissants de l’univers ».

Au bout du couloir après les deux marches à main droite, une porte de meilleure apparence signalait le logement du secrétaire du prince. Nicolas songea qu’en dépit de son titre il n’était qu’un serviteur ravalé au fretin du domestique. Il frappa à tout hasard. Aucune réponse ni bruit particulier. Il usa de son rossignol auquel aucune serrure ne résistait. L’huis s’ouvrit sans difficulté. Il entra dans une pièce beaucoup plus grande que les soupentes observées précédemment. Une odeur composite le saisit aux narines. Il ferma les yeux, il se crut revenir dans la collégiale Saint-Aubin de Guérande les jours de fête carillonnée. C’était bien là l’odeur de l’encens mêlé à celui des cierges. Il envisagea une commode qui lui rappela la chambre du comte de Rovski. Il y avait une vingtaine d’icônes, certaines aux couleurs éclatantes et d’autres aux tons éteints, devant lesquelles des cierges étaient disposés. Une chambre austère, une vraie cellule de moine. Une armoire dans laquelle diverses tenues pendaient, accrochées à des clous. Dans le tiroir de la commode du linge, usé mais propre, il découvrit aussi à sa grande surprise une sorte de discipline à plusieurs liens de cuir chargée de pièces de plomb. À quoi servait cet instrument de torture ? Des traces de sang y paraissaient encore. L’homme usait-il de macérations inhumaines ? Il trouva aussi des livres en langue russe ornés de gravures religieuses. La fouille d’un portemanteau en cuir se révéla inutile. Aucun indice ne fut découvert.

Nicolas allait se retirer après un dernier coup d’œil quand son attention fut attirée par un pot empli de sable dans lequel de petits cierges de cire orange étaient fichés. Un coin de papier dépassait, qu’il tira, dégageant une feuille pliée en quatre. Il la déploya aussitôt et demeura perplexe. Il s’agissait d’une adresse à Paris sans autre indication qu’un dessin étrange, qui aurait pu représenter une feuille, et un numéro 1 en chiffre romain. Il en prit copie. La rue en question, celle des Trois-Maures, appartenait à la partie de la ville la plus ancienne et la plus resserrée ; elle se situait entre la rue des Lombards et la rue Trousse-Vache. Que signifiait tout cela et pourquoi cette adresse avait-elle été dissimulée – mal – dans ce pot de sable ? Il remit tout en place. Une dernière inspection n’apporta rien de nouveau. Il referma avec soin la porte et se mit à la recherche du logement du majordome. Rien ne lui permit de le trouver et il remit cette investigation à plus tard.

Rien ne le retenant pour le moment à l’Hôtel de Lévi, il décida de faire un saut rue Montmartre. Il entraînerait Louis, s’il était au logis, chez maître Vachon pour les essayages de leurs habits de cour en vue du grand bal de la reine à Versailles.

 

Une voiture empruntée à l’hôtel de police le mena à destination. Il trouva Louis qui aidait Poitevin à étriller Sémillante, laquelle manifestait son allégresse par des encensements et des pas de quatre. Le maître de maison était sorti pour la promenade quotidienne recommandée par feu le docteur Tronchin. Louis, en chemise, se rhabilla en hâte pour suivre son père. Vachon les accueillit à l’accoutumée, traînant au milieu de son bataillon de petites mains. Il lança quelques ordres et une sorte de procession s’organisa. Quatre garçons se dirigèrent vers l’arrière-boutique et en revinrent peu après portant, avec des précautions que redoublait le regard méfiant du tailleur, les habits de la famille Ranreuil qui furent déposés sur le comptoir.

— Maître Vachon, mon bon ami, vous me paraissez morose.

— Peuh ! Peuh ! Monsieur le marquis voit juste. Comment voulez-vous que je m’esclaffe et me réjouisse de la pente du temps ?

— Toujours la mode ?

— Peuh ! Peuh ! Je vous en ai déjà conté la raison. Jadis, quand un étranger venait à Paris, il ne pouvait se montrer sans avoir au préalable subi une complète métamorphose. Sinon il eût été ridicule.

— Et aujourd’hui ?

— Ah ! Ne m’en parlez pas, j’enrage. Nous sommes en guerre avec l’Angleterre et rien ne vaut qui ne vient de Londres ! Quelle folie de prendre à l’ennemi, non seulement leur vauxhall, leur ranelag, leur wisk, et leur punch, mais jusqu’à nos tenues ! Là où naguère notre mode donnait au corps ses formes nobles, l’anglaise souligne les formes naturelles et les épouse en mollesse. Pouah !

— Mais voilà qui est sans doute plaisant et agréable.

— Plaisant ? Agréable ? s’exclama Vachon en fusillant Louis pour sa candide remarque. Ne suivez pas, monsieur le vicomte, ces godelureaux qui prônent le frac comme plus commode et élégant que l’habit. Ne seriez-vous pas rouge de honte de porter le jacquet, ce ridicule couvre-chef bon pour l’équitation ! Ah, il est beau, le gentilhomme à la nouvelle mode ! Considérez-le, avec sa culotte jaune, son habit couleur de la suie des cheminées de Londres, et, pour achever le tout, son chapeau à larges bords. Enfin, enfin, admirez ces splendeurs…

Il caressait les habits présentés, les yeux humides. Les garçons s’agitaient, se poussant du coude. La réaction ne se fit guère attendre et un violent coup de canne sur le comptoir ramena le calme dans les rangs aussitôt immobiles.

— Pour monsieur le marquis, habit, culotte, gilet, en somptueux drap gris argent rebrodé de pampilles bleues, paillettes et fils d’or, et pour vous, monsieur le vicomte, faites-moi la grâce d’oublier le frac, cet habit, culotte et gilet de soie bleue brodé et rebrodé d’or en fil avec décors de roses et de fruits.

Il ferma les yeux, comme saisi d’une sorte de volupté, les mains pressées sur sa poitrine.

— Ce bon monsieur Vachon, il va nous placer au centre de toutes les envies.

— Ce bon monsieur Vachon ! répéta le tailleur d’un ton dévot.

— Monsieur Vachon, dit Nicolas. Connaissez-vous la rue des Trois-Maures ?

— Peuh ! Certes, elle n’est pas très éloignée.

— Je vous saurais gré de me dire ce que suggère cette adresse et surtout le dessin qui précède la mention de la rue. Est-ce une feuille d’arbre ?

Nicolas tendit à Vachon le petit carnet noir où il avait noté la mention du papier découvert dans la chambre de Dimitri et surtout le dessin qui tant l’intriguait. Vachon chaussa ses besicles et réfléchit un moment.

— Pour moi, il s’agit d’une marque indiquant la boutique de Béraud, plumassier rue des Trois-Maures, chez qui parfois je me fournis. Aussi, ceci n’est pas une feuille, mais bien la représentation d’une plume.

— Que de gratitude je vous ai ! Vous venez d’éclairer un pan qui, sans vous, serait demeuré obscur.

— Oh ! Si peu de choses, monsieur le marquis. Puis-je vous prier de passer ces habits ?

Il les conduisit dans une sorte de tente pourvue de psychés. L’instant d’après, ils se découvrirent.

— Mon père, quelle splendeur ! commenta Louis qui virevoltait devant le miroir.

L’essayage se poursuivit comme un ballet dirigé avec autorité et scandé des coups de la canne magistrale. Vachon les contemplait d’un œil à la fois investigateur et critique. Il pointa un doigt vengeur.

— Il y a là une fronce intempestive, une couture mal alignée. Jeunes gens !

Il jeta un regard courroucé sur la ligne des têtes qui s’enfonça encore un peu plus sur le travail. Le tailleur saisit l’une des manches de l’habit de Nicolas et d’un coup sec la détacha.

— Pour le reste, tout est parfait. Et quant à vous, monsieur le vicomte, il n’y a rien à changer. L’art ne peut rien ajouter à l’art. La perception du corps appelle la perfection du tailleur. Point encore de ces rondeurs naissantes qui entravent l’excellence de l’œuvre et imposent d’infernales retouches.

— À qui ce discours s’adresse-t-il ? marmonna Nicolas.

Vachon ignora le propos ; il tirait sur la culotte, la remontait, appuyait sur les plis.

— Un peu d’aisance, oui, monsieur le marquis, un peu d’aisance ne messiérait point. Auriez-vous un peu forci ? Croyez-moi, de l’eau claire limonée et du biscotin. Mais ce n’est rien et je vous ferai tenir par porteur vos habits dès demain à l’hôtel de Noblecourt. Comment se porte notre cher procureur ?

— Il se porte comme un charme ! Et je souhaiterais vous payer…

— Comment ! Me payer ! Fi, le vilain mot ! Monsieur le marquis recevra mon mémoire à la fin de l’année. Pas avant. Un homme qui a parlé de moi au roi !

Ils furent raccompagnés dans la rue avec les salutations d’usage. Dans la voiture, Nicolas réfléchissait. Qui pouvait loger rue des Trois-Maures ? Et qui Dimitri, arrivé depuis peu à Paris, pouvait-il connaître dans cette rue pour avoir son adresse ? Et pourquoi l’avoir dissimulée dans le sable d’un pot ? Il devait sur-le-champ se rendre sur place pour savoir à qui l’on avait affaire.

— Louis, je te reconduis rue Montmartre car un souci urgent me réclame.

— Quand vous reverrai-je, père ?

— Hélas, mon garçon, j’espère avant le bal. Je déplore de ne pouvoir profiter de ta présence autant que je le souhaiterais.

— Le service du roi.

— C’est notre part. Notre position, un habit que nous porterons au bal de la reine et qui ferait vivre un an une famille pauvre, a une contrepartie, le service du roi.

Un long silence suivit, qui les plongea chacun dans sa méditation.

— Tu peux croire que je préférerais te donner plus de temps.

— Je sais, père. Me permettez-vous de monter Sémillante ? Je crains qu’elle ne languisse de devoir rester à l’écurie.

— Je t’en serais reconnaissant, dit Nicolas ravi de pouvoir satisfaire Louis, d’autant que sa monture éprouvait pour le jeune homme une particulière dilection.

La joie que manifesta le lieutenant aux carabiniers de Monsieur rasséréna Nicolas. Il y avait peu de marge entre l’enfance et la maturité…

 

Depuis la rue Montmartre, la voiture, par le cimetière des Innocents, la rue Saint-Denis, l’hôpital des Filles-de-Sainte-Catherine, la rue des Lombards et celle de la Vieille-Monnaie, parvint à destination. La ruelle était obscure, étroite et courte, servant de lien entre deux voies plus importantes. Nicolas ne fut pas long à trouver la boutique du plumassier, fournisseur de maître Vachon.

Il poussa la porte et se mit aussitôt à éternuer sans pouvoir s’arrêter, comme s’il venait de priser. Une voix grave s’éleva depuis le fond obscur de l’atelier.

— Monsieur n’est point accoutumé ! C’est rien que la poussière de la plume qui vous chatouille le naseau. Et pour cause, le courant d’air. Béraud, maître plumassier pour vous servir.

L’homme approchait la soixantaine, corpulent, visage mafflu et grêlé, et portait une perruque de crin ajustée de guingois. Sartine en possédait-il une qui fût aussi rustique ?

— Monsieur, j’ai scrupule à vous déranger pour une information de peu… qui cependant me chagrine et pour laquelle je requiers votre aide.

— Point de dérangement. Serviteur, monsieur. En quoi que je puis vous aider ? Présentez-moi votre paquet sans tournaillerie54.

— Je suis en quête d’une personne dont je ne possède que l’adresse. Selon tout ce que je sais, elle demeurerait dans votre maison, au premier étage peut-être ?

Il avait lancé cet appât en relation avec le I en chiffre romain qui pouvait sans excès d’imagination correspondre à un étage ou à un numéro de chambre meublée.

— J’ai votre réponse, monsieur. J’suis point dans une maison à moi, car je loue à bail mon atelier à M. Moyneau, rentier qui possède un paquet de maisons dans c’te coin, rue des Lavandières et de la Vieille-Monnaie. Ici, au-dessus, il donne à bail à chaque étage un appartement meublé.

— Et connaissez-vous les locataires ?

L’homme, méfiant, le regarda, ôta son tas de crin et caressa son crâne chauve.

— À vrai dire, monsieur, j’m’en bats les flancs et me mêle point des affaires d’autrui. Et d’abord, pourquoi vous m’posez la question ?

— Je vous l’ai dit. Je cherche une personne qui habite ici.

— Vous devez donc savoir son nom.

Le ton était ironique et l’homme avançait, le poussant du jabot au dehors. Nicolas se résigna à d’autres mesures.

— Je vous conseillerais, cher monsieur Béraud, d’en venir promptement à plus de bienséance. Maître Vachon, mon tailleur, m’avait parlé de vous en termes les plus flatteurs, mais je suis forcé de constater…

Il n’eut pas à exciper de sa fonction, le seul nom du tailleur agit comme un sortilège.

— Maître Vachon ! Que ne le disiez-vous tout de suite.

— Bien, nous voici d’accord. Le seul premier étage m’intéresse.

— Au premier étage, c’est le cas le plus louche, pour vous.

Il cligna d’un œil.

— Monsieur le commissaire !

— Comment ?

— Hé, ne dites pas le contraire, maître Vachon chante vos louanges et vous a décrit à moi mille fois ! Il n’y a pas à se tromper !

— Bien. Alors, ce cas louche ?

— Oh ! Récent. Une femme qui s’est installée il y a quelques semaines, plus d’un mois en tout cas.

— Son nom ?

— Ça, je l’ignore.

— Vieille, jeune ?

— Entre les deux. Elle fait tout pour ravitailler ses grâces, ce qui la rajeunit. Grande, forte. Un beau morceau, ma foi. Elle va, elle vient. Souvent elle découche.

— Vous semblez bien la connaître et la suivre pas à pas.

L’homme se mit à rire.

— Vous parlez d’or. C’est que je suis aussi portier. La mode change, la plumasse se vend mal. L’office met un petit plus dans mon gros moins, voyez-vous.

— Reçoit-elle ?

— Point à ma connaissance. Mais vu ses tenues, ses perruques et son rouge, elle a tout de la gueuse à crapauds. C’est point pourtant que j’aurais envie de mordre à la grappe. Pour ça, non ! Elle a quèque chose qui fait frémir la moelle !

— Est-elle au logis à l’heure où nous causons ?

— Non.

— Avez-vous la clé de son logement ?

— Je ne la possède pas. Point de double, car elle a renforcé la porte après son installation. Pas moins de trois fortes serrures.

L’idée abandonna Nicolas de forcer la porte. Ce serait risquer de donner l’éveil et de rompre tout lien avec la femme recherchée.

— Je vous traverse, dit le plumassier goguenard. Rassurez-vous, il n’y a grosse buse qui n’attrape sa proie !

— Monsieur Béraud, puis-je vous demander un service ?

La formule était toute de politesse. Le choix n’était pas grand pour son interlocuteur.

— À votre volonté.

— Me prévenir dès que cette femme sera au logis…

Il déchira une page de son carnet, y écrivit quelques lignes et lui tendit.

— … à faire porter au Grand Châtelet pour le père Marie, huissier. Je vous en remercie.

— C’est toujours utile de connaître un commissaire au Châtelet.

Ils se quittèrent bons amis après que le maître plumassier eut insisté pour qu’ils trinquassent d’un verre de guinguet blanc un peu vert, mais plein d’alacrité. Nicolas n’avait pas cru décliner cette cérémonie d’amitié.

 

Rejoindre le Grand Châtelet au plus vite pour donner des ordres afin que la maison de la rue des Trois-Maures fût investie et surveillée, telle fut sa première pensée. Il médita ensuite sur ce que signifiait la présence d’une femme que tout indiquait être cette princesse de Kesseoren aux multiples visages. Elle était là, araignée tapie dans ses toiles parallèles, tramant, tant à l’hôtel de Vauban qu’à la résidence russe, de mystérieuses, et peut-être sanglantes, machinations. Des preuves ? Il devait en réunir tant pour sa présence dans la chambre de Rovski que pour sa visite à l’Hôtel de Lévi, sans doute flanquée de ses spadassins rubaniers. Quel but visait cette femme et quelle volonté cruelle l’animait ? Quel était le lien véritable entre le drame de l’hôtel de Vauban et la tragédie du boudoir de la grande-duchesse ? Par instants tout se mélangeait dans sa tête sans qu’il fût en mesure d’y rappeler à la rescousse l’ordre, la raison, le bon sens, la méthode enfin, qui d’habitude le menaient au but. Dans ce ramas confus d’actes, de suppositions, de visages différents, de renvois permanents dans les détours d’un labyrinthe, le commissaire aux affaires extraordinaires perdait pied. Il lui semblait comme dans le teatro dei puppi n’être qu’un pantin qu’un fil mystérieux animait.

 

Au Grand Châtelet, il passa en courant devant le père Marie sidéré de cette hâte. Heureusement Bourdeau était là, besicles sur le nez, plongé dans un fatras de papiers. Il leva la tête, surpris lui aussi de la soudaine irruption de Nicolas et doublement stupéfait de l’entendre dévider, à la vitesse d’un clerc de notaire lisant un inventaire après décès, un flot de nouvelles plus étonnantes les unes que les autres.

— Mon cher Nicolas, dit-il, je vois deux taches d’encre qui s’étalent et dont certaines extrémités se rejoignent et se mêlent.

— C’est un bon résumé de ce que nous avons sous les yeux. Reste à déterminer ce que cela signifie. Je t’avoue ne plus savoir par quel bout dépouiller la bête ! As-tu récupéré le rapport de Sanson ?

— Quand tu es entré comme un cheval fougueux, j’en achevais la lecture attentive.

— Ah ! Y as-tu trouvé des éléments que nous aurions pu négliger de relever ?

— Certes, et de taille. Quand notre ami bourreau a examiné et sondé les blessures, il a omis de nous dire ce qu’ensuite il a écrit noir sur blanc.

— On s’attache par trop à de minuscules détails…

— Ceux qui sont plus gros nous aveuglent et passent au large de notre attention. Bref, des observations du praticien il ressort que ce n’est pas la même personne qui a tué Dangeville et Pavel, ce que nous supposions. Premier fait. Deuxièmement, il y a la plus forte chance que l’assassin de Pavel ait été gaucher.

— Forte chance ne fait pas certitude !

— Je t’approuve, mais on ne peut négliger cette possibilité.

— Qui devrait être recoupée par une autre constatation, deux présomptions qui vont dans le même sens peuvent faire une preuve. Quoique cette addition soit un peu bancale !

— Et comment Sanson a-t-il conclu ainsi ? Je sens que tu es sur le point de me poser la question. D’une part, mais cela tu l’avais appris avant moi, le corps de Pavel a été retourné. Une tache de sang dans le dos passée inaperçue et qui n’avait pas lieu d’être, preuve qu’on a remué le corps, à l’origine sur le dos. Enfin le coup porté sur le flanc l’a été par derrière, une main serrant le cou puis plaquée sur la bouche. Sanson a découvert des meurtrissures imperceptibles sur la gorge de Pavel. Vu la situation de la blessure, ce ne peut être qu’un gaucher qui l’a portée. On ne songe jamais assez à ce genre de détail.

— Nous avons eu le cas, souviens-toi, lors du crime chez le duc de la Vrillière, mais la chose s’était révélée plus nette.

— Désormais, si tu es en présence d’un gaucher ou d’une gauchère, méfie-toi !

— Et les pages arrachées ?

— Il y a quelques traces de doigts. Que peut-on en tirer ? Rien je pense.

Il sortit les pièces du tiroir du bureau et les présenta à Nicolas qui regarda le carnet, le tourna de tous les côtés, puis se consacra aux pages arrachées. Il prit une lentille grossissante et sous le regard mi-intrigué mi-amusé de Bourdeau, demeura un bon moment plongé sur les pièces. Il se redressa, ferma les yeux un long moment, murmura quelques mots, en revint aux pièces et, pour finir, nota quelque chose dans son petit carnet noir qu’il considéra ensuite rêveusement.

— Tu songes à quelque chose ?

— C’est indistinct, j’y reviendrai. Toujours aucune nouvelle de Smith ?

— Le suspect a été arrêté à La Rochelle, s’apprêtant à embarquer sur un navire marchand à destination de Boston. J’attends des nouvelles.

— J’espère qu’elles seront bonnes. Si nous l’attrapons, nous ne le lâcherons pas de suite. Il faudra prévenir Vergennes qui informera sans doute Franklin. Alors sera peut-être éclairé en partie ce qui s’est déroulé dans la chambre du comte de Rovski.

Bourdeau torturait un bouton de son habit. Hésitait-il à avancer derechef un autre résultat de sa réflexion ? Nicolas sentit qu’il fallait l’encourager.

— Je m’interroge parfois et me demande ce que je serais devenu sans ton fidèle appui. Je ne remercierai jamais assez Lardin de t’avoir dirigé pour m’épauler. Je ne savais rien, tu m’as tout appris. Qu’aurais-je pu faire sans ce garde-fou ?

— Pas si fou que cela, bougonna Bourdeau, rouge d’émotion.

— Je dois regagner l’Hôtel de Lévi. As-tu autre chose au fond de ta besace ?

— J’ai de nouveau étudié la liste des passagers débarqués avec Rovski et la prétendue princesse de Kesseoren. J’avais lancé quelques recherches…

— Et alors ?

— Et alors, j’ai peut-être retrouvé tes rubaniers.

— Ah, ça ! Comment as-tu fait ?

— Nous avions la liste des passagers du paquebot55, L’Artois. J’ai pu déterminer que sur les huit personnages ayant pris passage depuis les ports du Nord, quatre sont identifiés. Restent un certain M. Schultz, marchand de peaux, Ivan Kripaeev, domestique, et Golikoff, négociant en eaux-de-vie. Ces trois-là, impossible d’en trouver la moindre trace. Deux d’entre eux pourraient être les coupe-jarrets qui portaient si délicatement des éventaires de rubans à l’Hôtel de Lévi.

— Il nous les faut retrouver. Mets nos mouches en action. Je ne peux croire qu’ils puissent passer inaperçus. Quant à ce Kripaeev… Que vient faire ce domestique russe en France ? Au service de qui ? Qui nous le pourrait décrire ?

Bourdeau cligna d’un œil.

— Justement. M. Sauvageot a rejoint Bordeaux. En revanche la demoiselle Anne Desmarets se trouve dans sa famille à Choisy et je compte bien aller l’interroger. Son témoignage nous sera, je le pense, fort utile.

Nicolas semblait perdu dans la contemplation de sa tabatière qu’il tournait et retournait dans ses mains.

— Ce domestique… Arrivé en France il y a plusieurs semaines… Une idée me court la tête. Le prince Paul a un secrétaire dans lequel il a placé toute sa confiance. On imagine que ce serviteur, Dimitri, n’a rejoint la maison du tsarévitch que depuis peu. Est-il envisageable que ton Ivan et mon Dimitri ne soient qu’une seule et même personne ?

— Auquel cas un nouveau lien serait constaté entre l’affaire Rovski et les meurtres de l’ambassade de Russie.

— Plus je réfléchis, moins j’y vois clair. Je n’ai jamais été aussi peu assuré. D’ailleurs dans toute cette affaire, je n’ai pas cessé de faillir. Je n’ai pu convaincre Sartine de renoncer à cette folle aventure et maintenant, plus j’avance dans l’enquête de ces deux affaires, plus j’ai l’impression de piétiner, sinon de reculer. J’ai la tête en feu et le brouillard le plus épais m’environne.

— Allons, tu plaisantes ! A-t-on jamais vu Sartine convaincu de faire marche arrière lorsqu’il a décidé quelque chose ? As-tu assez insisté, et jusqu’au bout, sur les aléas de l’entreprise ? As-tu assez souligné les risques encourus ? Et puis quoi ! N’as-tu pas aussitôt retrouvé la broche de la grande-duchesse ? N’as-tu pas atteint l’objectif désigné par Vergennes et Sartine : gagner la confiance du prince ? Tu n’as rien à te reprocher. Si tu as le sentiment de disperser ta poudre aux oiseaux, c’est que cette enquête n’est pas banale. Tu vois bien à quel point nous avançons, certes pas à pas… Alors M’sieur le marquis, silence et pique des deux.

Il lui donna une bourrade.

— Hé, oui ! Nous avançons et tu n’as en rien démérité.

Nicolas, que parfois la mélancolie submergeait, comprit qu’il n’avait exprimé son malaise que pour entendre les réconfortantes paroles de son ami. Ce que Bourdeau avançait, il se l’était mille fois répété, mais il fallait qu’un autre, dont il ne douterait pas, le lui confirmât. On n’allait pas contre la force des choses. La complexité des deux affaires auxquelles il se trouvait confronté conduisait aux difficultés rencontrées. La solution relevait de l’ordre de la technique policière, de l’usage de la raison et de la pratique tempérée de l’intuition.

— Je suis bâillonné et me tais, monsieur l’inspecteur. Tu as raison et cessons de jaser. Je vais de ce pas continuer à interroger à l’Hôtel de Lévi et toi, poursuis le pas à pas. Je m’étonne que Sartine ne se soit pas manifesté à nouveau.

— Il laisse le pâté rassir un peu ! Et puis quoi ! Tu l’as affronté hier.

— J’ai l’impression qu’il y a un siècle !

 

Quand Nicolas arriva à l’Hôtel de Lévi, le prince travaillait avec l’ambassadeur. Il retrouva le majordome, imperturbable, dominant le désordre de la foule domestique, les va-et-vient, les messagers qui se succédaient. Nicolas nota que nombre de visiteurs se faisaient inscrire, leur venue étant une forme de politesse équivalant à une rencontre en forme, en revanche d’autres étaient introduits. Il remarqua que les noms en étaient soigneusement relevés par un valet qui, sur de grandes feuilles de papier, les inscrivait en écriture moulée.

— Puis-je consulter ces listes ? Tout Paris se presse à vos portes.

Le majordome ouvrit un meuble d’angle tout marqueté d’écaille. Nicolas s’isola dans le petit salon et commença sa lecture. Une page le frappa.

– M. le comte de Baudoin

– Mme la comtesse Ernest de Spar

– Mme la vicomtesse de Gouy

– Mme la marquise de Seran

– Mme la vicomtesse de Belsunce

– M. le prince de Condé

– M. le duc de Bourbon

– M. le comte de Puisségur

– M. le comte et Mme la comtesse d’Expinchal

– Milady Southuel

– Mme la comtesse d’Amassait

– M. le comte et Mme la comtesse d’Orette

– M. de St Laurent

– M. Igor de Rovski

– M. le comte et Mme la comtesse de Colbert

– M. le marquis de Joudeuil

– M. le marquis et Mme la marquise de Bethizi

– M. le marquis de Brancas

– M. le maréchal et Mme la maréchale de Noailles

– M. le prince de Montbarrey

– M. le prince de St Maurice

– M. le comte de Scey

– Mme la princesse de Nassau

– M. le duc de Nivernois

– M. le prince Auguste Sulkowski

– Mme la duchesse de Gesvres

– M. le chevalier de Mahoni

Nicolas s’adressa au laquais, jeune homme de bonne mine et à l’air éveillé.

— Ce comte de Rovski, vous rappelez-vous sa mine ?

— Oui, monsieur, il portait un bel uniforme d’officier et sa taille m’a impressionné.

— S’est-il seulement fait inscrire ou a-t-il été reçu par le prince ?

— Dans les premiers, monsieur, dans les premiers ! Son Altesse impériale l’a longuement reçu, je m’en souviens très bien. Et pourtant il rentrait à peine de Versailles ! Le 21 mai, je crois.

— Merci, mon ami.

Ainsi il avait bien vu Paul. Et pourtant le grand-duc lui avait affirmé ne point l’avoir vu. Il avait même manifesté une haineuse acrimonie à l’égard du dernier sigisbée de son impériale mère. Il était hors de question de mettre Paul face à ses contradictions. Il se garderait bien de s’y risquer. Lui mettrait-il le feu sous le ventre qu’il y perdrait tout son crédit. Sartine, pour le coup, ne lui pardonnerait pas d’avoir ainsi gâté la partie. C’était en tout cas un élément important qu’on devait insinuer dans les épures de réflexion. À tout le moins, cela pourrait éviter d’enfiler de fausses voies. Un doute l’assaillit. Le fait ne possédait peut-être pas le sens qu’il lui donnait. Le comte avait pu rester inaperçu, perdu dans un groupe. Lors de ces audiences protocolaires, le recevant se donne à tous et ne prête attention à personne. Restait que, presque aussitôt, il était assassiné !

Le majordome revint vers lui.

— Connaissez-vous le comte de Rovski ?

— Qui ne le connaît à Saint-Pétersbourg. Son aventure avec notre impératrice a défrayé la chronique. Son Altesse le déteste.

— C’est bien ce que j’avais cru comprendre. Alors, selon vous, pourquoi l’a-t-il reçu ?

L’homme haussa les épaules, évasif.

— Puis-je encore, dit Nicolas d’un ton doucereux qui le surprit lui-même, solliciter votre mémoire et votre connaissance des entours du prince ?

— Monsieur demande, je réponds.

— Quand et comment Dimitri, le nouveau secrétaire du prince, est-il arrivé ?

Il n’y eut pas un instant d’hésitation.

— Un courrier impérial l’a annoncé dès l’installation de Leurs Altesses à Paris. Sa venue a suivi presque aussitôt. Il aurait débarqué dans un port du Nord.

— Lequel ?

— Calais, je crois.

— C’est bien d’Ivan Kripaeev dont nous parlons ?

Le piège était grossier, mais il avait souvent fait ses preuves. Le majordome y tomba avec une sorte de haut-le-cœur qu’il ne put dissimuler tout à fait.

— Monsieur est très bien renseigné. C’est en effet le vrai nom de Dimitri.

— Et le pourquoi de cet autre nom ?

— Ce fut la volonté de notre prince… Il a une particulière dévotion pour le saint de ce nom.

Cette raison en valait une autre, mais Nicolas n’était pas convaincu.

— De fait, reprit le majordome, Dimitri, dernier représentant de la dynastie des Riourik, fut assassiné à l’âge de neuf ans par le régent d’alors, Boris Godounov. Il y a eu force miracles sur sa tombe.

Cette histoire avait-elle influencé l’esprit agité du tsarévitch ? Fils d’un souverain assassiné sur ordre de sa mère, bourrelé de craintes quant à son propre sort, le nom du saint thaumaturge lui apparaissait-il comme un bouclier sanctifié face aux menaces, réelles ou imaginaires, qui l’environnaient ?

— Encore une question, je vous prie. À quelle date le secrétaire Kripaeev, alias Dimitri, a-t-il paru à l’ambassade ?

— Je puis facilement vous le dire. Le 22 mai. Je m’en souviens parfaitement. Dans la matinée, de grands cris furent entendus venant de la rue. Je m’avançai vers le balcon d’où je vis une foule amassée. On envoya s’informer. C’était une pauvre femme qui venait d’être écrasée par un cabriolet devant l’ancien hôtel de police.

— Voilà qui est des plus clair, donc le 22 mai.

Alors qu’il s’apprêtait à poursuivre la conversation, un valet surgit et lui remit un billet. Il rompit le cachet. Le Noir lui demandait de rejoindre l’hôtel de police sans désemparer.

 

Nicolas ne fut qu’à demi surpris de découvrir dans le bureau du lieutenant général de police M. de Sartine, le chef recouvert d’une splendide perruque blonde ambrée. En voyant le commissaire, il fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire.

— Nicolas, mon cher ami, je suis aise de vous voir.

Le commissaire jeta un regard interrogatif à Le Noir, qui leva les yeux au ciel et secoua la tête en signe de dénégation.

— Oui, en vérité, fort aise. Je souhaitais vous entretenir de l’évolution d’une affaire, que dis-je une affaire, d’affaires qui toutes virevoltent…

Il fit un gracieux pas de danse. La perruque se mit à tournoyer comme un derviche de la Porte.

— … autour de nos visiteurs russes. Or, je pense qu’il est temps d’ouvrir pour vous, à votre seule intention, la layette56 de mes arrière-pensées.

Il se tut, fourragea dans sa coiffure et joignit les mains.

— Cher Nicolas, vous avez sans doute appris que l’on ne doit cesser de se taire qu’à l’instant d’avoir quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence. Le temps de se taire doit être le premier dans l’ordre et on ne saurait jamais bien parler qu’on n’ait appris auparavant à se taire. Mon exemple a dû vous apprendre que jamais je ne me possède plus que dans le silence.

Suivit une longue pause sans doute destinée à illustrer un exorde non exempt d’amphigouri qui laissa Nicolas pantois. À quoi rimait cet obscur préambule venant de quelqu’un qui avait accoutumé à une parole brève et souvent péremptoire ?

— Les hommes qui remplissent de hautes fonctions emploient pour armes les stratagèmes de l’intention. C’est le jeu, peut-être cynique, des masques et des miroirs. Il n’est pas toujours opportun d’expliquer sa conduite et ses desseins. L’essentiel demeure de cacher quelques vérités, sans pour autant les couvrir de mensonges.

Il rentra les épaules, prit un air patelin, considéra tour à tour Le Noir et Nicolas avec une sorte de gourmandise et soupira profondément.

— Mon cher Le Noir, mon cher Nicolas, je crains d’avoir dû vous mentir. Enfin, le mot est excessif, gazer serait plus juste. Autour du trône, il faut parfois celer des faits… Le Noir a connu cela jadis avec les affaires de Bretagne, sous le feu roi.

Il jeta un coup d’œil inquiet sur Nicolas, dont la mine en disait long.

— Je sais, je sais, vous êtes à moi tous deux depuis si longtemps. Et c’est pourquoi…

— Il est inutile de prendre des gants avec nous, murmura Nicolas les dents serrées.

— … je peux me permettre d’environner de ténèbres des éléments de haute politique. Plus d’une personne en possession et le secret n’existe pas. Vous êtes les mieux placés pour le savoir.

— Si monseigneur voulait nous faire l’honneur de piquer droit au but, ce serait sans doute plus honorable pour le lieutenant général de police et pour votre serviteur.

La remarque agaça Sartine.

— Bien, si c’est ainsi que vous l’entendez, soyons brutal. Sachez, messieurs, que la mission à vous impartie avait deux objectifs, l’un que vous connaissiez, l’autre qui vous était dissimulé. En fait le second dépendait du premier. Nicolas devait gagner la confiance du prince, ce qu’il a accompli de parfaite manière, même si nous déplorons la mort d’un outil subalterne…

Le frémissement de Nicolas l’avertit qu’il montait à la tranchée en terrain découvert.

— … dont nous saluons le sacrifice. J’ai veillé à la tutelle de son enfant dont l’avenir sera assuré pour tenir la parole du marquis de Ranreuil. Ainsi Nicolas s’est insinué dans les bonnes grâces du prince. Pour quelles raisons en était-il chargé ? L’influence sur les prochaines négociations des affaires d’Amérique ? Point. Soutirer à l’héritier du grand empire du Nord les informations et renseignements utiles aux intérêts du royaume ? Point.

— Alors quoi ? dit Le Noir.

— Toutes ces entreprises sont aux mains de nos ministres à l’étranger et de leurs entregents qui participent à ce que nous appelions le secret du roi. Naguère vous en fûtes tous deux d’habiles affidés. Non, Nicolas devait assurer la sûreté du prince. Depuis des mois, toutes les informations recoupées laissent craindre de possibles tentatives contre sa vie, en particulier lors de son séjour à Paris. Imaginez les réactions de l’Europe si nous étions incapables de protéger l’hôte illustre de Sa Majesté. Peignez-vous en cette occurrence notre prestige entaché et notre influence dans le concert des puissances réduite à quia à un moment clé !

— Hé, monseigneur ! répliqua Nicolas en dépit des gestes modérateurs de Le Noir. Que dirait l’Europe qui nous morgue si elle apprenait que ceux qui selon toute raison sont chargés d’assurer la sécurité du comte du Nord, sont ceux-là même qu’on laisse dans l’ignorance des conditions des périls qui l’entourent ? Je ne puis comprendre que ce soit aujourd’hui que vous en veniez à ces confidences. Quel événement nouveau nous cachez-vous, qu’on connaîtra sans doute à la Saint-Michel ou aux Rois ?

Nicolas s’attendait à une verte réplique qui ne vint pas. Certes Sartine tambourina sur le bureau et se haussa sur la pointe de ses escarpins, mais son visage aigu demeura égal, sinon serein.

— Comme je vous comprends et quelle rage serait la mienne si j’occupais vos fonctions. Devrai-je vous rappeler ce que je vous ai dit au premier jour ? La loi du genre demeure que l’incertitude est la marque de la subordination.

— Oui, répliqua Nicolas grommelant, je vais aller appliquer la formule aux moutons qui paissent mes landes autour de Ranreuil !

— Et vous me ferez l’honneur du gigot, cher Nicolas, dit Sartine gracieusement. De fait, si je prends aujourd’hui la responsabilité de m’ouvrir à vous d’une situation dont fort peu, et je pèse mes mots, sont au fait, c’est signifier la confiance que je place en vous.

— Il ne manquerait plus, après vingt-deux ans de services, que vous doutiez de moi. J’ai scrupule à vous le rappeler.

— Alors, à votre tour de me mettre au fait.

— Je craindrais d’enrayer votre patience, le menu de la cuisine d’enquête n’étant pas toujours à votre goût.

Cette dernière pique clôtura la passe d’armes au grand soulagement de Le Noir, homme paisible qui n’aimait pas les conflits, mais comprenait l’acrimonie de Nicolas, ayant eu maintes fois à subir lui aussi les contrecoups du caractère de M. de Sartine. Nicolas entra dans les détails récents de l’enquête qui furent écoutés sans interruption.

— Une inquiétude désormais me taraude, conclut Nicolas. Si la vie du prince est menacée, qui sera l’instrument d’un éventuel attentat et où et comment celui-ci sera-t-il perpétré ?

— Mon cher, c’est votre enquête et ce pour quoi vous êtes dans les murs. Il n’y a rien de plus incertain que ces matières. Tout ce qui s’est déroulé à l’Hôtel de Lévi augure mal la suite des événements. Le sang appelle le sang, et déjà quatre morts, peut-être six, liés de près ou de loin à notre affaire.

— Concernant l’architecte de ce plan criminel, demanda Le Noir soucieux, auriez-vous des soupçons qui puissent aider Nicolas à organiser les défenses ?

— Nous marchons sur un plancher flottant. L’Angleterre en première ligne, mais aussi les Américains qui pourraient n’avoir, maintenant que la victoire est proche, d’autre dessein que de nous affaiblir et rédimer ainsi les efforts de notre diplomatie lors de la conclusion de la paix et des traités conséquents. Je n’ose songer aux Russes dont la volonté de médiation que vous savez contredit, sinon sape, nos propres intérêts.

— Voilà qui est clair et réduit les perspectives !

— Allons, point d’ironie et prenez soin de vous.

Sur ce dernier mot et après un salut à Le Noir, Sartine sortit à pas pressés.

— Ouf ! dit Le Noir s’épongeant le front d’un mouchoir, j’ai bien cru que la séance allait tourner au drame. Il a été égal à lui-même. Quant à vous, cher Nicolas, votre patience fut méritoire !

— Que ne nous a-t-il expliqué cela au début ! Cela aurait sans doute évité bien des drames. Est-il si assuré en lui-même qu’aucun doute ne l’effleure jamais ?

— Moins on sait, moins on doute et pourtant le doute est l’école de la vérité.

— Comment préparer la suite ?

— Il est exclu que vous suiviez le prince partout. À nous de renforcer la surveillance des lieux qu’il visite et de l’environner de nos gens les plus habiles. Je crois et je crains que la vraie menace réside au plus près du tsarévitch, à l’intérieur même des murs de l’ambassade impériale. Tout est si fragile et si peu susceptible de prévisions que toutes les précautions pour se garantir du pire sont nécessaires mais, hélas, souvent inutiles.

Nicolas se mit à rire pour la première fois depuis son entrée à l’hôtel de police.

— Soit ! À vous entendre la seule sauvegarde serait de consulter la dame Paulet, maquerelle de vocation et prophétesse d’occasion. Elle m’a souvent tiré de mauvais pas.

— Je m’en remets plutôt à votre sagacité. Il faut raison et calme garder. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises, je le redoute.

 

C’est l’esprit agité que Nicolas requit une voiture. Un temps sans obligation aucune lui était nécessaire. Pas vraiment un moment de réflexion, mais l’occasion de laisser sa capacité de raisonnement au repos. Il savait d’expérience que ces pauses apparentes n’arrêtaient pas le travail intérieur de la déduction. Jadis au collège des jésuites de Vannes, il avait souvent fait l’expérience de ce travail secret. Telle version latine dont les difficultés lui semblaient insurmontables se trouvait par miracle éclaircie et ses obscurités traduites après une nuit de sommeil. Cette latence de l’effort renforçait les talents cachés et possédait des mérites insoupçonnés ; une longue promenade pouvait la remplacer, avec des résultats identiques.

Il donna ordre de faire ce qu’il nommait le grand tour au-delà des boulevards vers des quartiers nouveaux qui s’élevaient comme des champignons. Il constata une nouvelle fois les métamorphoses de la ville. D’antiques monuments étaient environnés de maisons en construction. Partout des grues faisaient monter les pierres de taille autour de nouveaux édifices. Dans les plaines voisines de la ville s’élevaient ces roues de vingt à trente pieds de diamètre, instruments obligés de l’extraction de pierres gigantesques. Cette activité sans cesse grandissante avait fourni carrière à une nouvelle race d’entrepreneurs qui tenait la dragée haute aux propriétaires. Tous se liguaient en cas de fraude ou de malfaçons. L’argent coulait à flot chez ces nouveaux Crésus. L’architecte devenait le grand maître d’une foule d’activités dont les devis étaient à sa seule disposition, accumulant les prétextes pour justifier et exiger des augmentations et des dépassements de crédits. L’idée lui vint de faire une courte incursion rue Montmartre. La sagesse et l’aménité de M. de Noblecourt lui manquaient.

 

Une mauvaise surprise l’accueillit. Dans le salon du premier, le vieux procureur recevait et tenait salon de musique. À l’œuvre devant le clavecin, Balbastre, le compositeur, jouait, son vieux visage outrageusement maquillé se levant en adoration sur Aimée d’Arranet, qui tournait les pages de la partition. La vue de son vieil ennemi en vieux galantin transit de rage Nicolas. Cette soirée raviva de tristes souvenirs. Il se revit un certain soir chez sa maîtresse, Mme de Lastérieux. Le musicien était déjà présent… Resurgit, poignant, le sentiment d’une exclusion. Depuis, la paix s’était faite entre eux sous la bénédiction de M. de Noblecourt. Cette cessation des hostilités ne modifiait pourtant pas les sentiments de Nicolas. De loin, Aimée lui fit un petit signe de tête plus ironique qu’aimable. Il se mêla, en apparence indifférent, à la conversation entre l’hôte et M. de La Borde.

— Savez-vous, Nicolas, ce qu’est une canne à la Barmécide ?

— Point. Je sais seulement que M. de la Harpe, qui vient de se singulariser chez les quarante pour une adresse dévotieuse au comte du Nord, a écrit une pièce intitulée Les Barmécides qui ne passe pas pour un succès.

— Justement, mon ami, dit La Borde. À l’occasion de cette séance solennelle, les épigrammes sur l’auteur tombent dru comme grêle à Paris. On rappelle que lors de la représentation de cette pièce, des marchands, malins comme le sont nos Parisiens, proposaient des cannes à la Barmécide. Une dame de la cour s’étant inquiétée de la signification de ce terme auprès du marchand, celui-ci démonta le pommeau d’ivoire et découvrit un gros sifflet dissimulé sous la poignée à vis. M. de la Harpe était présent et pleurait de la bile !

— Il n’y a pire disgrâce que d’être ainsi ridiculisé en public, soupira, sentencieux, M. de Noblecourt.

Nicolas jeta un regard sur Aimée qui demeurait la tête baissée sur la musique. Le vieux procureur le tira par la manche et le conduisit vers la croisée.

— Qu’y a-t-il Nicolas, vous me paraissez accablé.

Il jeta sur le commissaire un regard aigu.

— C’est Balbastre, n’est-ce pas ? Et Aimée qui boude. Allons, allons, le présent n’est jamais le passé.

— Veuillez m’excuser auprès de vos hôtes. Le devoir m’appelle.

En un instant il avait disparu. Il marcha longtemps dans Paris sous l’éclat blafard et moqueur de la pleine lune. Il n’avait ni dîné ni soupé et regagna l’âme lourde l’hôtel de police.