JEU DE PAUME
« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses51 pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écartent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. »
— Que nous enseigne l’enquête en cours ?
— Aux dires de votre confrère qui a conduit les investigations, oh ! courtes et sommaires vu la qualité des victimes…
— Un jour la loi sera égale pour tous, dit Bourdeau assombri.
— Ce n’est jamais le cas, repartit Sanson, mais pour le coup il me semble qu’il n’y avait rien à voir. Deux pauvres filles qui avaient récemment gagné la grand’ville se font massacrer. On ne les a même pas dépouillées des quelques liards qu’elles possédaient.
La montre de Nicolas se mit à sonner six heures de relevée.
— Déjà ! Je vais retourner à l’Hôtel de Lévi. Je n’ai que trop tardé ! Je ne sais si le prince Bariatinski a bien compris que je comptais entamer l’enquête très vite. Pierre, nous nous retrouvons demain matin chez Le Noir. Je n’ose espérer que tu reviendras avec nos traductions.
— Tu me dois deux billets, l’un pour les Affaires étrangères et l’autre pour…
Après avoir remercié et salué Sanson, ils rejoignirent le bureau de permanence. Nicolas s’attela à la table pour écrire les messages que devait porter Bourdeau à Versailles.
Que dire à Aimée qu’elle ne sût déjà ? Que sa charge une nouvelle fois l’empêchait de courir la rejoindre ? Que le parfum du jasmin dans l’ombre de son cou le rendait fou ? Qu’il l’aimait avec une sorte de désespoir ? Il écrivit au fil de la plume avec fièvre. Dans ce désordre, espérait-il, elle saurait déchiffrer l’ardeur soutenue de sa passion. Un doute cependant l’effleura alors que sa plume noircissait le papier. Ne jouait-il pas un jeu insincère ? Sa charnelle attirance, que rien n’était venu diminuer, n’emportait-elle pas avec elle la passion amoureuse qui avait présidé naguère à leur liaison ? Il chassa ces pensées importunes. Il devait pour l’heure ne réfléchir qu’à l’enquête et au cours délicat qu’elle allait désormais prendre. Il serait plus que malaisé de trouver un coupable au sein d’une ambassade étrangère, sous le double contrôle de ses chefs mais encore d’un prince étranger. Un scrupule ressurgit dans son cœur d’honnête homme. D’une certaine manière, hélas, il se savait immanquablement conduit à tromper l’héritier d’un empire qui lui avait sans précaution ouvert ses sentiments les plus secrets. Comment lui, Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil, homme d’honneur, était-il sur le point de se livrer à ce qu’il fallait bien nommer par son nom, un double jeu, une forfaiture ? Que cela se fît au service du roi ne changeait rien à la chose. Alors, lui souffla une petite voix intérieure, le pauvre Dangeville serait-il mort pour rien, lui qui t’avait donné sa confiance et abandonné sa vie, et tu renoncerais au soin de trouver son assassin ? La mesure serait comble ! Il soupira, il lui restait à marcher droit sans l’estime que procure la vertu. Vraiment, susurrait une autre voix, ne crois-tu pas que le faux honneur n’est qu’un scrupule de l’hypocrisie ? Il chassa tous ces fantômes. Ne retombait-il pas dans ces crises de doutes qui l’assaillaient au début de sa carrière ?
Bourdeau qui le connaissait bien n’était guère surpris des sentiments par lesquels passait son ami ; il les lisait sur les expressions de son visage comme le promeneur observe les nuages qui voilent le soleil, modifient l’aspect d’une campagne paisible et lui font présager les tempêtes à venir.
— Nicolas, le devoir parfois revêt des aspects difficiles et son exercice, loin de satisfaire la plus élémentaire vertu, ne gaze pas les faux arguments des délicatesses excessives. Crois-moi !
Nicolas leva la tête et sourit tristement.
— Il y a bien longtemps que j’en ai pris conscience. Et tu m’as toujours aidé à tenir la ligne raisonnable.
— Chaque office possède son poids de souffrances et ses choix douloureux.
C’est sur ce constat désabusé que Nicolas quitta la vieille forteresse. Qu’allait-il démasquer chez les Russes ? Son effort ne serait-il pas vain tant qu’il ne posséderait pas la teneur des documents découverts sur le cadavre de Pavel ? Il fut accueilli par le même majordome qui se mit à sa disposition. Il s’agissait tout d’abord de déterminer avec précision qui se trouvait à l’Hôtel de Lévi. Il s’y attela. La suite proche du prince l’avait accompagné au Théâtre français. Elle comprenait l’ambassadeur, les princes Kourakin et Youssoupoff et le colonel Benckendorff. Peut-être fallait-il saisir la question sous un autre angle. Outre Dangeville, qui avait accès aux appartements privés des visiteurs ? C’était sans doute l’étude attentive de ce groupe restreint qui pouvait aider à résoudre une partie du mystère. En dehors de Nikita, son truchement et guide obligé, plusieurs autres serviteurs se trouvaient de service l’après-midi en question à la résidence. Une femme de chambre, Olga Nicolaievna, un barbier, Ivan Pavlovitch, et Dimitri Petrovitch, arrivé depuis peu à Paris, qui servait de secrétaire au tsarévitch. Cela faisait peu et beaucoup à la fois. Nicolas interrogea Nikita sur les événements du matin.
— Monsieur, il y eut foule. Toutes sortes de gens se sont pressés pour présenter à Leurs Altesses des articles de Paris, tissus, bijoux, porcelaines, antiques, et j’en passe.
— La liste de ces gens avait-elle été dressée à l’avance ? demanda Nicolas.
— Non. Certains marchands avaient été convoqués par le prince Bariatinski, et les autres avertis par la rumeur publique de la présence des princes et de leur goût pour les objets précieux.
— Parmi ceux-ci, certains vous ont-ils paru différents des autres ?
Nikita hésita un moment cherchant d’évidence dans sa mémoire un fait qui aurait pu le frapper.
— Maintenant que vous évoquez cette possibilité, monsieur, cette éventualité, j’ai remarqué une marchande de rubans, dit-il.
— Et qu’avait-elle de si particulier ?
— C’est qu’elle était accompagnée par deux forts gaillards qui portaient deux petites boîtes de rubans. Rien n’aurait dû m’intriguer si ce n’est que la dame en question n’avait pas la figure de ce qu’elle prétendait être. Sa manière de parler peut-être. Et pourquoi ces deux hercules pour présenter de légers rouleaux de tissus ?…
Il hésita à nouveau.
— … et puis il y avait ce regard fureteur… Était-elle en quête de quelqu’un qu’elle aurait connu auparavant ?
— Quelqu’un de l’ambassade.
— Ce fut mon impression.
— Vous parlez parfaitement notre langue. En quelles occasions l’avez-vous apprise ?
— Monsieur, ma mère a été la nourrice de l’aîné d’une grande famille. J’étais son frère de lait. Or la plupart des jeunes Russes passent leur adolescence avec un précepteur étranger, français dans la plupart des cas. J’eus la chance de bénéficier de son éducation et reçus la même instruction. Ainsi les Russes de nos grandes familles marquent-ils dès leur enfance une prédilection marquée pour la France.
— Je vous en fais mon compliment. Mais revenons à cette marchande. Me la pouvez-vous décrire ?
— Pensez que j’étais occupé à bien d’autres choses qu’à la dévisager. Pourtant j’ai souvenir d’une femme assez grande, d’un agréable embonpoint, et de ses hardes à la vérité bien pauvres pour sa figure. En un mot, son apparence ne correspondait pas à son état.
— À quelle heure a-t-elle quitté l’Hôtel de Lévi ?
— Je ne saurais le dire. Il y a eu beaucoup de désordre, d’allées et venues, de retours, de nombreux arrivants. Je l’ai déploré.
— Se peut-il, c’est une hypothèse, que l’un de ces marchands ait pu s’introduire à l’intérieur des appartements et gagner le boudoir de la grande-duchesse où se sont produits les événements que vous savez ?
— Il se trouve, monsieur, que Son Excellence a appris fort tard que les princes descendraient chez lui. Son principal souci fut l’aménagement intérieur en urgence des appartements réservés. Les autres occurrences ont été moins étudiées, en particulier, hélas, celles qui concernaient la sûreté et le contrôle des accès à l’hôtel.
— Et donc ?
— Pour répondre à votre question, je conclus que, malheureusement, n’importe qui, avec un peu d’audace, pouvait pénétrer dans ces appartements et prétendre, en cas de découverte, s’être égaré dans le dédale des enfilades. Oui, je crois cela dans l’ordre du possible.
— Qui a découvert le drame ?
— Le secrétaire du prince, Dimitri.
— Pour quelles raisons, alors que le prince était absent, se trouvait-il dans les appartements de la grande-duchesse ?
— Il n’y était pas. Il se dirigeait vers le cabinet de Son Altesse impériale pour y porter un courrier quand des cris et des bruits étranges l’ont ému. Il a hésité un moment, croyant à une querelle de domestiques si fréquentes dans les grandes maisons, puis un hurlement l’a de nouveau alerté ; il s’est alors précipité dans le boudoir de notre maîtresse. Là, il a découvert les corps.
— Dans ces conditions, il aurait dû croiser l’assassin.
— Ce n’est pas le plus vraisemblable, car il y a, compte tenu des passages et des pièces de service, au moins quatre issues par lesquelles l’assassin a pu s’échapper sans attirer la moindre attention. J’ajoute qu’ayant engagé un nombre important de serviteurs provisoires, il est désormais ici malaisé de mettre un nom ou une occupation sur des visages inconnus. C’est vous dire, monsieur, la difficulté de votre quête.
— Cela est fort clair et je vous suis reconnaissant de toutes ces informations. Cependant, avez-vous une idée de ce qui s’est déroulé ici ?
— Il y a apparence qu’on a voulu dérober des bijoux de la princesse. Cependant, à ce que j’ai appris depuis, vous avez retrouvé la broche qui avait disparu. Pourquoi n’a-t-on pris que celle-ci alors que dix autres bijoux plus précieux les uns que les autres pouvaient tenter un voleur ?
Ce majordome, songeait Nicolas, ne manque pas de bon sens et son raisonnement frappe par son acuité. Reste qu’il ne peut connaître l’arrière-cour de cette affaire.
Désormais il fallait aller au plus vite et interroger ce secrétaire du prince, principal témoin des deux meurtres ou, du moins, qui avait approché de plus près les actes criminels en train de se commettre.
— Auriez-vous l’obligeance de m’appeler le secrétaire du prince, sauf s’il est retenu auprès de celui-ci par les devoirs de sa charge.
— Je ne le pense pas. Son Altesse impériale offre un souper privé auquel est conviée une amie de sa femme. Je vais le faire appeler. Son Excellence a donné ordre que chacun se mette à votre disposition. Il y a là un petit salon pourvu d’un bureau et de quelques sièges où vous pouvez vous installer tout à loisir.
Quelques instants plus tard, Nicolas éprouva le sentiment étrange d’être observé. Il regardait une gravure représentant une vue de Saint-Pétersbourg quand il ressentit une sorte de frémissement dans sa nuque ; une vieille expérience réveillée le poussa à se retourner. Un homme, entré sans se manifester, était là qui le regardait.
Son apparence frappa le commissaire. Sa tenue d’abord, qui mêlait étrangement la vêture européenne et la russe. Le bas ne choquait en rien, mais le haut, avec sa blouse grège serrée par une ceinture de laine rouge et qui montait jusqu’au col, boutonnée de petits grains de jais, surprenait. L’homme, de taille moyenne, se tenait les bras croisés. Sa figure sortait de l’ordinaire. Les yeux surtout, sombres, brillaient d’un feu sauvage et fixaient sans ciller. La chevelure séparée en son milieu était nouée en boule sur l’arrière. L’homme portait une barbe d’un noir semé de gris. Le nez, fort et busqué, paraissait animé de mouvements, de frémissements, qui faisaient penser à celui de quelque bête fauve à l’affût de sa proie.
— Je suppose, monsieur, que vous êtes le secrétaire de Son Altesse impériale. Dimitri, je crois ?
Le ton de la voix était rauque, venue du fond de la poitrine.
— Il y a longtemps que vous occupez cette fonction ?
— Vérité, peu de temps. Moi arrivé de Russie très peu et venir ici. Bien lire votre langue et aussi écrire. Difficile plus à parler. Le pardon à vous pour cela.
— L’on vous comprend très bien. Ainsi donc vous êtes en France depuis peu ? Quand êtes-vous arrivé ?
— Il y a quelques semaines.
Il n’en saurait pas davantage.
— Vous avez été le premier témoin de ce qui s’est passé dans le boudoir de la princesse. Pourriez-vous essayer de me rapporter votre version du drame ?
— Moi devoir apporter papiers cabinet de Son Altesse quand moi entendre bruits pas habituels…
— Doucement, je vous prie. À quelle heure ce vacarme ?
— Vacarme ?
— Oui, ce bruit inhabituel que vous évoquez.
— Moi non avoir montre. Maître parti depuis une demi-heure peu près… Alors…
— Point encore. Pourquoi êtes-vous allé porter ces papiers en l’absence du prince ?
— Au matin lui entendre à l’Académie un éloge en vers M. La Harpe. Prince souhaitait copie vite à envoyer à amis de Gatéina.
— Gatéina ?
— Palais du prince environs de Pétersbourg.
— Bien. Poursuivez.
— Arrivé étage, à gauche appartements de Paul Pétrovitch et à droite épouse. Moi entendre bruit.
— Y a-t-il d’autres escaliers pour gagner cet étage ?
— Quatre petits en plus du grand. Alors bruits forts comme piétinements et meubles remués. Étrange trouvé le fait. Moi aller voir. Après salons, chambre, moi entendre plus rien. Pensé femmes de chambres querelles. Souvent ici. Russes, Français, eux pas toujours faciles à s’entendre. Silence rassurer moi parti cabinet Altesse pour poser copie et mettre ordre à courrier et documents avant retour du Théâtre français. Quand moi reparti, arrivé palier, j’entends grand cri. J’écoute. Cela venait appartement Maria Féodorovna. J’attends encore, rien sinon silence. Je décide aller voir, reprends chemin jusqu’au boudoir. Alors là, voir deux corps étendus.
— Permettez-moi de vous interrompre. Pourriez-vous m’indiquer précisément la disposition des victimes lorsque vous les avez découvertes ?
— Oui, monsieur. Personne inconnue couchée sur le dos, sur sofa, et l’autre à plat ventre devant fenêtre.
— À plat ventre, vous voulez dire la face contre terre ?
— Oui, monsieur.
— Et ensuite ?
— Moi prier pour les morts, ensuite descendre prévenir majordome que pas trouvé de suite. Enfin dans cuisines, lui ai dit. Nous sommes remontés pour aller seul puis revenir. Il m’a dit alors de rester en dehors, pour prévenir ambassadeur enfin faire porter courrier prévenir lui de quoi passer à la résidence.
— Ainsi vous n’êtes pas retourné dans le boudoir de la grande-duchesse ?
— Entre le moment où vous avez découvert les corps et celui où le majordome les a vus, combien de temps selon vous a-t-il pu s’écouler ?
— Peu plus du quart de montre.
— Vous voulez sans doute dire un peu plus d’un quart d’heure ?
— Oui, comme vous dire.
— Toujours selon ce que vous avez vécu, estimez-vous possible qu’une personne soit demeurée dans les appartements après que vous avez reconnu les cadavres ?
— Moi reconnaître seul Pavel.
— Vous ne comprenez pas. Je veux dire, quelqu’un pouvait-il être caché dans les appartements après votre passage ?
L’homme caressait sa barbe et fermait les yeux.
— Possible, cela peut. Beaucoup réduits, portes, tentures, armoires profondes. Cacher là très facile.
— Et si cette personne, après vous avoir vu, avait souhaité s’échapper, estimez-vous cela possible ?
— Oui, et elle pas difficile sortir maison. Trop de monde divers ici.
— Je vous remercie de votre témoignage.
L’homme allait se retirer quand Nicolas d’un geste le retint.
— Encore une chose. Pouvez-vous me présenter vos avant-bras ?
Le secrétaire regardait Nicolas l’air incrédule. Il sembla à Nicolas qu’il pâlissait. Pourtant il s’exécuta sans broncher et retroussa les larges manches de sa blouse. La vision de ce qui apparut ne laissa pas de surprendre le commissaire. Les bras de Dimitri étaient striés de cicatrices blanchâtres entrecroisées, d’évidence anciennes, et il ne voyait pas par quel miracle elles eussent pu provenir de blessures reçues le jour même.
— Monsieur pas étonné. Punitions, péchés imposent sang coulé. Gospodi, pomiloï… Gospodi pomiloï52…
Il répétait cette formule en se frappant la poitrine de plus en plus fort.
— C’est bien, je vous laisse. Sachez que j’aurai sans doute à vous interroger à nouveau. Veuillez dire au majordome d’avoir à me rejoindre.
Le majordome revint l’air affairé.
— Il y a un détail, dit Nicolas, que je souhaiterais vous entendre préciser. Répondez en réfléchissant à vos paroles, elles pourraient être décisives dans le dénouement de cette affaire.
— Monsieur, je vous écoute.
— Lorsque Dimitri est venu vous trouver et vous a informé du drame découvert dans le boudoir, que s’est-il passé ?
— Nous sommes montés tous les deux jusqu’à l’antichambre du premier étage. Là, l’idée m’a frappé du retour imminent du prince et du saisissement prévisible de la grande-duchesse. Il fallait au plus vite prévenir ce scandale et, pour cela, informer au plus vite son excellence le prince Bariatinski. J’ai donc chargé, ou plutôt prié le secrétaire Dimitri d’envoyer un coursier jusqu’au Théâtre français. Je me suis dirigé seul vers les appartements où j’ai découvert la scène qu’il m’avait précédemment décrite.
— Justement, qu’avez-vous vu ?
— Un corps sur le dos gisant sur le sofa et un autre sur le ventre devant la croisée.
— Vous êtes formel sur ce point. Étendu face contre terre ?
— Bien. Autre point. Est-il possible selon vous qu’une troisième personne ait pu se dissimuler dans les appartements de la grande-duchesse ?
Il pouvait être fructueux de répéter des questionnements précédents.
— Rien ne le prouve et rien ne l’infirme. Le dédale des cabinets offre nombre de cachettes éventuelles.
— Ainsi vous n’avez vu personne ?
— Personne. J’étais très bouleversé par le spectacle affreux que j’avais sous les yeux. J’ai veillé au plus urgent.
— Soit. Imaginons que cette troisième personne se soit trouvée là, aurait-elle pu s’échapper sans attirer l’attention et sortir de l’hôtel ?
— Je crois vous avoir déjà répondu. La résidence est une sorte de labyrinthe dont les corridors de service et les issues sont innombrables.
— Dernière question. Avez-vous retourné l’un des corps ?
Nikita secoua la tête.
— Certainement pas. Je n’ai touché à rien.
— C’est bien. Je vous libère et vous remercie.
Le majordome se retirait quand une idée traversa Nicolas.
— Une question cependant. Comment se fait-il que le secrétaire du prince ne l’ait pas accompagné depuis le début de son périple européen ?
— À vrai dire, monsieur, je l’ignore. Il a surgi de nulle part avec des plis pour Son Altesse impériale.
— Puis-je vous demander comment le prince le traite ?
— Avec beaucoup de confiance, autant que je puisse en juger et autant que j’ai licence d’en parler avec vous. Ceci dit avec tout mon respect, monsieur.
Nicolas accusa le coup. Il s’était mis en mauvaise position. Il ne lui restait qu’à faire bonne figure.
— Vous êtes un fidèle serviteur. J’en ai fini.
Nicolas demeura un long moment pensif. Il circula ensuite dans l’Hôtel de Lévi avec la discrétion et la circonspection de celui qui n’en connaissait pas les détours et le souci de ne point troubler la réception en cours. Il rencontra d’autres serviteurs dont certains, il s’en aperçut, étaient des agents semés par Sartine. Il ragea de constater une nouvelle fois que l’ancien ministre avait doublé, sinon triplé, la surveillance dont la responsabilité revenait à Le Noir et à lui-même, chargé de cette opération extraordinaire.
De ce mal naquit un bien. L’un des faux serviteurs lui révéla avoir surpris le curieux manège de l’une des marchandes, la même apparemment que celle déjà signalée comme vendant des rubans, accompagnée par deux aides à la mine patibulaire. Cette femme lui avait paru découdre l’ourlet d’un jupon pour en extraire quelque chose qu’il n’avait pas distingué. Il n’avait pas été à même d’observer la suite du manège, ayant été appelé pour le service. Il ne lui était pas possible non plus de fixer l’heure approximative de ce comportement intrigant.
Revenant à l’hôtel de police, le commissaire répertoriait les éléments glanés tout au long de ses interrogatoires. À l’Hôtel de Lévi déjà tout était possible, car rien n’était vraiment contrôlé. Cette constatation multipliait les occurrences et les hypothèses. D’abord la présence de cette marchande et de ses acolytes, leurs manigances, l’intriguaient au plus haut point. Ensuite il s’avérait que le corps de Pavel avait été retourné. Dans la mesure où l’on avait trouvé des papiers dans sa poche, il était loisible de supposer qu’une main inconnue les y avait placés. Cela renforçait encore l’intérêt des traductions que Bourdeau, il l’espérait, avait pu obtenir à Versailles. Était-ce le fait de l’assassin, de Dimitri, de Pavel, ou d’une quatrième personne ? Qui était réellement ce secrétaire du prince récemment arrivé et qui semblait bénéficier des égards du tsarévitch ? Quel était enfin le lien entre les drames successifs liés au crime de l’hôtel de Vauban, rue de Richelieu ? Ces faits étaient-ils enchaînés à la personnalité du comte de Rovski et la conséquence de son ancienne position auprès de la tsarine ? Et outre cela, demeurait la méfiance de Paul à l’égard de Pavel, représenté par lui comme un traître et un agent placé auprès de lui par sa mère Catherine II. Pourquoi et dans quelles conditions s’était-il trouvé dans le boudoir et avait-il été tué en même temps que Dangeville ? Et, pour obscurcir le tableau, que penser de la suggestion de Sanson concernant l’assassinat de deux filles galantes d’une manière qui renvoyait au crime de la rue de la Richelieu ? Enfin, quel rôle jouait l’Américain Smith au milieu de cet imbroglio russe ?
À l’hôtel de police, il retrouva Le Noir qui s’apprêtait à gagner l’Opéra. Il le mit au courant des derniers éléments de l’enquête. Le lieutenant général de police était désolé de ne pouvoir passer la soirée avec Nicolas. Il l’accompagna jusqu’à sa chambre et proposa qu’on lui servît un souper. Son hôte le remercia ; il ferait un brin de toilette et irait par cette douce soirée de printemps musarder sur le boulevard. Après force compliments, Le Noir s’éclipsa.
On se sentait toujours apaisé d’un entretien avec l’aimable magistrat. Son autorité naturelle provenait d’un doux esprit philosophique qui nourrissait une universelle mansuétude. Pour ferme que fût son caractère, tout chez lui était exécuté avec mesure et là où il estimait la chose possible, il savait tempérer la rigueur de sa charge. Censeur suprême des mœurs, confident de toutes les pensées, investigateur de toutes les démarches, il avait toute puissance pour apprécier, suivant ses propres codes et notions morales, mieux qu’un juge ordinaire. Maintes fois Nicolas l’avait contemplé agir ; par un heureux mélange d’indulgence et de sévérité, il savait à la fois faire respecter et chérir l’autorité. Certes il ne possédait pas le brillant, la facilité, l’ironie caustique, en un mot la manière large d’envisager et de concevoir d’un Sartine, mais comme l’avait un jour confié le maréchal de Richelieu à Nicolas, M. Le Noir « était de la matière première dont on faisait tout ». Un bon serviteur du roi en somme.
Cette réflexion l’avait conduit sur le boulevard. À partir de la Madeleine, seuls des terrasses, des grilles de jardins, d’anciens murs de vergers, frappaient le regard. À droite, il reconnut le grand jardin du couvent des Capucines. À gauche, le boulevard dominait les belles demeures de la rue Basse-du-Rempart avec, au milieu d’elles, le chantier d’un marchand de bois. C’était là qu’avaient été découverts les corps des deux filles galantes. Nicolas contempla l’endroit, sorte de terrain vague non éclairé dans le crépuscule finissant.
Près de la Comédie italienne, Nicolas fut tenté par les propositions d’un restaurateur. Il se régala d’une poitrine de mouton grillée et d’une omelette à la confiture. Il reprit sa marche, distrait sans cesse par l’animation croissante du boulevard et par les divertissements proposés. Il admira au passage le pavillon de Hanovre, hôtel particulier du duc de Richelieu. Au fur et à mesure qu’il progressait, des échoppes provisoires, que le lieutenant général de police entendait sous peu supprimer, encombraient chaque côté de la voie. Décrotteurs, gagne-deniers, commissionnaires attendaient et interpellaient la pratique. Dans la saillie des maisons non alignées, écrivains publics, savetiers et marchands de toutes sortes de friandises proposaient leurs services. Des étrangers en guenilles faisaient danser qui un ours, qui des chiens ou encore des macaques grimaçants que la foule contemplait en riant. Appels, cris, mélopées, chants et échos de querelles assourdissaient le promeneur et facilitaient dans le désordre et le vacarme ambiants les voleurs et tire-goussets de tout acabit. À cela s’ajoutaient les hurlements des chanteurs glapissant au son criard des violons, la musique lancinante des orgues de barbarie et de la vielle, le tout scandé de tambourins. La tête baissée sur les marchandises étalées au sol, mercerie, brochures, gravures, allumettes, cages à serins, fleurs, étoffes, dentiers, vieilles besicles, il se heurta à un marchand de coco dont la tourelle oscilla en faisant sonner ses gobelets. Il ne poussa pas jusqu’au boulevard du Temple, le « beau boulevard », pays des aboyeurs, de la parade et du boniment, et revint lentement alors que se fermaient les échoppes et que la foule s’éclaircissait.
Moins distrait par le spectacle du boulevard, Nicolas rentra en lui-même. Loin d’approfondir les différents épisodes de son enquête, il ressentait à nouveau avec amertume le poids de la mort de Dangeville dont il se sentait responsable. À cela s’ajoutait la lassitude d’un débat sans cesse renouvelé avec Sartine. Le spectre de l’injustice le poursuivait et sa déception était à la mesure de l’attachement qui, au-delà de tout, le liait à cet homme auquel il était redevable de tant de choses. Chez un être moins probe et fidèle, la rancune l’aurait emporté sur la reconnaissance et l’aurait aussitôt effacée. Au fond ce qu’il ressentait était du domaine de l’absolu, la recherche d’un Graal jamais atteint.
Avec l’acuité de quelqu’un accoutumé dès l’enfance aux examens de conscience, il en vint à jeter sur son existence un regard en perspective qui accrut encore son malaise. Toujours à la poursuite du crime, toujours hanté par les différents visages de la mort, toujours témoin des formes les plus achevées de la bassesse, du lucre et du crime, baignant dans l’atroce et l’insoutenable, conduit par ses enquêtes, malgré qu’il en eût, à porter sur la société du royaume une attention de plus en plus critique, même s’il n’en tirait pas les conséquences nécessaires, Nicolas Le Floch doutait soudain de tout.
La tentation du libre océan le saisissait dans une nostalgie de vert et d’embruns salés. Que ne repartait-il en Bretagne, à Ranreuil, dans la vieille forteresse de ses ancêtres, sentinelle des marais ? Il prendrait soin de ses terres et surtout de ceux qui y travaillaient. Il se consacrerait à améliorer les choses. Quelle plus belle ambition qu’essayer d’apporter un peu plus de bonheur aux siens ? Il lirait et méditerait, chasserait, pêcherait, suivrait de loin la carrière de Louis. Il n’osait penser qu’Aimée accepterait de le rejoindre, mais il en caressait l’éventualité avec une douceur prenante. Il savait pourtant bien que cela était impossible.
Il continuait à marcher de plus en plus lentement, accablé par sa méditation. Et puis, peu à peu, d’autres visages s’imposaient à lui. Ses amis, Noblecourt, Semacgus, Bourdeau, La Borde et tant d’autres. Et son cœur se serra au souvenir de son engagement auprès du roi la nuit précédant le sacre dans l’abbaye Saint-Remi. Manquerait-il, lui un Ranreuil, à sa parole envers son souverain ? Il ne le pouvait pas. Il soupira et lui-même renouvela son engagement. Au fond de son cœur, il demeurait le chevalier fidèle des romans qu’enfant, il dévorait.
Il revint à son point de départ, le long de la rue Basse-du-Rempart. Les jeunes tilleuls du boulevard exhalaient leur douce et pénétrante odeur. Il s’adossa, pensif, à l’un des troncs. Quelle solitude était la sienne au milieu de cette ville immense ! Mais n’avait-elle pas été sa compagne favorite depuis tant d’années ? Il avait l’âme pleine et tout ce qui s’y était accumulé débordait par instants. C’était à la fois sa faiblesse et sa force. Peut-être tenait-on debout appuyé sur deux béquilles, l’inquiétude du jour et l’espoir du lendemain ? Il s’accusa de ces pensées creuses que seul le souffle de son moi gonflait démesurément.
Une autre fragrance dominait maintenant et soudain il pensa à la Satin. Dans la correspondance qu’il recevait d’elle et que lui transmettait le roi après avoir trié la layette du courrier d’Angleterre, une autre femme surgissait. Elle agissait désormais depuis Londres en agent du roi, au milieu des périls d’un grand jeu, avec une maîtrise, une culture, une intelligence, rien en un mot de ce qu’aurait pu laisser présager la jeune fille éperdue qu’il avait connue. À l’amour, feu couvant, qu’il continuait à lui porter, s’ajoutaient une estime, un respect et une admiration qui ne faisaient que croître. Sur un autre plan, d’autres attachements le liaient. Comment pouvait-il concilier sa fidélité amoureuse envers Antoinette avec la passion inspirée par Aimée d’Arranet ? Il n’avait pas de réponse à cette question et n’en cherchait pas. Le fait s’imposait à lui sans détours. C’était la lutte entre le lilas et le jasmin, il sourit à cette pensée.
— Mon Dieu, monsieur, comme vous paraissez heureux et malheureux à la fois !
Dans l’ombre toute proche d’un retrait de muraille, il distingua une jeune femme qui lui souriait. Il ne répondit pas et poursuivit sa marche. Elle lui emboîta le pas. Il s’arrêta sous un réverbère, se retourna et la considéra. Elle était svelte et délicate. Des cheveux châtains, relevés, enroulés et ornés d’une rose, surmontaient un visage délicat aux yeux clairs. Un léger fichu glissait sur une épaule et laissait entrevoir un corsage délacé sur le devant. La présence d’une petite croix ne tempérait pas l’indécence de petits seins dévoilés. Un cordonnet serrait à la taille une jupe de coutil à fleurs. Des mules à talons de couleur rehaussaient la silhouette et complétaient le tableau offert. Il n’y avait pas à se tromper sur l’activité à laquelle l’apparition se vouait.
— Mademoiselle, si vous m’en croyez, vous ne devriez pas traîner par ici.
Elle eut une curieuse mimique, une moue et les yeux fermés.
— J’sais ce que vous voulez dire, mais ça se produit pas deux fois au même endroit. C’est même une garantie. Tu peux me tutoyer, tu sais !
— Justement, il y a eu deux filles de massacrées à cet endroit. Enfin… On a retrouvé leurs corps là-bas dans le chantier.
— Deux ! Bigre, on m’avait prétendu qu’il n’y en avait qu’une.
Elle s’approcha et se serra contre lui. Une bouffée de fragrance lilas enivra Nicolas.
— V’là que j’ai peur, maintenant.
Et de fait, il la sentit frissonner.
— Allons, je vous conseille de rentrer chez vous. Il se fait tard. Où habitez-vous ?
— J’ai une chambre tout près, rue d’Amboise, derrière la Comédie italienne.
Elle prit l’air pitoyable d’une enfant capricieuse.
— Ramenez-moi, je crains trop maintenant.
Était-elle sincère ? Si quelque chose lui arrivait, quel remords serait le sien de ne pas lui avoir tendu la main. Il acquiesça en silence. Elle se pendit à son bras. Il ne parlait pas, mais elle causait pour deux, gazouillant à l’infini. Elle lui conta sa courte vie. Oh ! Elle était bien banale. C’était une histoire mille fois entendue. Orpheline très jeune et aussitôt en condition chez une lingère dont le mari l’avait mise enceinte. Chassée, elle était venue échouer à Paris. Une grande dame avait eu pitié d’elle et l’avait recueillie. Son enfant, un fils, était en nourrice en Champagne. Sa protectrice était morte. Ses héritiers l’avaient chassée et elle se trouvait à nouveau à la rue. Il lui fallait payer les frais de nourrice. Elle avait dû se résoudre à embrasser un état qu’elle n’avait pas choisi, mais qui s’était imposé à elle. Le lilas aidant, Nicolas fut frappé par la ressemblance de ce début d’existence avec celui d’Antoinette. Combien pour une femme il était facile de choir. Cette société était par trop cruelle avec des êtres dont le seul crime était leur faiblesse, proies toutes désignées de ceux qui détenaient l’autorité. Ils parvinrent devant la haute et étroite maison où elle demeurait.
— Pour votre enfant, dit-il, en lui tendant quelques louis. Prenez bien soin de lui.
Elle se haussa et lui claqua deux baisers sur les joues. Ce faisant, son corps se colla contre celui de Nicolas. Il la serra dans ses bras ; elle gémit à demi pâmée. Elle l’entraîna dans l’escalier. Ils poursuivirent leur étreinte jusqu’au grenier où elle le fit entrer dans une petite soupente propre et dépouillée. La lumière de la lune entrait par la lucarne et éclairait la modeste couchette où ils s’abattirent…
Mardi 28 mai 1782
Quand il se retrouva rue d’Amboise quelques heures plus tard, le jour n’était pas encore levé. La fille, dont il ne connaissait même pas le prénom, dormait encore alors qu’il s’échappait de la chambrette à pas de loup, après avoir laissé sur une page de son carnet une adresse où elle pourrait trouver un appui et un rouleau de louis supplémentaires pour la pension de son enfant. Son calme, sa sérénité le surprenaient. Nul remords ne le travaillait de ce court épisode. L’impression qu’il éprouvait était celle d’un retour en arrière, d’avoir vécu à nouveau un épisode de sa jeunesse. L’angoisse qui, la veille, l’oppressait avait disparu après cette nuit de tendresse. Quand il ressassait le cours de sa vie il mesurait soudain combien, depuis sa nourrice Fine à Guérande jusqu’à cette humble fille, les femmes lui avaient offert sans compter leur amour et leur compassion. À bien y réfléchir, avait-il suffisamment mesuré la force et les effets de leur soutien ? À chaque étape de sa vie, des filles galantes aux princesses, chacune avait apporté sa pierre à l’édifice de son moi. Comme un sanctuaire nécessite, pour se dresser et durer, les épaulements de ses arcs-boutants, le contrefort de ses cintres et le soutien de ses colonnes, Nicolas Le Floch, sans pourtant le rechercher, avait bénéficié de cet appui-là.
À son arrivée à l’hôtel de police, il fut désolé de constater que le vieux valet, connu de lui de toute éternité, l’avait attendu, sommeillant sur une banquette de l’antichambre. Il le remplit de confusion en lui présentant ses regrets. Puis il rejoignit sa chambre et sombra aussitôt dans un lourd endormissement agité de rêves.
Nicolas partagea le chocolat de M. Le Noir. Ils évoquèrent l’évolution de la guerre. Les avis parvenus de Londres ne laissaient pas de représenter la nation britannique comme hors d’état de continuer la lutte et d’achever la campagne de l’année en cours. Or les choses paraissaient changer de face. La révolution opérée au sein du cabinet anglais avait pour ainsi dire régénéré les énergies. Point de paix avec la France ! Guerre à outrance aux Bourbons, tel était désormais le cri général. D’autre part, ajoutait Le Noir, notre ministre aux États-Unis, M. de La Luzerne, mettait en garde au sujet des tractations d’accommodements contraires à nos intérêts que semblait caresser le Congrès américain. Cela soulignait l’importance des informations que nous attendions de Saint-Pétersbourg sur les tentatives de médiation de la Russie.
Nicolas informa le lieutenant général de police qu’il passerait la journée à l’Hôtel de Lévi afin de poursuivre son enquête, mais aussi pour favoriser l’apparente propension que le prince russe nourrissait à son égard. Le Noir, comme il se devait informé de tout, lui indiqua que la grande-duchesse devait courir les boutiques en compagnie de Mme de Benckendorff et de Mme d’Oberkirch, son amie d’enfance. Elle se rendrait à la descente du Pont-Neuf au Petit Dunkerque, où abondaient bijoux et colifichets. Elle souhaitait y acquérir ces petits moulins en or, qui étaient à la mode, comme breloques aux chaînes de montre. M. Le Noir avait ordonné qu’une garde fût disposée à la porte de la boutique pour en écarter le trop de chalands et de curieux.
Bourdeau ne se présentant pas, le commissaire gagna la résidence russe où il fut accueilli par le prince Bariatinski dont l’humeur paraissait rassérénée.
— Le prince m’a parlé de vous. Sachez, monsieur le marquis, que je ferai tout pour vous apporter mon aide. Il faut vous dire, Son Altesse impériale vous le confirmera, que je suis un fidèle de longue date du tsarévitch auprès duquel j’eus précédemment l’honneur de servir.
Cette affirmation fut ponctuée d’un geste énergique.
— Je vous le confie avec la franchise d’un soldat. Je le fus en effet au début de ma carrière.
— Je vous sais gré, Excellence, de votre ouverture. Permettez-moi d’en profiter. Quel est votre sentiment sur Dimitri, le secrétaire de Son Altesse ?
La main du prince tortura la fine dentelle de sa cravate. Il soupira.
— À vrai dire, je n’en pense rien, ne disposant pas des éléments utiles pour en juger. Cependant…
— Cependant ?
— Son Altesse peut être si secrète que le sentiment me prend parfois qu’elle se dissimule des choses à elle-même ! L’homme est mystérieux, je veux parler du secrétaire. Étrange même, pieux à l’excès. Comme tous les orthodoxes, il voue une dévotion aux images, aux icônes de nos saints. La chose est fréquente chez nous. Tenez, l’impératrice Élisabeth un jour se vit dérober le portrait de la Vierge entourée de diamants. Toute la police de l’empire fut mise en branle pour découvrir l’auteur de ce vol. Ah ! disait-elle, ce ne sont pas les pierres que je regrette mais la Sainte Image qu’elles entouraient et je donnerais le double de leur valeur pour la retrouver. Mais, chez lui, cette piété est dévorante et déréglée… Outre cela, Dimitri a surgi de nulle part, n’ayant jamais été annoncé. Il a présenté un pli au prince qui a valu tous les « sésames ». Les naturelles objections qui auraient pu s’élever se dissipèrent comme par miracle. Il devait y avoir une raison bien forte pour convaincre ainsi Son Altesse, elle d’ordinaire si méfiante…
— Et votre majordome ?
— La loyauté même. Il me suit depuis longtemps.
— Quel message avez-vous reçu au Théâtre français ?
— Qu’un crime avait été commis dans les appartements de la grande-duchesse.
— Il n’a pas été question de la broche dérobée ?
— Au début, non. J’ai prévenu le prince que je me retirais en lui expliquant succinctement l’événement et qu’il voulût bien m’excuser auprès du duc de Chartres qu’il devait aller saluer à l’issue de la représentation. Puis j’ai sauté dans ma voiture. C’est sur place que j’ai constaté les faits. D’abord, j’ai cru que nos gens s’étaient entretués, puis j’ai constaté le secrétaire forcé et la disparition du joyau.
— Je vous remercie, c’est parfaitement clair.
— Je crois que Son Altesse souhaite vous voir. Si vous voulez me suivre…
Il fut conduit dans le salon où s’était déroulé leur premier entretien. Devant la croisée ouverte, Paul, en robe d’intérieur de coutil blanc, observait les vols rapides des hirondelles qui frôlaient la façade de l’Hôtel de Lévi.
— Ah ! Monsieur le marquis. Connaissez-vous M. Necker ?
— En effet. Il m’a reçu plusieurs fois dans le cadre de mon office.
— Je déplore qu’il ne soit plus aux affaires. Ce ministre, selon moi, possédait un génie et une vertu qui semblaient devoir assurer à jamais le bonheur et la prospérité de la France. Ne le pensez-vous pas ?
— Je n’ai point d’avis sur la question, le roi, mon maître, ayant jugé bon de lui permettre de se retirer.
— Euh ! Voilà une curieuse façon de voir les choses. Brisons là sur ce sujet. Quoi de nouveau dans notre affaire ?
— J’ai interrogé les principaux témoins…
— Et ?
— Je reste sur ma faim sur plusieurs points.
— Puis-je vous aider, monsieur le marquis ?
— Je n’ose en prier Votre Altesse.
— Faites. Cela m’amuse.
Nicolas se félicita que Bourdeau ne soit pas présent. Il aurait glosé à l’infini sur ces grands dont le mépris était tel que la mort de leurs serviteurs participait de leurs menus plaisirs. Nicolas Le Floch croyait à l’égalité des hommes. Au jour dernier, il les savait réduits à leur simple humanité. Un roi pourrissant sur son petit lit de fer ou un vieux soldat étranglé dans sa cellule du Grand Châtelet relevaient d’une seule qualité, celle d’enfants de Dieu, et nul n’était selon lui en droit de se croire d’une autre espèce que le reste du genre humain.
— La chose est-elle si difficile à dire, demanda le grand-duc, interloqué du silence rêveur de Nicolas.
— Votre Altesse pourrait-elle me dire si son secrétaire Dimitri jouit de toute sa confiance ?
Le propos était si direct que le prince eut une sorte de haut-le-cœur. Sa joue gauche fut agitée de tremblements.
— Bien audacieux, en vérité… Comment pouvez-vous même imaginer que… Enfin, croyez-vous que je puisse accorder à celui à qui je confie mes affaires une créance aveugle, je veux dire, sans d’excellentes raisons ?
— Ce n’est point ce que je prétends. Votre Altesse m’a bien félicité de lui parler net. Souffre-t-elle encore que j’abuse de cette permission ? Que savait-elle de ce serviteur avant qu’il parût à Paris ?
— Rien, je ne le connaissais point. Mon ignorance à son sujet est totale.
— Pardonnez-moi, mais l’ignorance est la fondation de la crédulité et elle ouvre les portes à toutes les inconséquences.
— Monsieur le marquis ! Si je l’ai accueilli, c’est que de bonnes raisons m’y incitaient. La parole de mes amis, et j’en ai peu sur lesquels m’appuyer, d’où la créance absolue que j’attache à leur garantie.
— Monseigneur, pardonnez-moi d’insister. Il y a une chose que je ne comprends pas.
— Laquelle, laquelle, laquelle ? dit Paul, ponctuant ce crescendo hurlé de coups de poing sur la vitre de la croisée au point que Nicolas craignit qu’il ne la brisât.
— Je suis au désespoir de vous irriter. Je souhaiterais simplement comprendre pourquoi, n’ayant pas de secrétaire auparavant, il vous a plu de pourvoir à cet emploi brusquement, étant à Paris, alors que vous veniez de passer de longs mois en Europe.
Pourpre, et de plus en plus agité, le tsarévitch parut un temps vouloir interrompre Nicolas. Celui-ci, qui en avait vu d’autres et éprouvé d’autres tempêtes, poursuivit vaillamment son propos. Il y eut un grand silence, une série de soupirs saccadés et le calme revint, sans doute résultat de l’imperturbable immobilité de son interlocuteur français. Nicolas eût été russe que sans doute la colère du prince l’aurait balayé. Il mesura la différence qui existait entre ces potentats du Nord et la famille de Bourbon. Politesse du feu roi, gentillesse bourrue de Louis XVI, arrogance ironique de Provence, légèreté d’Artois, rien qui ne se pût comparer.
— Soit. Je pourrais vous dire comme vos rois que c’est mon bon plaisir. Disons plus simplement, et vous m’obligez à me répéter, que je disposais d’un secrétaire stipendié par ma mère et que jusque-là je n’avais pas trouvé l’homme qui convenait et que mes amis recherchaient pour moi.
— Je remercie Son Altesse impériale de ces informations, dit Nicolas en s’inclinant. Maintenant…
— Ah ! Monsieur le marquis, quand je serai le maître, je vous appellerai à Saint-Pétersbourg pour diriger ma police.
— Maintenant, reprit Nicolas sans relever cette embarrassante invite, j’ai une requête à présenter.
— Faites, faites.
— Je souhaiterais votre autorisation pour, disons, visiter le logement de votre secrétaire et aussi celui de Pavel.
— Ce traître ! Ce reptile placé dans ma maison pour m’espionner, rampant dans tous les coins de ma maison ! Fouillez, fouillez à votre guise.
Nicolas ne pipa mot. La rancune rassie l’emporta et divertit ; nulle objection ne s’éleva quant à l’opération souhaitée par le commissaire chez le secrétaire du prince.
— Monsieur le marquis, quel est votre sentiment sur les affaires d’Amérique ?
— J’en juge de loin, Votre Altesse le peut comprendre. Cependant je pense, en dépit des rumeurs que déversent les gazettes anglaises, que la défaite est chose assurée et que Londres sera contrainte à la paix.
— Peut-être… Ma mère souhaite favoriser une médiation. Elle veut jouer dans votre boulingrin… Avons-nous intérêt à favoriser les intérêts de l’Angleterre ? Que sera l’Amérique coupée des liens qui l’attachaient à sa métropole ? Quel poids doit-on jeter sur le plateau de la balance et de quel côté ?
— Sa Majesté n’entend écraser personne. Nous recherchons une paix juste et honorable, indiqua Nicolas, ravi de la direction que prenait l’entretien. À cet égard, l’avis de la Russie compte pour nous dans le sens de l’équilibre…
— Oui, oui ! Si j’étais le maître… Je me méfierais. L’Angleterre menace la Russie davantage que le royaume de France. Je comprends qu’on puisse être irrité à Versailles des agissements de ma mère. Elle n’a jamais oublié les dédains de l’aïeul de Louis XVI. Et autour d’elle…
Voilà qui est intéressant, songea Nicolas. Il y a là encore, et comme prévisible, de très vives dissensions entre la mère et le fils. Pour incertain que soit son caractère, le prince Paul pense avec justesse et raisonne de bon sens. Il faudra renouveler et entretenir ce type d’échanges auxquels le prince paraît se complaire.
— Monsieur le marquis, je suis fort satisfait. Je vous libère, mais j’entends vous revoir au plus vite.
Nicolas retrouva Bourdeau dans le vestibule ; il l’entraîna dans un petit salon. L’inspecteur semblait impatient, mais son ami, fébrile, ne lui laissa pas le temps de parler et s’empressa de dresser un court compte-rendu de tout ce qu’il avait pu apprendre depuis la veille.
— Et toi, alors, que me rapportes-tu ?
— J’allais te le dire, mais tu as pris le mors aux dents ! Tout d’abord le petit papier trouvé dans la poche de Pavel, c’est un mémento pour le souper à l’Hôtel de Lévi hier soir.
Il le lui tendit.
— Je vois, soupira Nicolas avant de le lire à haute voix.
Dimitri
Souper de ce jour 27 mai 1782
– Prince Bariatinski
– Prince Youssoupoff
– Prince Kourakin
– Mme de Benckendorff
– Baronne d’Oberkirch
— Deux hypothèses…, reprit Bourdeau sans pousser outre.
— Oui, tu es comme moi, elles t’échappent. Car de deux choses l’une. On assassine Pavel au fait de son identité, ou on l’ignorait. Ce papier était-il destiné à Dimitri ou l’a-t-on placé à bon escient ?
— Tu sembles oublier, ma foi, que c’est sur le corps de ce Pavel qu’on a trouvé les autres documents, ces pages arrachées provenant des effets du comte de Rovski.
— Pierre, je dois avouer que je n’y comprends rien. Qui a tué ? Qui a-t-on cru tuer ? Pavel est-il l’assassin de Rovski comme tous ces indices nous incitent à le supposer ?
— Je crois, pour parfaire ton jugement et forlonger ton raisonnement, que tu dois prendre connaissance des autres documents. Il y a trois pages de chiffres incompréhensibles, des calculs ou des alignements de comptes sans aucune autre indication. Nos chiffreurs à Versailles n’ont rien décelé qui puisse faire penser à un code particulier. En revanche une page plus intéressante qui porte des abréviations et pour laquelle l’hypothèse la plus probable est qu’il s’agit d’une liste.
— Une liste de quoi ?
— Une liste de personnages, suivis à nouveau de chiffres qui pour le coup paraissent correspondre à des dettes ou à des versements.
— Voyons cela.
Bourdeau lui passa la traduction en français.
P 10 000 +
R ’ ‘’ +
A 5 000 +
PG 10 000 –
PG 150 000 –
P 10 000 +
JA 30 000 +
J 100 000 +
PG 150 000 –
— Oui… cela est étrange. Pourquoi ces plus et ces moins ? Quels noms dans notre ignorance de la Russie pouvons-nous mettre sur ces initiales ? Sommes-nous là devant un état de dettes ?
— Ou des versements dans un sens positif comme négatif.
— Peut-être.
— Et il n’y a pas que cela. Le commis des affaires étrangères chargé de la Russie m’a remis à ton intention, de la part de son ministre, une dépêche de notre ambassadeur, enfin un extrait, qui ne manque pas d’intérêt, d’autant plus qu’à Versailles on ne connaissait pas l’étendue complète du tableau.
— Je n’entends rien à ton propos ! Montre-moi cet extrait.
— La dépêche a été portée par des relais de chevaucheurs car sa partie politique devait être soumise à la connaissance du ministre dans les délais les plus brefs.
Nicolas lut avec intérêt croissant l’extrait rapporté par Bourdeau.
La récente disgrâce d’un officier des gardes que sa bonne mine avoit rendu familier de l’impératrice a forgé mille rumeurs. Il semble qu’il auroit été surpris en fâcheuse posture dans la chambre même de l’impératrice. Les échos du palais ont retenti d’une scène violente. Chassé, le coupable a quitté Pétersbourg sur ordre ou de son plein gré. On le présume, en dépit des faveurs déversées sur sa tête, criblé de dettes et dans la plus grande gêne.
Cependant, cette affaire vient d’être effacée par un accident qu’on peut appeler un véritable désastre public. Les boutiques de toutes les espèces sont ici rassemblées dans un quartier de la ville où elles forment en quelque sorte une seule enceinte d’une étendue fort considérable. La nécessité d’établir promptement des marchands qui vendent les objets de première nécessité avoit déterminé à bâtir dans le premier moment toutes ces boutiques en bois dans l’intention de les reconstruire toutes en pierre. Le feu prit à une extrémité de ces maisons et la communication se fit avec une telle rapidité qu’à quatre heures tout le quarré étoit embrasé. Il souffloit alors un vent d’est assez fort qui portoit la flamme vers le quartier de la ville appelé Meschenski, et on ne peut savoir ce qui seroit arrivé si le malheur eût voulu que le feu se déclarât aussi de ce côté.
Les princes Repnin, Orloff, Potemkim, plusieurs généraux, les officiers des régimens des gardes ont accouru sur la première nouvelle qu’ils ont eue des progrès de l’incendie ; l’impératrice elle-même qui étoit revenue à la ville pour la fête du régiment des gardes d’Ismailofski s’est transportée sur les lieux ; Sa Majesté impériale a voulu prendre connaissance de la grandeur du mal en faisant le tour de tout le quartier embrasé ; elle a donné les ordres qu’elle a cru les plus convenables, mais l’incendie étoit d’une telle violence qu’aucun secours ne pouvoit être capable de l’arrêter. Il a continué toute la nuit, je ne crois même pas qu’il soit encore fini au moment que j’écris.
Cette tragédie fait beaucoup murmurer le peuple et ranime les braises d’une crainte qu’avoient suscitée, dans des conditions atroces, les meurtres de plusieurs filles galantes dans ce même quartier. Ces horreurs auroient récemment pris fin brutalement. L’incendie qu’on dit criminel et ces meurtres sont portés par certains religieux au débit de la conduite immorale de la souveraine. Tout cela pèse sur les esprits ; la police enquête et s’efforce de faire taire faux bruits et critiques.
— Si nous n’apprenons presque rien sur Rovski que nous ne sachions déjà, en revanche la fin de ce papier est édifiante !
— Certes ! J’ai insisté pour avoir tout le morceau après l’incendie, les bureaux ne comprenant rien à mon insistance.
— Ne nous précipitons point. Mais tu connais mon sentiment sur les coïncidences. Des filles massacrées à Pétersbourg et à Paris, nous ne pouvons rien conclure à première vue. Reste que nous ne pouvons pas négliger un point aussi intrigant.
— Si tu lâchais les rênes à ton imagination et la laissais galoper, vers quelle réflexion te conduirait-elle ?
— Ah ! Si tu m’en crois, la pente est irrésistible. Massacres atroces de filles à Pétersbourg, les mêmes à Paris quelques semaines plus tard…. Un temps de silence… le temps du voyage ? Or nous avons deux Russes qui ont quitté leur pays, il y a quelques semaines. L’un, le comte de Rovski, est mort assassiné et l’autre, secrétaire de l’héritier de l’empire russe, est arrivé simplement il y a peu et les crimes sont commis à quelques minutes de l’Hôtel de Lévi.
— Ajoute à cela qu’au dire de Sanson, chacun des deux aurait pu commettre les crimes en question.