TRICTRAC ET APPEAUX
Trictrac : bruit que font les chasseurs pour effaroucher le gibier d’eau afin de le faire tomber dans leurs pièges.
Dimanche 16 juin 1782
Les jours précédents n’avaient guère apporté du nouveau à l’enquête. Le temps, désormais, pressait ; le couple de visiteurs quitterait Paris le 19. Le programme se poursuivait cahin-caha avec un rien de lassitude tant du côté russe que du côté français par la répétition des réceptions et des harangues. Pour l’heure, Marly avait les honneurs de la curiosité grand-ducale ; Nicolas retrouvait avec plaisir un lieu découvert jadis lors d’un des rares séjours du feu roi, qui ne l’appréciait pas. Pour le coup, l’éblouissement avait été immédiat. L’homme du roi et de l’État aimait la grandeur écrasante de Versailles, l’homme privé goûtait Marly, dont la splendeur n’accablait pas. L’hôtel du grand roi et ses douze pavillons aux façades en trompe-l’œil ordonnaient familièrement les eaux et la végétation autour d’eux. Jardins, terrasses et bosquets offraient l’image d’une harmonie simple et sans apprêts, d’une symphonie entre l’élégance des bâtiments et l’enjouement de la nature. Partout les eaux étaient présentes, en pièces, bassins, cascades et abreuvoirs, et si proches, et si humaines, que de beaucoup d’endroits on entendait le saut des carpes. Ces poissons gigantesques avaient-ils connu Louis XIV ? Les écailles multicolores de ces monstres bienveillants étincelaient au soleil de juin. C’était un mélange de bleu, de jaune, de blanc et d’or, des joyaux vivants et agités. Nicolas songeait que tout homme, fût-il le plus grand roi du monde, avait droit à une retraite, à un refuge aimé. Marly s’imposait comme le théâtre favori des fuites de l’esprit, du repos de l’âme et du rêve. Ici s’adoucissait la rigide étiquette et le monarque, libéré, pouvait écarter les atours obligés et s’en remettre à son choix souverain. Ici Louis faisait retour sur lui-même, tout y concourait. Une nostalgique émotion submergeait Nicolas, alors qu’en l’honneur du grand-duc, les eaux jouaient et s’élevaient en crépitant. Bientôt un arc-en-ciel se forma au-dessus des bassins, suscitant des murmures d’admiration. Il songea à Ranreuil, à son granit et à ses bruyères, à ses marais et aux vents du libre océan.
Tout en suivant le cortège, le présent s’imposa à lui. Il ne se passait rien à l’Hôtel de Lévi. Nikita, observé et épié, paraissait serein et rien ne transpirait dans son attitude d’une éventuelle inquiétude consécutive à la soustraction du livre pieux et du napperon. Après tout, il n’était peut-être qu’un simple agent, une mouche intérieure qui se contentait de rendre compte à Saint-Pétersbourg. Cette activité secrète n’impliquait nullement des actes criminels. Il était aberrant de se mettre martel en tête alors que des coupables évidents pouvaient s’imposer, Pavel, Dimitri, la princesse de Kesseoren. Ne courait-il pas une mauvaise voie ? Il avait multiplié les conversations avec l’homme qui s’y était prêté avec courtoisie et déférence, y prenant même un évident plaisir. Restait que la ruse du commissaire, ce papier avec la croix de Saint-André, avait dû produire son effet et Nikita était sur ses gardes vis-à-vis du domestique.
Pour le reste, les rapports quotidiens de Bourdeau le désespéraient. Il déplorait que le lieu où les deux spadassins avaient logé demeurât inconnu : on aurait pu y relever des indices intéressants. Quant à la princesse de Kesseoren, on avait perdu sa trace en dépit de la mobilisation de dizaines de mouches et des efforts de Gremillon, de Rabouine et de Tirepot. À force de contention, Nicolas sentit germer une idée. Seul, un piège soigneusement fomenté était susceptible de créer l’événement qui bousculerait un paysage figé. En dépit de tant d’écueils traîtreux, son jeu comprenait de multiples cartes. Mais de quelles couleurs étaient les retournes ? Le tout, désormais, consistait à déterminer de quelle manière le chasseur, qui se réveillait en lui, allait tendre ses rets. Le temps pressait et, parfois, Nicolas, saisi par le doute, se demandait si Versailles souhaitait vraiment l’aboutissement de cette enquête. Après tout, Dimitri faisait un coupable idéal.
Nicolas redescendit sur terre. La reine qui accompagnait l’illustre visiteuse l’avait remarqué et lui adressait un salut des plus gracieux. Comme de juste, après l’invitation à la danse au bal paré, ce geste fit événement parmi les présents. Devant prendre médecine, le grand-duc s’était décommandé au dernier moment. Son épouse remerciait Marie-Antoinette pour un présent de sa part, remis au cours de sa visite à la manufacture de Sèvres.
— Son Altesse impériale, dit la baronne d’Oberkirch à l’oreille de Nicolas, avait été frappée de la splendeur d’une toilette en porcelaine bleu lapis, ornée de peintures et montée sur or, qu’elle avait supposé être destinée à la reine. Or, c’était un souvenir de Sa Majesté à son intention. L’Hôtel de Lévi est en ébullition dans le souci d’emballer un objet, si précieux à tant d’égards, qui pourrait se briser au cours de la route.
— Madame, il y a peu, j’ai eu l’heur de rencontrer la comtesse Skzrawonski, que vous connaissez, je crois ?
— Oh, c’est une connaissance lointaine et bien récente ! Elle possède à Meudon une charmante folie à lanterne depuis laquelle on admire tout Paris. Une amie commune m’y a conduite. Nous y prîmes une collation de crème et de fruits alors que le soleil se couchait. Le moment était magnifique.
— Meudon est un endroit charmant, surtout le château. J’ai aussi fréquenté celui de Bellevue, tout proche, sous Mme de Pompadour…
Elle le considéra sans dissimuler sa surprise. Il sentit soudain son âge et qu’il apparaissait vieille cour à cette jeune femme65. Elle eut la politesse de ne point commenter la chose.
— Justement, la demeure de la comtesse se trouve dans la grande allée qui conduit… à celle de Meudon66.
Soucieux de ne pas donner l’alerte à la baronne, qui pourrait avertir la comtesse de l’intérêt soudain du marquis de Ranreuil à son égard, Nicolas ne poursuivit pas. Sa relation avec Mme d’Oberkirch datait de peu et seule la visite russe les avait rapprochés. Jusqu’à ce premier voyage à Paris, elle n’était qu’une provinciale cantonnée à l’Alsace et à la petite cour des Wurtemberg à Montbéliard, où elle avait connu la princesse Dorothée avant que celle-ci ne devînt l’épouse du prince Paul. Elle ne se lassait pas d’interroger son cicérone sur tout et sur rien, durant les interminables harangues adressées aux princes.
Il reprit la route avant le cortège, maudissant le sort de se trouver si loin de Paris dans une voiture si lente. Nom de toui, il ne risquait pas la versade ! Il retrouva Bourdeau à six heures de relevée et le mit aussitôt au courant de sa conversation. Il en déduisait qu’une chance subsistait que la princesse de Kesseoren se fût réfugiée et cachée à Meudon, dans la folie de la dame à portrait. La comtesse Skzrawonski avait été rien moins que sincère et, dès l’abord, Nicolas avait soupçonné qu’elle en savait davantage que ce qu’elle avait bien voulu lui confier.
— Comment entends-tu la manœuvre ?
— Plus qu’une manœuvre, un branle-bas de combat ! Je veux qu’on environne l’endroit des quatre côtés. Il est exclu que la dame réussisse à nous glisser entre les doigts, si tant est qu’elle soit bien là. Rassemble nos gens, Gremillon, Rabouine et les autres. Au grand galop ! Dans deux heures nous partons pour Meudon. Là-bas, nous recueillerons les renseignements pour trouver la folie à lanterne de la comtesse. Elle est située près du château, ce ne devrait pas être malaisé. Le lieu reconnu, investissement immédiat et complet. Toi et moi commencerons la fouille de la maison.
— Et si la comtesse est présente ?
— Nous lui imposerons notre loi et une prise de corps. L’autre jour, elle m’a dissimulé certaines choses et je l’avais prévenue du sort qui l’attendait. Nous sommes en temps de guerre.
Les ordres donnés, l’exécution est immédiate. Des voitures sont réunies. Gremillon et Rabouine ont rameuté leurs gens. Le cortège s’ébranle, Nicolas et Bourdeau dans la voiture de tête. À neuf heures, après questionnement de l’habitant, la folie est repérée et son encerclement achevé. Le bâtiment de style classique, flanqué d’une lanterne ouverte, domine un large panorama et surplombe le parc et les pièces d’eau du château. La grille, donnant accès à un petit jardin planté d’ifs en cône et de buis, se révèle solidement verrouillée. Un haut mur clôture sur trois côtés la propriété, le dernier formant terrasse donne sur un à-pic. Nicolas s’évertue, rossignol en main, à forcer la serrure sans y parvenir. À voix basse, quelqu’un les hèle. C’est Gremillon qui tient à la main de curieux instruments.
— Il faut passer le mur, dit le sergent.
— Oui, le conseil est facile. Comment le sautes-tu ? répond Bourdeau, hilare.
— Non, mais je vais vous dresser un escalier. Après, en haut, il faudra sauter.
À la surprise des deux policiers, il insinue plusieurs longs clous de charpentier dans les interstices des moellons. À coup de marteau, la tête en est matelassée de tissus pour assourdir le bruit, il enfonce solidement les pièces de fer, en quinconce verticale, de telle sorte que la partie dépassant du mur puisse supporter aisément le poids d’un homme. Son travail achevé, il les salue, leur désigne l’échelle ainsi constituée, recule et disparaît dans l’ombre de la nuit qui tombe.
Nicolas se hisse le premier sur le faîte du mur, il s’y assied à califourchon. De là-haut, la vue est dégagée, la maison silencieuse ; pourtant, il lui semble qu’une lointaine lueur tremblote à l’intérieur d’une croisée du premier étage. Un souffle court à côté de lui, c’est Bourdeau qui l’a rejoint. Nicolas désigne le jardin d’un geste et se laisse choir sur le gazon, aussitôt suivi par l’inspecteur. À pas de loup, ils s’approchent de la demeure. En cas de danger, la pelouse ne leur offre aucune espèce de retirade. La nuit est désormais tombée. Ils gravissent les degrés qui mènent à la porte centrale. Elle est close. Nicolas réitère le coup du rossignol, mais cette fois avec plus de succès. Le pêne joue, ils sont dans la place. Bourdeau, jamais à court d’initiatives, sort la petite lanterne de poche qu’il a jadis fait fabriquer par un artisan, il bat le briquet et allume la mèche. Un faible halo de lumière éclaire un élégant vestibule que seule meuble une console supportant un buste antique. Ils avancent, le pas glissant sur le marbre. Au fond un escalier, de chaque côté deux grandes portes. Ils les entrouvrent l’une après l’autre. Un salon qui donne sur un boudoir, une bibliothèque et en retour un corridor qui mène à l’office. Dans celui-ci, de la vaisselle sale que Bourdeau renifle.
— C’est du frais, murmure-t-il. La ripopée est encore tiède.
La constatation les fait redoubler de prudence. Rien au rez-de-chaussée. La cave ? Mais pourquoi s’y cacherait-on lorsque tout concourt à garantir votre retraite ? Nicolas rappelle à Bourdeau qu’il a cru apercevoir une lueur au premier et lui recommande de prendre garde. Ils montent et trouvent un hall carré avec deux fauteuils et un guéridon, sur lequel donnent quatre autres pièces. Les portes sont fermées. Laquelle ouvrir ? Par force gestes, ils décident d’en ouvrir chacun une en parallèle. Le parquet sous leurs poids craque. Si quelqu’un est là, aux aguets, il ne peut que les avoir entendus. Leurs sens sont aiguisés par la proximité d’un danger tapi dans l’ombre.
Au moment où Nicolas ouvre la grotte obscure d’une chambre, il n’y distingue rien ; Bourdeau ayant conservé la lanterne sourde, un coup de feu éclate derrière son dos. Dans l’instant il croit que l’on a tiré sur lui. Cependant il ne ressent rien. Alors il entend un corps qui tombe dans un grand cri. Comme dans un cauchemar, les impressions se succèdent d’une manière presque simultanée. La lanterne a roulé sur le parquet, son verre brisé, l’huile s’est répandue et une grande flamme jaune s’élève déjà près du corps effondré de Bourdeau. Il se précipite. À nouveau un coup de feu éclate. Une balle lui frôle l’oreille en sifflant et va fracasser le verre d’une gravure dont les morceaux tombent en tintant. Nicolas se jette à terre, saisit son pistolet de poche, l’arme et tire au jugé dans la pièce où allait pénétrer l’inspecteur. Il entend un cri, un bruit de chute et un gémissement. Il prête l’oreille, accablé de tant de pensées… Bourdeau… Bourdeau… Mon Dieu, pourvu que…
Il entend au rez-de-chaussée un tumulte de voix et de piétinements. Des appels de Rabouine et de Gremillon lui parviennent. Il ne peut leur répondre tant sa gorge lui serre et le cœur lui bat. Il rampe sur le sol vers Bourdeau sous la chaleur de la flamme. Il n’ose hurler de crainte que l’ennemi dans la pièce en face de lui ne découvre l’endroit où il se trouve. Il oublie que l’éclat de l’incendie fait de lui une cible de choix. À tout hasard, il recharge son pistolet et tire à l’aveuglette. Aucun bruit, aucun tir. Il palpe le corps de Bourdeau qui ne bouge plus. Soudain, il sent un liquide chaud sur sa main et cette odeur métallique qu’il connaît si bien. Le sang, du sang… Le sang de Pierre qui coule. Un immense désespoir le saisit et en un instant les années défilent, les jours heureux et les jours terribles. Il entend monter dans l’escalier. Rabouine, Gremillon et des exempts surgissent. Bruits de bottes, éblouissement, grésillements des torches qui éclairent la scène. Il leur désigne la pièce en face de lui en leur criant de prendre garde. Ils s’y précipitent. Nicolas se relève pour aussitôt se pencher sur le corps de Bourdeau. Le tumulte dans la pièce voisine le distrait un instant.
Il perçoit des jurons, des cris aigus, et voit Gremillon et Rabouine qui traînent sur le sol un homme qui se débat. Que celui-ci soit couvert de sang lui procure une joie sauvage. Ainsi son tir au hasard n’a pas manqué sa cible. Les exempts s’évertuent à éteindre le feu qui a attaqué le parquet. À nouveau, Nicolas se consacre à Bourdeau. Ses mains tremblent et il n’arrive pas à faire les gestes nécessaires. Des mains amicales le saisissent aux épaules et le redressent. Il reconnaît Rabouine qui lui murmure des mots apaisants. Il regarde Gremillon penché à son tour sur le corps de Bourdeau. Pourquoi hoche-t-il la tête ainsi ? Pourquoi ? Il se tourne enfin vers Nicolas et lui fait un signe de tête. La vue brouillée, celui-ci ne parvient pas à en comprendre la signification. Maintenant il est debout ; il sent tous ses membres trembler, jamais il n’a ressenti cela. Il tend la main vers Gremillon, qui la saisit, le tire à lui, l’étreint et lui murmure à l’oreille :
— Rassurez-vous, monsieur, il respire encore.
Il entend la phrase qui devrait tempérer son désespoir ; cependant, seul le mot « encore » sonne, comme un glas. Tout se remet en marche dans sa tête. Il est lui-même étonné des propositions qui se présentent, se confrontent, s’accordent et finalement s’imposent.
— Nous sommes à Meudon. Le plus utile et rapide est de transporter Bourdeau chez le docteur Semacgus à Vaugirard. Est-il gravement touché ?
— Il a reçu, à première vue, une balle en pleine poitrine. Elle n’a pas touché le cœur et paraît avoir frôlé les côtes et être ressortie par le dos. Je vous le répète, il a perdu conscience mais respire.
Nicolas écarte Gremillon sans ménagement. Il s’agenouille près du corps de Bourdeau.
— Aidez-moi à lui enlever son habit et son pourpoint.
Nicolas se relève, met bas son propre vêtement, dénoue sa cravate et enlève la chemise qu’il lacère avec une sorte de rage. Il constitue des tampons qu’il applique avec délicatesse sur la plaie. Il donne des ordres, qu’il hurle comme saisi d’une rage contre une fatalité qui le frappe au plus près.
Ce n’est que lorsque Bourdeau a été déposé sur un brancard qu’il songe à s’inquiéter de ce qui s’est passé dans la chambre à côté. Il y pénètre et, à la lumière des flambeaux, il discerne, entravée sur le sol, une femme de massive constitution, échevelée, grimaçant et grinçant des dents. Elle est habillée avec des vêtements masculins. Le soulier et le bas de la jambe gauche lui ont été ôtés et celle-ci est ensanglantée. Il a bien fait mouche quand il a tiré. Là encore l’action reprend le dessus. Il ordonne de faire un pansement de fortune et de faire transporter la blessée au Grand Châtelet, où le médecin de permanence la prendra en charge. Il s’approche d’elle. Elle est consciente, la tête baissée et la mâchoire serrée à ce que montrent les gonflements convulsifs de ses joues. Le mot fureur correspond seul à l’état qui la domine. Nicolas se baisse, lui relève la tête sans excès de douceur, la considère et d’une voix sèche l’interroge.
— Madame, au nom du roi, veuillez me répondre. Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Elle ne répond pas, le regard seul s’est levé sans ciller.
— Madame, je répète ma question. Êtes-vous la soi-disant princesse de Kesseoren ?
Elle ne répond toujours pas. Insister ne servirait à rien, mais elle ne perd rien pour attendre.
— Qu’on l’emmène.
Après avoir vérifié que la voiture portant Bourdeau à Vaugirard est bien partie, il s’attache, aidé par Rabouine, à la fouille systématique de la chambre de la princesse. Il découvre des armes, outre celles dont elle a usé contre lui et Bourdeau. Nicolas comprend pourquoi elle a si longtemps échappé aux recherches de la police ; dans un placard est empilée une collection complète de tenues disparates, de chapeaux, de perruques et de postiches. Rabouine sonde les murs, s’insinue sous le manteau de la cheminée, déclenchant une avalanche de suie dont il ressort plus noir qu’un Savoyard67. De papiers, point. En revanche, du rebord interne de la cheminée, il extrait plusieurs rouleaux de louis enveloppés de papier.
La mouche ensuite ouvre la fenêtre et pousse un cri de triomphe. Il vient de remarquer une mince ficelle qui, accrochée à la barre d’appui de bronze, soutient quelque chose, dissimulé plus bas dans la gouttière et les chéneaux. Il tire et ramène un petit paquet plat enveloppé dans du papier huilé imperméable. Il tend l’objet à Nicolas, qui rompt la ficelle et le déballe. Un épais parchemin apparaît avec un sceau que Nicolas reconnaît comme celui de l’empire russe : un aigle bicéphale couronné, tenant en ses serres un globe et un sceptre. Le texte manuscrit est en langue russe. Il va falloir à nouveau recourir à M. Radot pour en comprendre la teneur. Il le replie et l’enfouit dans sa poche. Il ordonne qu’on mette des scellés sur la maison. La comtesse Szrawonski aura des comptes à rendre pour avoir donné asile à un ennemi de la couronne. Il descend, emprunte le cheval d’un exempt et pique des deux pour rejoindre la demeure de Semacgus à Vaugirard.
Son cheval, carne rétive, lui ayant fait, à deux reprises, vider les étriers, il a dû courir pour le rattraper et le maîtriser. Il parvient à la Croix-Nivert avec beaucoup de retard et confie la monture au cocher de Semacgus. Il se rue à l’intérieur de la maison. Personne dans le salon, ni dans l’office. Il entend des voix venant de la salle où le chirurgien prend ses repas. Il s’y précipite. La pièce est bellement éclairée ; il voit Semacgus en chemise et, près de lui, Awa qui tient une bassine. Il ne les distingue que de dos. Ils sont inclinés sur la table où les vestiges du souper ont été enlevés et traînent çà et là sur le sol. Il s’approche. Bourdeau, les yeux clos, est étendu sur la table. Nicolas en éprouve un choc tant l’image le renvoie aux séances de la basse-geôle. Il est dénudé jusqu’à la taille et Semacgus paraît être sur le point de lui placer un pansement. Il s’aperçoit de la présence du commissaire.
— Nicolas, vous tombez à pic. Vous allez m’aider. Je dois placer une bande pour fixer un emplâtre. À nous deux nous allons le relever tandis qu’Awa nouera la toile. Allons.
— Il est inconscient ?
— Oui, non. Enfin je vous expliquerai, ensuite.
Semacgus place sa main à plat sous le côté droit du dos de Bourdeau, Nicolas aide le mouvement à l’épaule gauche. Awa pose la bande et la noue. Bourdeau est à nouveau allongé.
— Il s’agit maintenant de le coucher. J’ai fait installer un lit dans ma bibliothèque. Ainsi je l’aurai sous la main pour le mieux surveiller.
Le cocher est appelé à l’aide. Bourdeau est placé sur un drap dont les quatre coins vont être soutenus par Semacgus, Awa, Nicolas et le serviteur. Il est ensuite couché et dévêtu. Une veilleuse seule donne à la pièce, emplie de livres et d’étranges objets ramenés par le chirurgien de ses escales lointaines, un aspect sinistre. On croirait un mort qu’on veille, se prend à penser Nicolas.
Pendant qu’Awa s’affaire à remettre de l’ordre, Semacgus ouvre un flacon de rhum et emplit deux verres à ras bord. Il en tend un à Nicolas.
— Buvez ! Votre figure est éloquente ; l’émotion a été rude. Contez-moi donc comment cela s’est produit ?
Nicolas reprend souffle et boit ; la liqueur l’inonde d’une bonne chaleur. Il exhale un long soupir tremblé et se met à raconter à Semacgus les événements survenus à Meudon.
— Mais, achève-t-il, me direz-vous à la fin ce qu’on est en droit d’attendre de l’état de mon pauvre Pierre ?
— Rassurez-vous mon ami, que du bon. C’est une forte nature que notre Bourdeau. Et surtout il a eu beaucoup de chance.
— Et encore ?
— Je ne vais pas vous tympaniser avec des détails de la profession. Qu’il vous suffise de savoir que la balle qui l’a frappé s’est échappée après l’avoir traversé de part en part. J’ai sondé la plaie. Certes elle a contusionné plusieurs côtes, mais n’a lésé aucun organe noble. Le danger d’une telle blessure réside dans le risque que les parties molles sous-jacentes ne soient écrasées, d’où épanchement de sang et risque d’infection et de gangrène. Il faut donc donner promptement issue à ce liquide, ce que j’ai fait.
— Mais il est inconscient ?
— C’est l’apparence qu’il vous offre. En vérité à son arrivée il était conscient au point d’avoir demandé de vos nouvelles. Maintenant il se trouve sous l’effet d’une potion de ma fabrication : éther, valériane, laudanum, sirop de capillaires et quelques petits ingrédients secrets. Il repose paisiblement.
— Et donc, la suite ?
— Ne peut être que favorable. Vous l’avez sans doute sauvé en me le faisant amener. Mes confrères, ceux du Châtelet en particulier, nous l’auraient tué. Ils ne connaissent que la saignée et l’émétique ! Ah, il serait mort de deux médecins et de quatre apothicaires ! En ai-je extrait des balles et soigné de telles blessures. C’était le tout-venant de chaque bataille… avec les amputations.
— Mon ami, il vous faut reposer. Bourdeau est entre de bonnes mains. Awa et moi allons nous relayer pour les premières heures, toujours décisives, quoique le risque soit minime. Vous, je demande à mon cocher de vous reconduire à Paris. Oui, je sais, l’enquête. Cette dame… Mais pour ce soir, je vous autorise seulement à prévenir Mme Bourdeau. Tout autre que vous ne la rassurerait pas. Laissez votre monture dans mon écurie et envoyez quelqu’un la prendre demain.
Apaisé, mais serein – serait-ce l’effet du vieux rhum de Semacgus ? –, Nicolas s’endort dans la voiture et se retrouve devant la demeure de Bourdeau, à l’angle de la rue des Fossés-Saint-Bernard et de la rue Blanche. À peine a-t-il soulevé le marteau qu’apparaît Mme Bourdeau en chenille, la chevelure dénattée. À sa vue, elle fond en larmes, pressentant un drame, tant extraordinaire est la présence du commissaire à cette heure. Il la prend dans ses bras, la berce, lui parle à l’oreille pour lui conter l’événement. Il la rassure tandis que trois petites têtes montrent leur minois à une porte entrebâillée.
— Je dois partir à Vaugirard. Monsieur Le Floch, pourriez-vous m’accompagner ?
— Jeanne, il faut être raisonnable. Pierre dort. Il a pris une potion de notre ami. Votre présence ne peut, en pleine nuit, que susciter une fâcheuse émotion et troubler ces premières heures où le calme est essentiel. Passez une bonne nuit. Je vous envoie à l’aube l’équipage du docteur qui m’a conduit à Paris. Prenez vos dispositions pour les enfants. Je vous donne ma parole que tout va bien.
Il a du mal à la convaincre, mais au bout finit par l’emporter. Elle le remercie. Il l’embrasse. Il reprend la voiture et ordonne d’être conduit au Grand Châtelet. Il n’entend pas dormir cette nuit.
Lundi 17 juin 1782
Nicolas consulta sa montre quand il arriva en vue de la vieille forteresse. Que voulait-il faire passé minuit ? Le savait-il seulement lui-même ? Il gravit l’escalier quatre à quatre et réveilla le père Marie qui dormait, ronflant sur la couchette de son guichet. Ahuri de voir surgir le commissaire, il se déborda68 en reproches.
— Quelle mouche te pique de troubler le repos d’un vieil homme ? Y a-t-il le feu ?
— Enfin, tu sais ce qui s’est passé et que Bourdeau a pris du plomb !
— Certes. Les gens du guet m’ont conté la chose. As-tu des nouvelles ?
— Oui, je l’ai fait conduire chez Semacgus. Il est entre de bonnes mains. Sa blessure sera sans conséquences. J’ai prévenu Mme Bourdeau. Et toi, tu as reçu la dame ?
— La grosse greluche a été placée en cellule. Le médecin de quartier l’a examinée et pansée. Elle n’a même pas d’os cassé, la garce ! Tout au plus du plomb dans la cuisse, que le docteur a extirpé. Elle gueulait, tu peux m’en croire, comme chez nous quand on égorge le cochon. Ah, la crapoussine ! Et elle est habillée en homme !
— Gremillon est encore là ?
— Je crois bien. Il pensait, contrairement à moi, que tu repasserais ici.
Et, de fait, Gremillon surgit.
— Comment se porte M. Bourdeau ?
— Vu sa blessure, point trop mal et Semacgus veille sur lui. Sergent, vous m’allez aider. Il faut envoyer un messager à M. Radot, rue de l’Orangerie à Versailles. Qu’on me le ramène ici et je veux dès à présent interroger la princesse.
— Est-elle en état ?
— C’est ce que le docteur nous dira. Mais j’en ferai à ma tête ; le temps presse.
Ils gagnèrent les cellules. Le médecin de permanence se heurta à eux et fut aussitôt interrogé.
— Elle a perdu du sang, mais vu l’ardeur avec laquelle elle m’a dégoisé des injures, elle peut certainement être interrogée. Je lui tirerai une palette demain matin.
Dans la cellule, le spectacle était curieux. Assise sur sa couchette, le dos au mur, ses grègues ôtées, ses jambes épaisses dénudées, la gauche portant pansement, le pourpoint ouvert, entravée par une chaîne reliée à un anneau fixé à la muraille, la princesse de Kesseoren offrait l’image d’un fauve capturé. Cette masse échevelée jeta un regard haineux sur le commissaire. Gremillon taillait une plume avec un canif. Derrière lui, le père Marie portait un plateau-écritoire, du parchemin et un encrier. Nicolas avait demandé au sergent de noter l’interrogatoire dans ses détails les plus menus. Des tabourets furent apportés par un geôlier qui ne dissimulait pas son mécontentement d’avoir à œuvrer si tard.
— Madame, dit Nicolas. Je suis commissaire aux affaires extraordinaires chargé au nom du roi de vous interroger.
Elle se redressa dans un grand bruit de chaînes.
— Je suis étrangère et n’ai rien à vous dire. Je proteste contre l’agression perpétrée contre moi par des bandits qui se sont introduits de nuit dans ma maison.
— D’abord, madame, comment vous nommez-vous ?
— Je suis la princesse de Kesseoren, sujet de Sa Majesté impériale russe.
— Et de surcroît, dit-on, dame à portrait ?
Elle ne répondit pas.
— Soit. Voici un premier point d’établi. Que faites-vous en France ?
— Je voyage pour mon plaisir avant d’aller prendre les eaux en Allemagne.
— Pourquoi habitez-vous Meudon ?
Il y eut comme une imperceptible hésitation.
— C’est une maison que j’ai louée pour le bon air de sa situation.
— À qui ?
— Cela s’est fait par truchement de notaire.
— Qui est-il ?
— J’ai oublié son nom.
— Soit. Est-ce votre premier séjour dans le royaume ?
— Le premier, monsieur.
— Je constate, madame…
— Madame la princesse.
— Je constate que la femme qui se prétend être la princesse de Kesseoren a répondu à six reprises faussement à nos questions. Notez cela, je vous prie.
— Vous m’outragez, monsieur. Veuillez faire prévenir le ministre de Russie.
— Madame, je vous invite à modérer votre courroux. Vous vous présentez à moi en bel équipage et soutenez avec indécence des faussetés avérées. Vos déportements sont condamnables au regard des charges qui pèsent sur vous.
— Lesquelles ? Lesquelles ? hurla-t-elle.
— Vous mentez et je vais vous débiter quelques vérités qui appuient nos présomptions. Premièrement, ce n’est pas votre première visite à Paris. Deuxièmement, Kesseoren n’est pas votre nom, en tous cas pas plus que Dabout-Spada, Brienne, ou Bruth. Voyez que nous vous suivons à la trace depuis longtemps.
— Est-ce un crime de voyager incognito ?
— Certes non, sauf lorsque ce choix s’accompagne d’actes si délictueux que l’un ne va pas sans l’autre.
— Que voulez-vous dire, monsieur ? Et de quoi m’accuse-t-on ?
— Vous êtes en premier lieu suspectée d’avoir usé de fausses relations pour former des liaisons ainsi que des intrigues et d’avoir trompé les personnes qui ajoutaient créance à ces fables.
— Oh, le beau salmigondis ! Il ferait beau voir, monsieur, que vous en avanciez les noms !
— Rien n’est moins malaisé. Par exemple celui de M. de Richemont, homme de mérite d’une bonne maison du Berri qui, persuadé de votre bonne foi et ébloui par vos titres, vous a prêté une somme de plus de quarante mille livres, avant que vous disparaissiez l’an dernier de Paris. Cette affaire a éveillé alors toute l’attention de la police afin de découvrir les ressorts employés par vous pour soutenir ce système de tromperie. Du reste, votre coupable industrie n’est pas cantonnée à la France et, avant de sévir ici, l’existence que vous avez menée à Cassel répondait aux mêmes artifices.
— Vous faites erreur sur la personne.
— Point, madame. Le marquis de Vérac, notre ambassadeur, avait signalé vos intrigues à Saint-Pétersbourg où vous essayâtes de l’approcher sous le fallacieux prétexte de démêlés avec votre gouvernement. Vous vouliez alors vendre des secrets…
À part lui, Nicolas remerciait le baron de Corberon pour les dernières précisions apportées lors du bal de la reine.
— Je suis dame à portrait de Sa Majesté impériale.
— Parlons-en ! M. Böehmer, joaillier de la couronne, vous en remontrera, à qui vous avez joué un tour de votre façon. Il en témoignera.
— Fi, monsieur ! Un artisan.
— Artisan, peut-être, mais de votre chute, madame, assurément !
Elle s’était tournée vers la muraille et ne regardait plus Nicolas.
— Madame, il faut examiner votre situation en face. Nous ignorons votre vrai nom, mais nous connaissons tous ceux dont vous avez usé pour vos tromperies. Croyez-vous donc que, mis en présence, nos témoins ne vous reconnaîtront pas ? M. de Richemont, M. Böehmer, auxquels j’ajouterai, pour faire bonne mesure, Germaine Raveux, dite la Tison, tenancière d’un cercle de jeu, à laquelle vous avez abandonné en gage un objet éloquent. Mais ce n’est pas tout. Il y a plus grave.
Elle ne put s’empêcher de se retourner et de fixer Nicolas.
— Hé quoi ! Monsieur, la charrette n’est point assez emplie ?
— La charrette dont vous évoquez mal à propos l’image va vous conduire à l’échafaud si vous persistez à ne pas vous expliquer. Car vous êtes aussi accusée d’avoir assassiné le comte de Rovski, officier de la garde impériale, à l’hôtel de Vauban. Et la liste de vos forfaits supposés ne s’arrête pas là. Vous êtes soupçonnée de vous être introduite dans l’Hôtel de Lévi chez l’ambassadeur de Russie, déguisée en marchande de mode et, accompagnée de deux coupe-jarrets porteurs d’une caisse de rubans, d’avoir assassiné un homme de peine et un serviteur du grand-duc Paul. Vous avez été dévisagée par plusieurs témoins sur place qui ne manqueront pas de vous reconnaître lorsqu’ils seront mis en votre présence. J’ajoute que vous avez corrompu Veyrat, dit La Jeunesse, valet de place du comte de Rovski, et je n’oublie pas deux balles, l’une qui a blessé mon inspecteur et l’autre qui m’a manqué.
— Monsieur !
— Enfin, vous êtes convaincue, pour le coup et à partir d’informations recoupées parvenues à notre connaissance, d’appartenir à un service qui se livre céans à l’espionnage. Nous sommes en état de guerre. Ces actes sont passibles de la peine de mort.
Il s’approcha d’elle, lui parlant en plein visage.
— Madame, je vous le dis, nous savons suffisamment de choses sur vous et vos forfaits pour décider de vous faire disparaître aussitôt sans que jamais on ne retrouve votre trace. C’est dire que seule une attitude qui vous conduirait à apporter votre concours à l’enquête pourrait sauver votre tête. Oui, votre tête !
En achevant son propos, il toqua le front de la princesse de son index, puis se tourna vers Gremillon.
— Sergent, prévoyez des exempts pour porter les convocations des témoins à partir de neuf heures. Ils seront confrontés à cette femme. Peut-être que la fin de la nuit lui portera conseil. Et surtout qu’on ne la quitte pas des yeux.
Le fantôme familier d’un vieux soldat, mort pendu dans sa cellule, traversa comme toujours la pensée de Nicolas. Il se tourna vers le geôlier et, à voix basse, lui demanda d’aller ouvrir la cellule de Piquadieu. Il s’y rendit accompagné de Gremillon.
— Monsieur, dit le sergent, pourquoi ne pas lui avoir parlé de la mort d’Harmand ?
— Pour quelles raisons l’aurait-elle fait tuer ? C’est Piquadieu qui lui a permis d’approcher le comte de Rovski et qui a été stipendié par M. Smith. Et pourtant on n’a pas cherché à le faire disparaître. Concluez vous-même.
— Cela signifierait qu’il y aurait un troisième suspect dans la mort du comte de Rovski ?
— C’est en effet la conclusion à laquelle je n’ai pas pu m’empêcher d’aboutir.
Ils avaient atteint la cellule de Piquadieu que le geôlier venait de brutalement réveiller.
— C’est-y chrétien de déranger un pauvre homme ? Ah ! C’est qu’vous, monsieur le commissaire. Vous venez-t-y me délivrer ?
— C’est selon, suivant ta bonne ou mauvaise volonté pour répondre aux questions que je vais te poser.
— Ma foi, je vous ai tout dit !
— Pardi ! M’est avis que tu gardes toujours une poire pour la soif. Il ne te servira de rien de t’épouffer. Pour ta gouverne, M. Smith, l’Américain, a été interrogé, ta grosse cliente que tu as rameutée pour ton maître est ici, à quelques toises de toi, elle a également parlé. Ses deux serviteurs, capturés, gisent dessous ta cellule et ont causé, eux aussi.
Nicolas estimait utile de faire bonne mesure et de charger la barque de vrai et faux.
— Vois-tu, reprit Nicolas, tu n’as plus rien à craindre, sauf peut-être de nous, si tu t’obstines à ne pas dégoiser. Allons, Veyrat dit Piquadieu, dit La Jeunesse, un bon mouvement, que diantre ! Ce n’est pas à ton âge que tu vas risquer de finir aux galères. Et quand je dis les galères, dans le meilleur des cas, car enfin on peut t’accuser de complicité de meurtre. Et alors… la colonne du nec plus ultra de la vie69.
Piquadieu baissait la tête. Il semblait que ce rude discours l’eût ébranlé. Il finit par exhaler une sorte de gémissement.
— Soit. Que voulez-vous savoir de plus ?
— Quelques petits détails sur la nuit où le comte de Rovski est mort. Sa soirée fut occupée par des visites successives : l’Américain, la dame à portrait et… et qui d’autre ?
— Je ne le sais point !
— Allons, en dépit de ce que tu n’as pas cessé d’affirmer, tu es demeuré toute la soirée autour et dans l’hôtel de Vauban. Tu espérais sans doute glaner quelques morceaux d’arlequin juteux qui nourriraient un chantage bien mitonné. Non ?
— C’est point moi qui traînais là, mais un autre.
— Que chantes-tu là ? Ah ! Voilà que l’automate se met en branle. Faut-il remonter le ressort davantage ? Si tu as vu quelqu’un d’autre, c’est donc que tu étais là ?
— Je flânais.
— Tu flânais ? Tu n’avais rien de mieux à faire en pleine nuit ? Et qu’as-tu vu, oiseau de nuit ?
— Harmand, lâcha-t-il, comme à regret. Il était dissimulé en face de l’hôtel et guettait. Enfin, je ne l’ai pas repéré sur-le-champ…
— J’étais dans le réduit à balais, qui a jour sur la rue.
— Et pourquoi ce guet ?
— Je vérifiais si tout se déroulait bien.
— Le succès de ton souci fut complet ! Et qu’as-tu remarqué ?
— C’était après que j’eus récupéré ma clé de l’Américain avec lequel j’avais rendez-vous au guichet du Louvre. Je suis revenu et j’ai croisé la dame qui paraissait hors d’elle et m’a bousculé au passage. Dehors je n’avais pas remarqué Richard. Était-il déjà là ? Je ne sais.
— Cela ne va pas. C’est bien toi qui devais introduire cette femme chez ton maître, non ? L’as-tu fait ?
Piquadieu exhalait la mauvaise odeur du mensonge et de la peur. La sueur lui dégoulinait du front.
— Lorsque Smith quitte ton maître, presque aussitôt tu introduis la dame au portrait.
— Oui.
— Et alors ?
— Je file au guichet du Louvre récupérer ma clé. Je reviens à l’hôtel, croise la dame et me cache dans mon réduit.
— Bon, et que se passe-t-il ?
— Une voiture surgit qui s’est arrêtée devant l’hôtel. Le cocher et un homme dans la caisse. Ils en sont descendus et sont entrés dans l’hôtel.
— Entrés ? Et comment ?
— Je l’ignore, mais ils ont réussi à ouvrir la porte. Peut-être avaient-ils un double ?
— Et alors ?
— Ils sont montés au premier. Je n’ai rien entendu. Un petit quart d’heure après, ils sont repartis. Ce que j’ai…
— Attends, tout cela est bien rapide. Les as-tu envisagés ? Peux-tu les décrire ?
— L’un n’avait rien qui le pût distinguer, mais l’autre, menant l’équipage, portait des culottes très larges comme les turcomans.
— Et alors…
— Je n’ai pas achevé. Au moment de leur départ, un homme s’est dressé devant le cheval, qui s’est cabré. La voiture s’est arrêtée, le passager est descendu. Il y a eu une vive discussion. Soudain j’ai reconnu le perturbateur. C’était Richard Harmand. Le cocher turc l’a assommé par derrière et ils l’ont hissé dans la voiture. Puis celle-ci a disparu vers la rivière.
— Bon. Et pourquoi as-tu gardé la clé que tu avais empruntée à Richard Harmand ?
D’évidence à la géhenne, Piquadieu, pitoyable, soupirait.
— J’peux pas vous le dire. N’ai-je point craché tout c’que vous vouliez ?
Nicolas connaissait trop bien l’âme humaine pour se tromper sur la détermination de Piquadieu à refuser d’en dire davantage. Dans ce genre d’interrogatoire, le moment survenait toujours où le débat atteignait un point d’équilibre et basculait soudain d’un côté ou d’un autre. C’était le cas, et tout ce que Nicolas pourrait tenter ne servirait à rien et ne convaincrait pas Piquadieu de pousser outre. Le commissaire pourrait bien agiter des menaces et ouvrir les plus terribles perspectives, rien n’y ferait et le valet buté ne parlerait plus. Une force supérieure lui imposerait silence. Sans un mot, Nicolas se retira et entraîna Gremillon vers la cellule de la princesse de Kesseoren. Il la trouva la tête baissée, fixant le sol, image de l’accablement le plus complet. Avait-il réussi à entamer les défenses de cette femme dont le passé disait toute la capacité d’astuce et de rebond ?
Nicolas réfléchissait à ce que Piquadieu avait lâché. Deux informations essentielles découlaient de cet interrogatoire. D’une part, le comte de Rovski était encore vivant au moment où la princesse de Kesseoren quittait sa chambre. Sur ce point, une voix intérieure lui soufflait que rien ne prouvait le fait et que les mystérieux visiteurs n’avaient, peut-être, trouvé qu’un cadavre encore chaud. Pourtant, il fallait bien tenter de bâtir sur cette hypothèse la plus vraisemblable. Pour parfaire la mise en scène qu’il imagina sur-le-champ, il demanda à Gremillon de faire venir ce qu’il trouverait de gardes et de geôliers à cette heure tardive et de faire le simulacre d’un détachement venu saisir la suspecte. Ceci fait, il entra dans la cellule.
— Alors, madame, ces quelques instants vous ont-ils porté conseil ?
Elle leva la tête, le regarda comme si elle ne le voyait pas.
— Entendez-vous ce que je vous dis ?
Un long moment s’écoula. Puis on entendit le bruit de pas cadencés qui martelaient le dallage. Gremillon avait fait merveille. Elle sursauta, s’agita et fit tinter ses chaînes.
— Quel est ce bruit, monsieur ?
— Ce bruit ? Ah ! Madame, ce sont les hommes qui vous doivent saisir et entraver, encore davantage si possible, pour vous mener incontinent à Lyon, au château de Pierre-en-Cize70. Vous verrez, la vue y est imprenable, des prairies, des troupeaux, un délicieux tableau qui, lorsqu’on est sous les verrous, n’est qu’un supplice de plus. Il est vrai que vous n’en profiterez guère. De cet in pace gothique, vous ne sortirez, assez vite d’ailleurs, que cousue dans un sac lesté de pierres qu’on jettera dans la Saône. Requiescat !
Elle soupirait. Nicolas n’éprouvait aucun plaisir à ce jeu cruel qu’imposaient les circonstances.
— Monsieur, dit la Kesseoren, j’ai une proposition à vous faire. Me voulez-vous entendre ?
— Madame, vous n’êtes pas en situation d’en imposer. Cependant je veux bien vous écouter.
— Je suis sujet de Sa Majesté impériale, et sa servante. Dans le cas où vous me garantiriez liberté et sauvegarde, me permettant par exemple d’être expulsée et bannie du royaume, je pourrais envisager de m’ouvrir à vous. Et dans ce cas, je serais disposée à vous dévoiler certains secrets qui pourraient vous être utiles. Le tout serait entouré du secret le plus absolu. Comprenez que ce qui me sauve d’un côté peut me perdre d’un autre.
Nicolas réfléchissait. Il était trop honnête homme pour se parjurer et ne pas tenir une promesse solennelle. Il pouvait bien user de subterfuges et mentir pour la bonne cause, mais tromper sur un enjeu aussi grave, il ne s’y résoudrait jamais. Avait-il autorité à faire cette promesse ? Et serait-elle honorée en haut lieu ? Pouvait-il s’engager à partir d’une marchandise dont il ignorait encore la nature et la qualité ? D’un autre côté, existait-il une autre voie pour atteindre le but qu’il s’était fixé : démêler des affaires liées sur lesquelles pesait la raison d’État. Il y avait des moments dans la vie d’un homme où il était indispensable de choisir entre deux aléas. Pour risquée que fût la manœuvre, il décida de la conduire. Il ne put cependant aller contre sa native honnêteté et s’empêcher de gazer à la dame ses réticences.
— Je vous donne ma parole de tout faire pour favoriser cette solution. Mais je vous dois prévenir qu’au-dessus de moi on pourrait en décider autrement.
— Le débat ne laisse pas d’être simple. Je penche là où le risque me paraît moindre. Oui, monsieur, je suis innocente. En tout cas des meurtres dont on m’accuse.
— J’en reçois l’affirmation et j’en espère la démonstration. Madame, nous savons que vous travaillez pour les services de Sa Majesté impériale. Il ressort de ce que nous avons appris que vous étiez chargée d’approcher le comte de Rovski, favori disgracié de l’impératrice, pour des raisons que vous m’allez exposer.
— Je n’ai guère d’éléments en plus à vous donner. Il semble que vous sachiez tout, dit-elle avec un rien d’ironie.
— Alors, entrons dans le menu des détails. Vous avez voyagé dans le même paquebot que le comte. Pourquoi ne pas l’avoir abordé durant cette traversée ?
— Le lieu ne s’y prêtait pas et j’étais contrainte de mesurer mes démarches, car Rovski était sous la surveillance d’un agent américain, un certain Smith.
— L’auriez-vous séduit ? dit Nicolas à tout hasard.
— Pour la bonne cause et pour le mieux surveiller.
— Quelle était la fin dernière de votre mission ?
— Récupérer une correspondance entre l’impératrice et le comte de Rovski et veiller à ce qu’il n’en fasse pas mauvais usage.
Surprise, elle le contempla.
— Rien, monsieur, je vous l’assure.
— Vous arrivez à Paris. Que se passe-t-il ?
— J’observe le comte et son genre de vie. Il va se ruiner et, au fur et à mesure que ses ressources s’amenuisent, grandit le risque de le voir monnayer les documents en sa possession. Ce risque inquiète au plus haut point Saint-Pétersbourg.
— Vous le signalez à vos autorités.
— Oui.
— Comment ?
— Tout simplement en messages chiffrés transmis par chevaucheurs, la malle-poste étant trop lente et peu sûre.
— Vous disposiez de fonds pour cela ?
Elle émit un petit ricanement moqueur.
— Sans compter…
— Ce qui explique sans doute que vous laissiez des bijoux en gage chez la Tison !
— C’était pour mieux jouer mon rôle. Je l’aurais récupéré ensuite.
— Vous ne recevez aucune instruction concernant Rovski.
— À son sujet, aucune.
— Alors qu’alliez-vous faire chez le comte ce soir-là ?
— Ce qu’une femme peut faire avec un homme. Je comptais me faire passer pour la Gambut, une fille galante croisée un soir et à qui j’avais emprunté sa réclame.
— Il ne pouvait donc vous reconnaître ?
— J’avais veillé sur le bateau à ne le jamais croiser.
Voilà qui recoupait exactement le témoignage de Mlle Desmarets, l’institutrice que Bourdeau avait interrogée.
— Que s’est-il passé ?
— Son valet m’avait ouvert la voie. Je découvre le comte ivre mort, presque inconscient. Je commence à fouiller partout sans rien trouver.
— Pas de carnet ?
— Vous avez raison. Un carnet avec des chiffres, sans intérêt pour moi. À ce moment, il reprend conscience et me voit, me traite de putain, de voleuse. Nous nous battons, il tombe sur le lit. Le temps qu’il se relève, je m’étais envolée.
— Quelque chose vous a-t-il frappée, en entrant et en sortant de l’hôtel de Vauban ?
— Rien, j’ai regagné ma retraite sans encombre.
— Une chambre bien close au-dessus de l’atelier d’un marchand plumassier.
— Oui… J’ai appris que vous m’aviez fait visite.
— L’oiseau s’était envolé ! Et la comtesse Skzrawonski ?
— N’allez pas lui chercher noise, elle est innocente et avait reçu des ordres de…
— Bien, nous ne pousserons pas plus loin. Venons-en maintenant à votre visite en marchande de rubans à l’ambassade de Russie, le 27 mai dernier.
— Monsieur, j’agissais sur ordre. Il m’était indiqué d’avoir à prendre contact avec Nikita Paline, le majordome de l’ambassadeur prince Bariatinski, et de lui rendre compte de mes tentatives auprès du comte de Rovski.
— Et ce Paline, le connaissiez-vous auparavant ?
— Non, et je ne l’avais même jamais rencontré. J’en avais déduit qu’il était le chef à Paris des mouches russes.
— Que s’est-il passé à l’Hôtel de Lévi ?
— Le désordre y était tel que je n’ai pas réussi à le joindre et j’ai dû partir assez vite de peur que mon incognito soit traversé.
— Qui étaient ces hommes qui vous accompagnaient ?
— Ce sont deux gardes qu’on m’avait imposés à Saint-Pétersbourg pour me porter aide, et, le cas échéant, me défendre. Et sans doute aussi pour me surveiller.
Nicolas s’approcha et la regarda dans les yeux, qu’il remarqua fort beaux, d’un bleu tirant sur le vert.
— Et puis-je apprendre de votre bouche les raisons pour lesquelles vous leur aviez donné l’ordre de m’enlever et de m’assassiner ?
Ou la surprise de la femme était feinte et alors c’était une grande comédienne, ou elle était réelle et la constatation faisait naître de nouvelles questions.
— Comment, monsieur ! De ma vie je n’ai causé la mort de quiconque. Volé, oui ! Escroqué, oui ! Mais assassiné, jamais !
— Alors, comment expliquez-vous l’attaque dont j’ai été victime et dont je suis sorti sauf à l’extrême limite, au moment où l’un de vos sbires allait me dépêcher ?
— Monsieur, si tel avait été le cas et si je devais ordonner le trépas de quelqu’un, je ne pourrais me résigner à tuer un Français.
Cela fut exprimé avec beaucoup d’émotion.
— Mais vous n’hésitez pas à nous tirer dessus !
— Je ne vous connaissais pas alors, dit-elle avec un sourire aguichant.
— C’est une pirouette, et non une réplique ! Pourquoi donc ne tuez-vous pas les Français ?
— Parce que je suis russe par mon père mais française par ma mère, qui fut séduite lors de la tournée de sa troupe à Saint-Pétersbourg.
Elle était donc comédienne, je comprends tout !
— Je le fus aussi à mes débuts, puis la vie…
— Ceci explique cela. J’étais sur le point de vous demander comment il était possible de parler un français si parfait. Mais revenons à vos gens.
— Je ne les ai pas vus depuis que vous êtes tombé sur mes traces. Aussi n’étais-je pas en mesure de leur ordonner quoi que ce fût !
— Nous sommes devant un impénétrable mystère.
— Puis-je suggérer la possibilité qu’ils aient reçu des instructions d’une autre personne que moi ?
— C’est en effet une hypothèse. Madame, pour en achever, pouvez-vous me montrer vos bras ?
Il ordonna qu’on la détachât.
— J’aurais préféré vous les présenter dans d’autres circonstances. Mais les voici.
Il lui prit les mains, qu’elle avait brûlantes, et constata l’absence de toutes écorchures suspectes.
— Alors, monsieur ?
— L’examen vous est plutôt favorable. Dernière chose. Pourriez-vous me donner un exemplaire de votre écriture ?
Il détacha une page de son petit carnet et la lui tendit avec une mine de plomb. De la main droite, elle écrivit quelques mots et lui rendit le billet sur lequel il lut : « N’oubliez pas votre promesse. »
— Il va de soi, madame, que dans le cas où vous seriez bannie du royaume, l’or trouvé à Meudon dans votre cheminée servirait à dédommager les victimes de vos duperies.
— Hélas, au jeu, il faut savoir perdre.
Nicolas remonta dans le bureau de permanence, l’esprit agité par de multiples raisonnements qui finissaient par se détruire les uns les autres. Devait-il parier sur la franchise de la Kesseoren ? Son intuition le faisait pencher dans ce sens. Mais alors, quid des événements de la rue de Richelieu et de l’Hôtel de Lévi ? Certes il possédait la quasi-certitude que le barbier turc du prince était impliqué dans l’affaire. Mais qui l’accompagnait ? Pavel, Dimitri ou Nikita ? Il songea soudain à l’examen qu’il venait de faire subir à la Kesseoren. Devait-il agir de même avec Nikita Paline ? Les corps de Pavel et de Dimitri, qui reposaient en bas à la basse-geôle, avaient déjà été examinés sans succès. Cette réflexion le conduisit au sommeil.
Mardi 18 juin 1782
Ce fut le père Marie qui le réveilla et le fit sortir, une tasse de café au lait avec des oublies aidant, de sa torpeur.
— Il y a là un M. Radot qui t’attend.
— Fais-le entrer.
Le traducteur de russe entra l’air éberlué, la perruque de travers et l’habit mal boutonné.
— Monsieur Radot, comment puis-je assez vous remercier de répondre ainsi à mon appel ?
— Serviteur, monsieur le marquis. Hélas ! Hélas ! Je n’ai point eu le choix et n’ai point autant de mérite que vous le dites. J’ai un peu rechigné…
— Diable, je suis navré au dernier degré d’avoir gâché votre nuit. Mais il y va d’une affaire d’État.
— Alors ?
— J’ai à vous soumettre un papier saisi dont je souhaiterais connaître la teneur.
— Hélas ! Hélas ! Je n’ai point mes besicles.
— Peu importe…
Nicolas fourragea dans le tiroir de bureau et en tira une lentille grossissante.
— … Nul doute que cela pourra en faire usage et vous aidera.
M. Radot se pencha sur le document trouvé à Meudon. Il le lut et se mit à balancer la tête comme un magot chinois.
— C’est un document signé par… Mais il vaut mieux que je vous le lise.
C’est par mon ordre et pour le bien de l’Empire que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.
Catherine
— Voilà ce qui est bel et bon, mais ne fait point mon affaire. Cela confirme tout au plus ce que je savais déjà.
— J’en suis désolé, dit M. Radot du ton aigre, d’évidence ulcéré du peu de considération que sa traduction suscitait. La Russie est à la mode. Je n’arrête pas depuis quelques jours, du français au russe et du russe au français. Imaginez que même M. de Sartine, l’ancien ministre de la Marine, m’est venu trouver il y a trois jours pour me faire mettre en russe un salmigondis dans lequel je n’ai rien démêlé.
— M. de Sartine ! Du français au russe. Voilà qui ne laisse pas d’intriguer. Et de quoi s’agissait-il ? D’une affaire de commerce ?
— Point, point ! Je n’y ai rien entendu. On y parle du bal de la reine, d’une voiture, et d’un homme en habit gris de cour avec un cordon noir. La route à prendre et une clairière où il fallait en finir. Je n’y comprenais goutte, mais n’était-ce pas préférable ? L’ignorance est une qualité dans notre métier.
— Je vous remercie, monsieur Radot. On va vous reconduire à Versailles.
Et le traducteur, qui était en veine de causerie, fut poussé dehors par un commissaire impatient de se retrouver seul.
— Tiens donc ! Monseigneur de Sartine. Comme cela se trouve. La surface des choses, hein ! La surface des choses.