V

RICOCHETS

« Veux-tu que je déchire la toile fatale dont la Parque ourdit la trame ? »

Shakespeare

Cette nouvelle laissa Nicolas un moment silencieux. Il en évaluait la portée et les conséquences.

— Les détails ?

— Un corps retrouvé hier soir, repêché et porté à la basse-geôle. Le cadavre correspondait à un signalement donné par sa famille qui s’était inquiétée hier de sa disparition. Le meurtre est avéré. Pieds et mains liés et bâillon dans la bouche. Il n’avait aucune chance de s’en sortir, si toutefois il a été jeté vivant dans le fleuve.

Nicolas, en amateur, apprécia la concision de l’inspecteur, puis plongea dans sa réflexion.

— L’ordre de marche ? demanda Bourdeau.

— Ma conviction, c’est qu’une partie de la solution réside dans ce problème de clés. Avant que de se lancer à l’aveuglette, nous devons avoir clairement les faits à l’esprit.

— Et il y a difficulté à saisir l’imbroglio, même pour nous !

— Il faut donc approfondir la compréhension de ce point particulier, mais capital.

Il sortit de sa poche le petit carnet noir, en feuilleta lentement les pages.

— Refaisons nos comptes et dressons une petite liste pour y voir plus clair. L’hôtel possède trois clés, des passes, qui permettent l’accès rue de Richelieu. Lachère en dispose d’une, qu’il prétend avoir oubliée chez lui. À vérifier. Celle à la passementerie rouge et or avait été confiée au comte de Rovski. La troisième, à l’usage du commis Harmand, ornée d’un pompon jaune et bleu, a été retrouvée en possession de Piquadieu.

Bourdeau semblait la proie d’une vive agitation.

— Piquadieu se moque de nous ! Il n’a pu prendre le passe du commis. Celui-ci ne l’aurait pas laissé à l’hôtel. Comment serait-il rentré dans l’établissement le lendemain matin ? Et d’ailleurs Piquadieu nous a lui-même affirmé qu’il avait projeté d’arriver tôt le matin pour remettre le passe dans le tiroir du commis avant son retour.

— Tu as raison. Il nous ment. Il nous faut absolument découvrir ce qui s’est produit avec ces clés. Cela éclairera la suite.

— Et qu’est devenue la clé de la chambre du comte, disparue elle aussi !

— Nous n’interrogerons pas Piquadieu. Il faut le laisser rassir au secret, il n’en sera que plus tendre !

— Cela réduira ses défenses.

— En revanche, il convient de se pencher sur le cas Harmand, voir la Paulet et rechercher la dame au portrait. Je vais envoyer un mot à Corberon dans le cas où il connaîtrait le comte de Rovski. Si l’homme a été l’amant de l’impératrice, il y a de grandes chances qu’on soit en mesure d’en apprendre davantage à son sujet.

Poitevin apparut.

— Nicolas, il y a à la porte un exempt qui vous attend avec une voiture. Et il m’a chargé de vous remettre ce mot.

Nicolas prit le pli.

— Sans doute des ennuis avec l’ambassade de Russie. Les nouvelles ont mené leur train plus vite que prévu. J’appréhende le pire.

Il lut le message et l’expression de son visage intrigua l’inspecteur.

— Ce n’est pas cela ?

Nicolas soupira.

— Non, je me suis trompé d’ambassade. M. Le Noir me convie… Enfin, écoute.

Mon cher Nicolas,

Vous m’obligeriez en passant sur l’heure à mon cabinet dès réception de ce billet. Pour des raisons inconnues, Benjamin Franklin, ambassadeur des Insurgents américains, souhaite me rencontrer ce matin à dix heures, pour affaire de police confidentielle. Sachant que vous le connaissez, j’apprécierais que vous fussiez présent. Je vous envoie ma voiture.

Le Noir

— Bigre. As-tu idée de ce qui se trame ?

— C’est la seconde fois que les Américains paraissent en deux jours, c’est beaucoup !

— Tu veux dire que cela peut avoir une relation avec l’affaire de la rue de Richelieu ?

— Tu sais ce que je pense des coïncidences. Ce sont des faits qui se rencontrent et cela ne se produirait pas s’il n’existait pas un lien entre eux ! Enfin… je cours, je vole. Pendant ce temps, retourne au Châtelet, tâche de déterminer avec Sanson si les premières observations concernant la mort du commis se confirment. Je te retrouve et nous appliquerons le programme prévu.

 

Quand il arriva à l’hôtel de police, Nicolas constata un branle-bas inhabituel dans ce lieu si calme en temps ordinaire. Plusieurs carrosses stationnaient devant les degrés qu’il escalada quatre à quatre. Le vieil huissier qui l’attendait le salua et lui dit l’air affairé qu’on n’attendait plus que lui. Il essaya de savoir qui était présent, mais on mit le doigt sur les lèvres en roulant des yeux inquiets, le tout souligné par des haussements de sourcils. L’huissier gratta à la porte, chose peu commune. La voix de Le Noir répondit. Le commissaire entra et prit aussitôt la mesure de l’importance de la réunion. Le lieutenant général de police était debout derrière son bureau, le teint fort animé et tirant sur ses manchettes, signe chez lui d’un énervement patent. Devant lui, deux personnages assis. Dans l’un il reconnut M. de Vergennes, raide et compassé et, à l’évidence, pressé d’en finir. À côté de lui, Benjamin Franklin. Alors qu’il s’approchait en saluant, Nicolas fut dévisagé par celui qu’il avait naguère accueilli à Auray lors de son arrivée en France. Le savant avait vieilli, frileusement enveloppé plus que vêtu d’une longue veste beige à col de fourrure qui surprenait par cette saison. Les cheveux avaient blanchi. Il reconnut les yeux froids et, à la vérité, peu amènes, le nez fort, la bouche aux lèvres rentrées, comme aspirées, sans doute en raison d’un dentier. Il avait encore grossi car, selon les fiches de police que le commissaire consultait avec régularité et en dépit d’affirmations dignes d’un anachorète de la Thébaïde, il fréquentait toutes les bonnes tables, ne dédaignait pas la bonne chère et appréciait fort la bière et le vin. Derrière se tenait un homme jeune à la mine sombre, vêtu de noir, qui paraissait être un garde du corps.

— Eh bien, puisque le commissaire Le Floch est parmi nous, la séance est ouverte.

Vergennes approuva. Nicolas s’interrogea sur le pourquoi du caractère solennel de la réunion.

— Monsieur l’ambassadeur, dit le ministre, vous avez souhaité rencontrer le lieutenant général de police pour une affaire délicate. Il n’a pas autorité pour traiter avec un ministre étranger, fût-il celui d’une nation alliée.

— C’est pourquoi, dit Le Noir, j’ai rendu compte à monseigneur…

— Si nous allions directement au fait, coupa Vergennes, en se tournant, raide, vers Franklin. Nous vous écoutons, monsieur l’ambassadeur.

— Puis-je d’abord, monseigneur, dit l’intéressé d’une voix lourde et avec un accent effroyable, excuser moi d’avoir créé une difficulté à vous pour venir de Versailles. Vraiment, je suis désolé. C’était un gros erreur de ma part, mais je voulais pas déranger vous.

Vergennes chassa les mouches d’une main impatiente.

— Je souhaitais seulement voir M. Le Noir à qui j’ai introduit déjà M. Smith, mon attaché.

L’homme en noir s’inclina, mais personne à part Nicolas ne lui prêta la moindre attention. Cette précision était-elle à destination du dernier arrivé ?

— Je suis gêné d’apprendre, non, d’avoir à vous apprendre le tout ce que je sais. J’irai pourtant straight… comment vous dites en français ?

— Droit au but, directement, dit Nicolas.

— Merci, monsieur le marquis.

Il paraissait que depuis leur première et unique rencontre, l’homme se fût renseigné sur lui.

— Droit au but, well ! Il y a eu événement fatal de l’hôtel, rue de Richelieu.

— Oui, monseigneur, dit Le Noir qui craignait qu’on le crût mal informé. Un noble russe, le comte de Rovski, officier de la garde impériale, a été trouvé, disons égorgé, dans sa chambre. Le commissaire Le Floch a été chargé d’une enquête… Discrète comme il se doit, au vu des circonstances.

— Et quel est le lien, reprit Vergennes, entre cet assassinat et la représentation américaine à Paris ?

— C’est précisément, monseigneur, ce que j’ai à vous exposer. Il se trouve que par un très malheureux imprévu… hasard, oui, hasard, ce comte de Rovski a reçu ce soir-là un de mes concitoyens et que par un très renouvelé opportunité, non aléa, il a perdu dans cette chambre un objet précieux, enfin un souvenir, à lui appartenant.

— Dois-je comprendre, monsieur l’ambassadeur, que nous sommes ici réunis pour rechercher un objet perdu ?

Vergennes avait pris ce ton d’inimitable hauteur et d’arrogante froideur que les étrangers depuis Louis le Grand reprochaient aux Français.

— L’ambassadeur parle sans doute de cet objet, dit Nicolas à la surprise générale, présentant la pièce percée découverte dans la chambre de la rue de Richelieu.

Franklin mit ses besicles et tendit la main. Nicolas y déposa l’objet.

— C’est bien cela que nous cherchons.

— Mais encore ? dit Vergennes dont la froideur s’accroissait.

— Nous avons appris le meurtre et dans ces circonstances nous craignons que des soupçons se portent sur l’un des nôtres.

Franklin allait empocher la pièce, mais Nicolas arrêta son mouvement.

— Mille regrets, monsieur l’ambassadeur. Cette pièce vous sera restituée plus tard lorsque nous aurons éclairé les raisons de sa présence là où elle fut trouvée. Mais je dois vous informer que son possesseur est de fait l’un des suspects possibles dans cette grave affaire d’assassinat. Cette pièce américaine appartient bel et bon à l’un de vos compatriotes. Elle était attachée à une chaîne qui s’est rompue dans des circonstances que nous cherchons à éclairer. Dans ces conditions, serait-il possible de s’entretenir avec le possesseur de cet objet, si toutefois vous le connaissez ? Et c’est le cas, étant ici pour cette démarche.

Un long silence suivit le clair exposé des faits par Nicolas. Seul le bruit de la canne de Franklin frappant le parquet le rompait, accentuant le caractère dramatique du moment.

— Monsieur l’ambassadeur, il me semble qu’une question vous a été posée, que je vous saurais gré de considérer.

— Les réponses, monseigneur, ne sont jamais aussi nettes que les questions. Cependant, avant de vous éclairer, sachez que je me suis engagé il y a bien longtemps de ne rien faire que je ne puisse avouer…

— Alors, que faisait votre compatriote chez un Russe récemment arrivé à Paris ?

Le Noir consultait un dossier qu’il avait tiré du tiroir de son bureau. Il en agita soudain une feuille.

— J’ai la liste de votre délégation. Pouvez-vous me donner le nom de cette personne ?

Le piège était trop grossier pour qu’un matois comme Franklin y tombât. Il eut un sourire méprisant.

— Qui vous dit, monsieur le lieutenant général, qu’il faisait partie de mon ambassade ?

— Nous nous égarons, dit Vergennes. J’ai posé une question.

— Monseigneur, daignez, je vous prie, tourner les yeux sur la situation qui domine. Je veux dire que les préliminaires d’une paix imminente imposent à chacune des parties de préserver ses intérêts particuliers. So, les cartes sont distribuées et le deal, comment vous dites, est mouvant pour tous et non égal.

— La donne est différente à chacun.

— Vous savez combien le Congrès est reconnaissant à la France de son appui.

— En hommes, armement, vaisseaux et financements, ce qui par les temps qui courent pèse lourdement sur un budget très fragile.

— J’en suis bien conscient. Toutefois, il serait de notre part irresponsable de ne point veiller sur nos intérêts propres. Ne pas considérer vous qu’il peut agir de underhand dealings… je veux dire.

— Menées sourdes.

— Yes, c’est cela, menées sourdes. Je puis bien reconnaître, et vous devez l’accepter, que nous avoir des contacts politiques avec toutes les parties.

— L’empire russe est-il directement intervenu dans la guerre actuelle ?

— Non, monseigneur, mais il se propose d’intervenir en médiation. Ce qui pourrait être advantageous pour notre alliance et le futur traité.

Vergennes eut un sourire ironique.

— Il serait sans doute plus judicieux que nous présentions un front uni face à l’Angleterre au lieu de nous disperser en démarches inutiles. Regardez, monsieur l’ambassadeur, l’état isolé dans lequel notre adversaire est resté jusqu’ici. Il faut tout faire pour l’y maintenir en préservant les mêmes principes qui nous ont conduits si heureusement jusqu’à la conjoncture actuelle, qu’un revers naval ne peut compromettre.

— Mais…

— Je n’ai point achevé. Dans ces efforts multiples de nos ennemis, il y a la volonté affirmée de détacher l’Amérique de la France. Aussi l’action russe, si pleine de considération envers l’Angleterre, devrait vous mettre la puce à l’oreille…

— La pousse à l’oreille. What ?

— To be suspicious, mister ambassador, dit Nicolas.

— Et vous mettre en garde contre toute action individuelle. C’est dans la parfaite union entre nous que réside le succès des négociations à venir. Nous avons trop fait ensemble pour qu’au dernier moment nous nous divisions. Ce n’est pas le lieu d’en parler. Mais je répète ma question, que faisait cet Américain chez un noble russe ?

— Vous ne pouvez croire, monseigneur, que nous agissons de propre mouvement contre vous. Dieu, non !

Vergennes tira un papier de sa poche, chaussa ses besicles et se mit à lire sur un ton monocorde mais implacable : « MM. Oswald et Witford, anglais, logés à l’hôtel de Moscovie rue des Petits-Augustins, voient quotidiennement M. Franklin avec un attaché de l’ambassade de Russie. Ils sont accompagnés d’une espèce de valet de chambre qui parle français, court toute la journée et tient des conférences avec eux. On l’a vu entrer plusieurs fois chez ledit Franklin à Passy. » Ceci se passe de commentaire.

— Je ne savais pas que bon mouvement de vous être en premier d’espionner moi…

L’émotion ou la colère brouillait l’expression de Franklin.

— … Mes congratulations pour votre police.

Il salua d’un hochement sec Le Noir, de marbre derrière son bureau.

— Nous sommes en guerre et nous espionnons les Anglais, pas vous !

— … Je vous dire que cet homme envoyé par le Congrès. Mais ne pas pouvoir moi tout contrôler. Je regrette.

— Comment se nomme-t-il et où le peut-on trouver ?

— Je suis en désespoir de ne le pouvoir dire. Je ne le sais pas et l’homme a quitté Paris.

— Soit, monsieur l’ambassadeur, je rendrai compte au roi de cette entrevue. Je regrette de n’être pas en mesure de lui confirmer la clarté et la sincérité de notre alliance, à laquelle nous sommes si attachés. Je vous salue, monsieur Franklin.

Le ministre plénipotentiaire américain se leva avec peine et salua à la ronde sans un mot. Alors que Vergennes demeurait assis et immobile, Le Noir le reconduisit, suivi de l’attaché, à la porte puis revint près de Vergennes qui, le visage fermé, hochait de la tête.

— Cet homme-là nous ment comme un arracheur de dents du Pont-Neuf ! L’Amérique prend sa place et il faudra désormais compter avec elle ! Ils nous prennent à revers, négociant à tout va avec Frédéric et Catherine des accords commerciaux dont nous pâtirons un jour !

— J’ajouterai, dit Le Noir, que l’homme qui l’accompagnait et qui porte le nom si commun de Smith n’apparaît nullement sur la liste de la délégation américaine. Qui est-il ?

— Peut-être celui que nous cherchons, avança Nicolas.

— J’opine comme le marquis de Ranreuil.

— Mais, dit Le Noir, comment peut-on imaginer qu’il soit venu me voir avec le suspect ? C’était le jeter dans la gueule du loup !

— Point. C’est au contraire du dernier habile et furieusement bien agencé. Comment irions-nous supposer une pareille audace ? Et d’un autre côté, c’était l’assurance que nous ne porterions pas nos yeux sur l’homme. Il faut le retrouver et, si c’est nécessaire, au mépris du droit des gens, nous emparer de lui et l’interroger. Mais il doit déjà être loin…

Le Noir émit un petit ricanement.

— Non, monseigneur, avant que vous ne paraissiez tous deux et à l’annonce qui me fut faite qu’un homme accompagnait Franklin, j’ai voulu savoir à qui j’avais affaire et, ne trouvant rien sur ce prétendu M. Smith, j’ai immédiatement ordonné qu’on le place sous surveillance !

— Bien, voilà une opportune décision, dit Vergennes. Vous suivrez cette affaire, monsieur le marquis, et quant à l’autre…

— Notre homme prend son service aujourd’hui et sera dans la place en prévision de l’événement que vous savez.

Après que le ministre eut quitté la pièce, Le Noir se tourna vers Nicolas. Contrairement à Sartine toujours impassible dans ce genre de conjoncture, il ne parvenait pas à dissimuler ses émotions. Il s’épongea le front avec un grand mouchoir extrait de sa manche et regarda, piteux, le commissaire.

— Vergennes ne supporte pas la suffisance de cet Américain.

— Cela se voit. Il ne l’a pas ménagé !

— Il fallait donner quelques coups de caveçon. Après qu’on les a aidés, ces gens-là vont nous tailler des croupières. Dans le concert des puissances, nulle n’est amie d’une autre ; il n’y a que les intérêts qui priment ! Et n’oubliez pas que ce Franklin fut l’un de nos plus redoutables adversaires et le massacreur de nos alliés indiens.

— Renégat de son culte, infidèle à son roi, / Sous cape il se moqua du ciel et de la loi. / Vergennes et Maurepas crurent à ses sornettes, / Et le doyen de tous les charlatans / Trompa les bons avec ses cheveux blancs, / Et les sots avec ses lunettes.

— Où avez-vous pris cela ? Je ne l’ai point lu dans les libelles saisis qu’on m’apporte.

— Je l’ai reçu de Londres. C’est la légende d’un portrait du personnage.

— C’est vérité ! Au vrai, Nicolas, ce qui m’affecte et me bride dans cette occurrence n’est pas tellement cette péripétie-là que l’autre coup que nous avons organisé. Je persiste à penser, comme vous mon ami, que d’un mal fabriqué ne peut sortir un bien. Fasse le ciel que notre homme marche habilement. Sinon…

— Je vous suis. Il n’y a pas d’affaire où la combinaison des hasards soit plus aléatoire.

— J’ignore, dans la passe où nous sommes engagés, à quel sort insensé la fortune nous mène…

— À vous écouter, à deux alexandrins.

Ils éclatèrent de rire.

— Mon cher, ce que nous appelons sort est une suite inévitable d’antécédents inconnus, de causes secrètes et de combinaisons où nous n’avons pas la main. Faites au mieux et ne me laissez pas dans l’expectative.

 

Sur le chemin du Châtelet, Nicolas repensa au personnage mystérieux qui accompagnait Franklin. L’hypothèse qu’il pouvait s’agir de l’Américain de la rue de Richelieu lui apparaissait de plus en plus probable. Si c’était le cas, pourquoi cet entretien ? Il convenait de rassembler des informations plus étendues sur le comte de Rovski, qui n’était sans doute pas ce qu’il donnait l’impression d’être. Bourdeau l’accueillit, se frottant les mains.

— Harmand a été jeté dans la Seine sans doute après avoir été assommé. Une bosse à la base arrière de la tête le prouve.

— Il nous faut voir la famille. Peut-être en tirerons-nous quelque chose d’intéressant. Avant de nous y rendre, je vais écrire un mot au baron de Corberon au sujet du comte de Rovski et de ce qu’il pourrait connaître du personnage.

Il tailla une plume et, après un moment de réflexion, écrivit un billet qui fut plié et scellé d’un cachet de cire rouge à ses armes. Le père Marie se vit confier le soin d’acheminer le pli à l’adresse parisienne du baron de Corberon et d’appeler un fiacre qui les devait conduire à la boutique du père d’Harmand. Pour éviter les embarras des ruelles, ils prirent par le quai de Gesvres et la place de Grève, puis la rue du Mouton et, après un bref passage rue de la Coutellerie, s’engagèrent dans celle des Coquilles pour enfin atteindre le carrefour des rues de la Verrerie et Bar-du-Bec.

— Mazette ! s’exclama Bourdeau, en contemplant ébloui la boutique dont les dorures éclatantes et les peintures criardes rutilaient sous le soleil au milieu de la grisaille des maisons environnantes. Le roi n’est pas son cousin, à ce perruquier-là ! Et quel bleu !

— C’est la marque de leur état.

— Comment moi, vieux Parisien, je ne sais pas cela ! J’avais bien remarqué ces boutiques particulières, mais sans jamais m’interroger sur le pourquoi de ce bariolage.

— Apprends donc que rouge et noir s’attache aux barbiers-chirurgiens et que le bleu particulier que tu vois sur cette officine est celui des perruquiers. Il leur appartient.

— Et lis l’inscription au-dessus du porche. Il ne laisse pas de manquer de modestie.

Nicolas ne put s’empêcher de rire en déchiffrant l’inscription de lettres dorées sur fond de marbre noir en trompe-l’œil et en contemplant l’enseigne naïve qui l’illustrait.

 

PACÔME HARMAND

Maître Marchand Perruquier

Perruquier de S.A.R. Monseigneur le duc d’Orléans

 

Fait et vend toutes sortes de perruques

à la mode. Cheveux de France, d’Angleterre,

de Hollande, Flandre, Allemagne

et d’autres, des plus beaux en gros

et en détail.

À l’enseigne de l’Absalon Pendu28.

Passant, contemplez la douleur

D’Absalon pendu par la nuque.

Il eût évité ce malheur

S’il avait porté la perruque.

 

Les policiers poussèrent la porte. Nicolas fut frappé par l’air de propreté qui marquait, contrairement à ses sœurs dans l’activité, la boutique de maître Harmand. Celles-ci rassemblaient habituellement tout ce que la malpropreté pouvait réunir : carreaux enduits de poudre ou de pommade, planches et solives imprégnées, odeurs suspectes d’onguents. Ici, il semblait que tout fût en ordre, nettoyé, briqué et qu’on évitât en priorité tout ce qui aurait pu défigurer une boutique où le bon goût dominait dans la décence la plus exquise.

Un petit vieillard, le visage éteint et ridé à l’excès, vêtu de noir, s’approcha d’eux, les accueillit d’une voix cassée. Ses yeux rougis laissaient couler des larmes.

— Messieurs, que puis-je pour vous ? Pardonnez mon état, mais un deuil familial me laisse sans force et sans ressort.

— Vous êtes bien maître Pacôme Harmand ?

— Oui, monsieur, j’ai cet honneur.

— Monsieur, je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Grand Châtelet. Je suis chargé, avec mon adjoint…

Il désigna Bourdeau.

— … d’enquêter sur la mort criminelle de votre fils Richard. Que pouvez-vous nous en dire qui puisse éclairer les causes de ce drame pour lequel, monsieur, je vous prie d’accepter mes condoléances.

Le vieil homme se mit à pleurer. Les assistants arrêtèrent leurs tâches, accablés de pitié pour leur maître. Nicolas estima devoir rasséréner l’entretien avant d’entrer dans le vif du sujet.

— Permettez-moi, monsieur, de vous faire mon compliment sur la tenue étonnante de votre boutique qui, par son aspect et sa propreté, change de ce que l’on a coutume d’observer dans les autres établissements de cette activité.

— C’est que, monsieur le commissaire, dit-il avec un imperceptible mouvement de contentement, j’ai toujours veillé à l’organisation de mon état. Contrairement à d’autres, j’ai réparti les activités dans des pièces et ateliers séparés, tant pour l’application des poudres et pommades que pour les tissages des cheveux avec les cordes et les peignes de fer. Ici c’est plus un salon d’achèvement avec les différents modèles de perruques posés sur des têtes-mannequins ou accrochés au mur. Mais je parle, je parle, je m’étourdis en fait ! Messieurs, que puis-je vous apprendre ?

— Je souhaiterais pour l’instant vous écouter.

— Hélas ! Hier, tout était à la préparation de la fête en mon honneur. Tous mes garçons et les femmes qui travaillent ici étaient conviés à une petite ribote. Mon fils avait obtenu de M. Lachère de disposer de sa soirée. Nous l’avons cru retardé. À dix heures, j’ai envoyé un garçon en fiacre voir si Richard était retenu à l’hôtel, rue de Richelieu. Il a trouvé porte close et n’a rien pu apprendre, même après avoir tambouriné un long moment. N’est-ce pas, Jacques ?

Un jeune homme qui peignait une perruque s’approcha. Nicolas nota sa mine ouverte. Il semblait qu’on fût heureux sous la férule de cet artisan.

— Oui, mon maître, point de réponse et pourtant je n’ai pas ménagé mes poings.

— Bien, dit Nicolas. Ensuite ?

— Ce matin, toujours point de nouvelles. Je me suis affolé, n’ayant point été accoutumé par mon fils à ce qu’il découche. J’ai prévenu le commissaire du quartier qui a recueilli le signalement de Richard et l’a, il me l’a assuré, aussitôt adressé à qui de droit. Or à l’aube un corps avait été trouvé… Repêché dans la rivière… Hélas !

Il se remit à pleurer.

— … Et… Et… conduit à la basse-geôle. J’ai eu le malheur d’y reconnaître mon fils. Quel grand malheur !

— Avez-vous le sentiment qu’une menace pesait sur Richard ?

— Nullement. Il était heureux de son état, ayant avec M. Lachère les rapports les plus harmonieux. Il était sur le point de se fiancer. Hélas ! Hélas !

— Où logeait-il ?

— Ici, au-dessus.

— Pourrions-nous voir sa chambre ?

— Certes. Si vous voulez me suivre.

 

Un escalier en colimaçon s’ouvrait derrière le comptoir de la caisse de la boutique. Ils en gravirent les degrés pour déboucher dans une de ces maisons bourgeoises que Nicolas connaissait bien. On y retrouvait toujours les meubles de famille du siècle précédent, des gravures, des tentures en velours d’Utrecht, des étains et des cuivres astiqués et une série de gravures encadrées qui représentaient les scènes survenues sur la tombe du diacre Pâris, au cimetière Saint-Médard, miracles avérés pour les uns, extravagances pour les autres. Ils durent se rendre au second étage où un petit appartement, chambre et cabinet de toilette, était dévolu au fils de la maison, son unique enfant précisa maître Harmand. Il demeurait, étant veuf, sans descendance et la disparition de Richard doublait le chagrin déjà éprouvé de n’avoir point vu son unique descendant perpétuer une tradition familiale dans la carrière de perruquier.

Sous le regard affligé de M. Harmand, les policiers se livrèrent à un examen en règle de l’appartement. Nicolas eut un regard entendu à l’intention de Bourdeau : ce qu’il découvrait au fur et à mesure qu’étaient ouvertes armoires et commodes s’apparentait davantage au trousseau d’un muguet de cour qu’à celui d’un commis d’hôtel, fût-il réputé. Le perruquier, qui n’était pas sans soupçonner leur sentiment, crut devoir intervenir.

— Tout ceci peut vous paraître étrange, messieurs. Richard menait deux vies. Il visait sans doute plus haut et sa situation ne lui convenait pas. J’essayais de le persuader de reprendre l’état de perruquier, et qu’avec de la volonté, du courage et l’intelligence du négoce, il serait en mesure de porter notre maison à un haut degré de réputation et de multiplier nos activités. Hélas, ce qu’à mon âge je ne me sens plus la force d’entreprendre !

Nicolas, pensif, considérait les habits et toutes les frivolités qui les accompagnaient, ces superfluités qui, au dire du chanoine Le Floch, nuisent au nécessaire. Existait-il de plus grande disgrâce que celle ne n’être point satisfait de sa vie ? Il songea à certains propos de Bourdeau sur la souffrance de ceux qui aspirent à briser les infranchissables barrières établies entre les divers ordres d’une société où une personne n’était pas égale à une autre. Si les puissants nous semblent grands, ajoutait-il, c’est qu’on nous maintient à genoux.

— Nicolas, regarde ce que j’ai trouvé.

Bourdeau lui tendit un très joli soulier de maroquin orné de sa boucle en or.

— Hé, quoi ! Un soulier.

— Soupèse-le. Trop lourd pour un soulier de bal !

— Tu as raison.

Nicolas secoua l’objet. Une bourse gonflée tomba en laissant échapper sur le parquet une bonne poignée de louis. M. Harmand, qui avait observé la scène, s’approcha et considéra, stupéfait, le petit tas d’or.

— Comment est-ce possible ? Richard dépensait tout ce qu’il recevait de M. Lachère. Il ne cessait de m’importuner pour que je règle ses dettes. Je m’y refusais, considérant que c’était un pauvre service à lui rendre. Il se serait habitué à plus de rigueur. Il aimait trop la parure et je voulais qu’il s’amendât de lui-même. Mon espoir était vain, je le crains. Je ne sais d’où vient cet argent. J’appréhende de connaître sa source.

— Il y a apparence, monsieur, que votre fils menait une vie qui ne correspondait guère à son revenu. Et cela d’autant plus que vous refusiez de l’aider.

M. Harmand, tête baissée, demeurait silencieux. La fouille de l’appartement se poursuivit sans apporter de nouvelles découvertes. Ils prirent congé du perruquier. Alors qu’ils regagnaient leur voiture, un petit sifflement attira leur attention. Ils se retournèrent. Le jeune garçon perruquier, dont la franche physionomie avait été remarquée par le commissaire, souhaitait apparemment leur parler. Il jeta un regard inquiet derrière lui.

— Messieurs, j’ai peu de temps, le maître va remarquer mon absence. J’ai quelque chose à vous dire.

— Que ne l’avez-vous dit devant M. Harmand ?

— Je ne veux pas lui faire peine. Il souffre beaucoup et, à son âge, ce coup risque de lui être fatal. Il ne faut pas en ajouter.

— Et donc ?

— Richard était mon ami. Il m’empruntait de petites sommes, que d’ailleurs il ne me rendait jamais. Un jour que je lui en réclamais le dû, il me rit au nez, disant qu’il ne me demanderait plus rien, ayant des occasions de manger à d’autres écots. Nos relations se refroidirent. Il ne supportait guère les conseils de raison que je lui prodiguais ; je n’en vins jamais à bout. Il marchait sur un fil car à chaque soirée remplie par les faveurs de la fortune succédait le revers inquiétant du lendemain. Il espérait toujours un coup de maître. Pourtant, moi, je craignais qu’il payât un jour la folle enchère de sa manière de vivre. Il jouait comme un insensé, parolis sur parolis29 et le montant de ses dettes ne cessait d’enfler. De surcroît, je le surpris plusieurs fois se compromettre avec des personnages furieusement louches.

— De quelle espèce ?

— Des mères maquerelles de la place. Il leur présentait des donzelles que sa bonne mine attirait…

— Connaissez-vous leur nom ?

— L’une, oui. La Berlotte.

— Une ancienne ? De quel âge ?

— Je ne sais trop. On connaît à Paris les ressources pour corriger les ravages du temps. Ainsi l’emprunt d’un visage arrangé, je suis bien placé pour le savoir, est chose si commune que peu de femmes peuvent se vanter d’en avoir eu à elles !

— Encore un point, dit Bourdeau, riant de la pointe. Votre ami jouait beaucoup. Comment conciliait-il cela avec son travail rue de Richelieu ?

— À partir d’une certaine heure, il quittait l’hôtel et revenait à l’aube après avoir joué la moitié de la nuit. Il se faisait remplacer, au risque que M. Lachère évente le subterfuge.

Ils remercièrent le garçon qui s’envola, ayant remarqué que M. Harmand venait de surgir devant sa boutique et le cherchait. Ils remontèrent en voiture.

— Tout cela est bel et bon, mais ne simplifie pas notre enquête. Voilà un godelureau qui s’avère, à beaucoup d’égards, un poupard bien inquiétant. Et d’où vient cet argent ? Mais que fais-tu ?

Bourdeau venait de répandre les louis sur ses genoux. Il en avait saisi un, qu’il mordit. Puis il sortir un canif, entailla et gratta une des pièces.

— Peste, il nous reste à consulter un orfèvre et sa pierre à essai, mais si tu veux mon avis, ces louis sont faux. Un alliage couvert d’une fine couche dorée qui n’est peut-être même pas de l’or !

— De deux choses l’une, ou bien nous sommes tombés sur une affaire de fausse monnaie, ou bien notre commis s’est fait jouer, et dans d’intrigantes conditions.

— A-t-on trouvé autre chose sur le cadavre de Richard Harmand lors de l’ouverture ?

— Absolument rien, pas même un mouchoir.

— Cela est curieux. Les poches vides sont rares… Ou alors… Aurait-il été surpris dévêtu ?

— Et habillé derechef pour son exécution, enfin sa noyade simulée ?

— Pas simulée, il avait les mains et les pieds liés ainsi qu’un bâillon.

— Alors, c’est qu’on l’a transporté… Dans une voiture… On ne voulait pas attirer l’attention.

— Comme le transport que tu nous as naguère conté de la momie de Voltaire ?

— Oui, peut-être.

— Et il était vivant !

— Où donc avait-il été surpris ?

— Entre le moment où il a quitté la rue de Richelieu et celui où il était censé rejoindre la maison de son père, il s’est passé quelque chose qu’il nous faut découvrir. Qui ou quels événements ont pu le faire dévier de sa route ?

— Sachant qu’avec un joueur on peut s’attendre à tout…

— Je crois qu’une visite à la Paulet s’impose.

Bourdeau poursuivait sa réflexion.

— Reste à déterminer s’il avait un rendez-vous qui s’est achevé tragiquement ou s’il a été enlevé alors qu’il regagnait son domicile.

— Ce qui m’intrigue…

— Que veux-tu dire ?

— Ces habits sans indices… En a-t-il été revêtu après avoir été dépouillé de ses vêtements ? J’en reviens toujours à cela… Ou bien…

— Peut-être était-il en galante compagnie ?

— En effet, c’est une possibilité. A-t-il voulu sacrifier à Vénus dans un court laps de temps avant de rentrer au logis ? Était-ce volontaire ou a-t-il sauté sur une occasion ? Est-il tombé dans un guet-apens ? Cette affaire est un tissu à rayures.

— À rayures ?

— Je noblecourise…

Il rit.

— Le plein et le vide. Le clair et le sombre. Les espaces clairs succèdent aux espaces sombres. Il nous faut remplir les vides et unifier la teinte…

— Comme toujours.

— Davantage qu’à l’accoutumée. Certains détails m’apparaissent destinés à brouiller les pistes…

Nicolas se pencha à la portière et cria au cocher de piquer vers la rue du faubourg Saint-Honoré.

 

Le Dauphin couronné suait la prospérité. Tentures de soie, brocarts, velours mordorés, meubles de prix, marqueteries précieuses, laques et vases de la Chine, bibelots de toutes sortes s’accumulaient dans le vestibule et les salons. La Paulet les acquérait-elle ou, selon la rumeur, provenaient-ils de la gratitude de ceux que les prophéties de la maquerelle-pythonisse avaient éclairés ? Désormais la tenancière du lieu, autorité unanimement reconnue et lancée à la ville et à la cour depuis que le duc de Chartres lui avait fait l’honneur d’une consultation, tenait séance dans son salon aménagé. Il tenait tout autant du temple hindou que d’une chapelle baroque. L’or, la pourpre et le noir dominaient au milieu des voiles transparents et des fumées d’un encens prodigué sans mesure.

L’opulence avait transformé la Paulet elle-même. Les formes d’antan avaient reparu et un triple menton achevait sa figure de gorgone avisée. La soubrette à la gorge pigeonnante qui les avait accueillis, avec un regard lascif à Nicolas, mit sa main sur l’épaule de sa maîtresse qui, après un sursaut de surprise, tenta de donner le change et entreprit de faire croire que son assoupissement de vieille femme participait de la transe si commune à son nouveau sacerdoce.

— Ah ! C’était donc cela. Deux nuages qui luttent l’un contre l’autre, un blanc et un noir… Le bon et le mauvais…

— Décidément, Noblecourt fait des émules, murmura Bourdeau à l’oreille de Nicolas.

— Mon ami Nicolas et son charmant inspecteur. Me viens-tu chasser de ma maison ? Je te préviens…

— Allons, que nous chantez-vous là ? Vous chasser ? Et pour quelles raisons nourririons-nous à votre égard d’aussi méchantes pensées ?

— Tes belles paroles ne me mettront pas aux termes30 de te croire. Je suis trop accoutumée à tes astuces.

— Ma chère Paulet…

— Point de suavité ! Je la connais. Me crois-tu en passe de me faire gober tes douceurs ? On a beau me proposer des monceaux d’or, je n’abandonnerai pas la place. Ah ! Sambleu, non ! Point de raison d’abandonner la lamproie pour l’omble !

— Voici la marée, dit Bourdeau pouffant.

— Vous voulez sans doute dire la proie pour l’ombre ?

— Ah ! te vlà bien, j’te retrouve. Toujours à correctionner mon dire. J’m’entends bien, moi !

— Allons, point d’aigreur ! Pourquoi cette crainte de vous voir chasser ? Curieuse hantise.

— C’est bon, continue à faire l’innocent et la chattemite, tu me plais ! Sais-tu bien seulement depuis quand je suis en place ?

— Je vous ai connue en 1760… Jeune et belle, avec un perroquet bavard que vous aviez nommé Sartine.

— Ah, le bon temps ! Le pauvre, il a péri à cause de toi. Dix ans avant ! Hein ! Ben oui ! Dix ans, en 1750 ! Alors j’ai quelques raisons à faire du rieux sur mon fumier quand on me veut chasser.

— Sachez que ce n’est point notre souci. Mais quel est ce complot ? Nous vous écoutons.

Elle secoua l’un de ses voiles, se carra sur son fauteuil et, tout en battant les lames de son tarot, leur déballa son affaire.

— Le faubourg a été longtemps la terre des maraîchers, puis les grands sont venus en quête du bon air. On a bâti, on a bâti, en veux-tu en v’là ! Et on poursuit. C’est là que le rat nous blesse…

— Le bât…

— Ne m’interromps pas ! Paraît que je suis une verrue. Mais je me défends. Ah ! Ouiste. Elle a du répondant, la verrue. Ceux qui me soutiennent sont ceux que ma voyance a sauvés ! Ainsi de monseigneur le duc de Chartres.

— Vous avez été son fournisseur…

— Point. Pour cela, il n’a pas besoin de mes services.

À ce moment une sorte de chuintement se fit entendre et une boule au vol silencieux vint se percher sur l’épaule de la Paulet.

— Paix, Hadès ! Ne vous grignez pas, c’est mon chat-huant. Cela impressionne le chaland. Je reprends. Le duc est venu me consulter…

Elle les considéra, perplexe.

— Ce que je vous jase là, c’est de moi à vous.

Elle mit un doigt boudiné sur ses lèvres, le tout accompagné d’un air entendu.

— Il y a peu, le duc, à la géhenne de ce qui lui était advenu, est venu me trouver pour que je lui explique.

Elle se leva, s’appuya sur sa canne à pommeau d’or et, dans un grand esbroufement de tissus, elle se dirigea d’un pas boiteux vers la porte qu’elle claqua, ce qui fit s’envoler le rapace jusqu’à la corniche d’où il exprima avec éloquence son mécontentement.

— Il faut veiller à tout. Les filles…

— Les filles ? Je croyais m’être fait comprendre.

— Mes servantes, mes servantes. Que vas-tu supposer ? Des idylles certes, mais point de mon fait. Je suis leur mère.

— Doublement, repartit Bourdeau entre ses dents.

— Alors, l’aventure du duc était survenue dans son cabinet. Il y trouve un jour un homme d’une figure étrange qui prétendait lui apprendre des choses extraordinaires et porta son zèle au point de lui proposer de rencontrer le diable. Convaincu de venir à minuit à Villeneuve-Saint-Georges, notre bon prince se trouve nez à nez avec une ombre infernale qui lui susurra des prophéties et lui donna un anneau. « Gardez-le précieusement, a-t-il dit, tant que vous l’aurez votre prospérité et votre bonheur sont assurés, mais sa perte vous serait fatale. »

Nicolas admirait toujours la manière dont sa vieille amie passait sans transition du langage populaire à un propos fleuri glané chez ses nouvelles accointances.

— Et le duc de Chartres vous a visitée.

— En douterais-tu ? Il n’est point le seul à Paris, monsieur le marquis. Comment va mon petit filleul ?

— Il se porte au mieux, lieutenant à Saumur et…

Devait-il lui dire ? Il choisit la sincérité.

— Il est à Paris pour quelques jours.

Elle le regardait, l’air ironique et ému à la fois.

— Tu me fais plaisir ! Je le savais.

Comment le sait-elle ? se demanda Nicolas intrigué.

— Mais, je le répète, tu me réchauffes mon vieux cœur de ne le point cacher. Rassure-toi, la vieille Paulet connaît son monde. Elle aime trop le petit pour rien faire qui le puisse gêner. Tu l’embrasseras pour moi.

Nicolas se leva, lui prit la main et la baisa. Une larme coula qui traça un sillon sombre dans la céruse et le rouge du maquillage de la dame.

— Allons, allons, point d’émotion. Bref, le duc est venu me confier certaines choses qui lui avaient été annoncées.

— Et ?

Les petits yeux qui exprimaient si bien tant d’émotions cillèrent. Nicolas, qui de longue main en avait éprouvé les éloquents changements, pressentit aussitôt ce que ressentait la Paulet. Le désir de parler, la vanité d’avoir servi de réceptacle à une parole si auguste, luttaient en elle avec l’engagement de discrétion qui lui avait été imposé. Mais, se disait-elle d’évidence, à ce que supposait le commissaire, parler à la police c’était comme se parler à soi-même, tant elle avait été depuis des décennies l’œil et l’oreille complaisants et forcés de l’institution.

— Soit. Mais que cela demeure entre nous. J’hésite et ballotte cependant…

— Allez, mon amie Paulet, un effort, ne faites pas votre sucée.

— Voilà. Le spectre lui a annoncé, à ce que croit le prince, un avenir glorieux. Il craint pourtant…

— Que craint-il avec son anneau ? demanda Bourdeau goguenard.

— Justement. On le lui a pipé au cours d’une débauche à Monceau.

— Et alors ?

— Alors, alors, son esprit courait la poste… tout roué qu’il soit comme son aïeul le régent d’Orléans. Ah, ça ! Il ne faisait pas le fendant, le bougre et…

— Et au fait, demanda Bourdeau, comment cette prédiction avait-elle été formulée ? Comme toujours, un double sens qui dit tout et ne signifie rien, car toute sentence se doit d’être imprécise et dépourvue des détails qui l’éclaireraient !

— Comme tu dis, Jocrisse ! Le v’là qui prétend savoir ! Donc le spectre lui a asséné c’te phrase : « Le lit de justice sera ta gloire. » Ou à peu près.

— Cela ne me semble pas très redoutable. Les Orléans ont toujours été des boutefeux au Parlement.

— Il m’a demandé le grand jeu !

— Avec le tarot de Marseille ?

— Non point, avec des lames marquées de mon fait.

— Compliment. Donc point de transe ?

— Que veux-tu dire ?

— Lorsque vous partez dans vos rêves.

Elle porta sur Nicolas un regard dont le sens indéfinissable témoignait de son incompréhension. Se pouvait-il qu’elle ne fût pas consciente des états dans lesquels elle tombait parfois, la conduisant à d’étranges vaticinations ? Sa vie en jeu, Nicolas avait pu vérifier la justesse de ces prédictions. Il renonça à pousser outre.

— Donc le grand jeu ?

— Je n’en avais jamais eu de plus redoutable. Tout ce que le destin pouvait assembler de plus funeste s’additionnait lame après lame ! Dissension, folie, mort, traîtrise, jugement. Il en grinçait des dents.

— Qu’en a-t-il conclu ?

— Il fera ses diligences pour retrouver l’homme qui lui a proposé l’entrevue de Villeneuve. Il lui faudra beaucoup de tirasses31 et des plus serrées pour le prendre, selon moi.

— Ma bonne Paulet…

— Cela commence mal. Toujours le tapinois…

— J’ai besoin de vos lumières. On nous rapporte que vous n’avez pas renoncé à appareiller certains étrangers que leurs affaires ou leur désir de s’instruire conduisent dans les murs de la capitale du royaume ?

— On, c’est qui ? On, c’est quoi ? Aurais-tu par hasard planté à ma porte quelque pousse-cul32 chargé de la sale besogne et doté d’une gueule que je n’évente pas ?

— Ne le prenez pas ainsi ! Nous nous connaissons depuis trop longtemps pour vous gourmer pour une chose à laquelle vous nous avez accoutumé et pour laquelle nous sommes plein de tolérance au vu des services rendus.

— Bon, bon, point de rillettes à la flûte.

— Comment ?

— Quoi ? De la rengaine au chalumeau.

— Vous voulez dire ariette sans doute ? dit Bourdeau voyant Nicolas saisi par le fou rire.

— Ariettes, rillettes, c’est tout un ! Le v’là-t-y pas qu’il s’y met aussi le mignon ? Alors, Nicolas, crache ton morceau.

— Auriez-vous favorisé la rencontre avec une de vos… enfin une jeune femme de votre connaissance dans le but de distraire les soirées d’un jeune Russe, logeant dans un hôtel rue de Richelieu ?

— C’est donc cela ! Y a pas à en faire des tentures. Ce jean-foutre de Piquadieu, c’te ganache bon à jeter aux orties ! Que voulais-tu que je lui refuse ? Y s’dit de la pousse. De la secrète. T’es point au courant ? Dans ces conditions, pourquoi j’dégoiserais pas sur lui aussi ? Tu veux en savoir ?

— Non, j’attends votre réponse.

— J’ai fourni à la demande et, comme tu le sais sans doute, elle était trop importante… Alors j’ai rompu le lacet.

— Bon, soit. Connaissez-vous cette fille ?

Il lui tendit le papier trouvé dans la chambre du comte de Rovski, qu’elle lorgna un moment à bout de bras en faisant d’inénarrables grimaces. Elle finit en furibondant par chausser ses besicles.

— Pardi ! En voilà des fréquentations pour un marquis.

— Mais ce n’est pas…

— Paix ! Je te clabaude. La Gambut, cette grosse truie ! Fait ce qu’elle peut avec rien. Elle casse le métier. Elle est venue du Languedoc ayant perdu son principal en chemin… Imaginez ! En sabots avec la paille dedans et son petit casaquin rouge.

— C’est merveille de vous écouter. Rien ne vous est étranger !

Elle eut un regard railleur.

— C’est-y bien pourquoi j’avions duré autant ! Hein ? C’est pas ton avis, Nicolas ?

— J’entends bien.

— Au début, elle logea cul-de-sac Coquerelle. Du reste, car je suis juste, assez jolie avec un embonpoint qui séduit et des globes qui attisent les passions. Et bien embouchée33 avec ça ! Dommage qu’elle soit si nigaudière. Elle cause un parler infect avec l’accent de sa province…

— C’est la charité qui se fout de l’hôpital ! murmura Bourdeau, hilare.

— Elle est sotte à un point ! Un jour, elle s’était trouvée mal, sa voisine cria à la syncope. La Gambut, qui dans son malaise avait entendu, s’écria « Tu n’es qu’une imbécile. C’était plus grave que ça, c’était au moins une sixcope ! »

— Et aujourd’hui que devient-elle ? Elle travaille en solitaire.

— Que chantes-tu là ? Nous on ne… Enfin les appareilleuses ne toléreraient pas cela. Le désordre s’installerait. Tout le monde y gagne et la pousse aussi. Hein ? Elle est sous la coupe de la Berlotte.

— La Berlotte.

Nicolas et Bourdeau accusèrent le coup de cette révélation.

— Quelles bougres de grimaces faites-vous là tous les deux ? On dirait que le diable vous a chié des griffons pour vous servir de monture.

— Continuez. Vous n’imaginez pas à quel point vous nous intéressez.

— Point de correction de mon causer ? J’reprends la poste. Que chantions-nous ? Ah, oui ! La Berlotte. Cela fait vingt ans que je la connais. Une grande maigre qu’a tout de la chaisière et qui tétaille sa taupette34, à croire que cela la conserve ! J’suis pas de nature à jeter des pierres dans le jardin de ma commère, mais celle-là ! Elle tient officine dans une réclusion du cul-de-sac des Provençaux près de Saint-Germain-l’Auxerrois. Son gagne-tafia, ce sont les puceaux de bonne famille et les étrangers du grand tour. Puis aussi les vieillards, à qui elle prodigue les élixirs échauffants jusqu’à leur causer des vapeurs sudorifiques. Ces malheureux, à ce qu’on dit, écument par l’effort de leurs nerfs agacés, de là leur plaisir. Elle tient assortiment de verges, à poinçon, à nœuds et à panaches35.

Nicolas qui manipulait machinalement un jeu de lames de la Paulet eut un brusque mouvement de maladresse. Les cartes glissèrent les unes sur les autres et tombèrent sur le sol. Une seule demeurait sur la table. L’air inspiré, la Paulet s’en empara, la regarda, puis, fixant Nicolas, la plaqua dans le mitan de son corsage.

— Hé, quoi ?

— Je me fais du souci pour toi, mon Nicolas.

— Vous voici bien attendrie, soudain.

— Méfie-toi d’une ombre puissante. Elle est à l’origine de tout cela.

— Tout quoi ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire. Allez, mes agneaux, la consultation est terminée. J’attends des duchesses. Et comme tu les connais toutes, il te faut échapper pour ne les point troubler.

 

Au sortir du Dauphin couronné et alors que plusieurs carrosses blasonnés approchaient, les deux policiers s’avisèrent de l’heure déjà avancée et décidèrent de rejoindre le tripot de la mère Morel pour faire le point de ce qu’ils venaient d’apprendre tout en dînant36. Aux Boucheries Saint-Germain, leur vieille hôtesse les accueillit, désormais appuyée sur deux cannes. Elle n’en dirigeait pas moins sa maison avec son autorité habituelle, toute voûtée et cabossée qu’elle était.

— Alors, mère Morel, de quelles gâteries nous pouvez-vous régaler aujourd’hui ?

— Hé, hé ! Des mignardises que vous goûtez, je le crois. Pour débuter, que diriez-vous d’une flopée de petits hâtelets37 de rognons de conins38. De la tendresse et la fleur de thym fraîche par-dessus.

Elle baissa la voix.

— Cela nourrira le pot d’eau… bourguignonne que je vous servirai pour vous rafraîchir par ce beau temps chaud.

— Bien, et ensuite, après ces peccadilles ?

— Après ? Le grand choix au gré du marché, comme d’usage. Pieds de veau et tétine de vache à l’encerisée.

— L’encerisée ? Les fruits sont encore rares, le printemps a été tardif et les gelées ravageuses.

— C’est point le fruit, c’est la manière.

— Les as-tu bien traités ces deux abats ?

— Mes enfants, vous me connaissez, à l’accoutumée. Pieds et tétines longuement mitonnés dans un bouillon triple, enrichi de racines et d’os à moelle. Ensuite je découpe la tétine en tranches et les pieds désossés en morceaux. Il faut prendre garde à ne point trop ramollir la viande, car ensuite je la mets à tremper dans un mélange de vinaigre, sel, poivre, un paquet d’herbes, du limon, du laurier. Je prépare une pâte à beignet. Chaque morceau y est plongé, puis frit au lard fondu. Voilà, vous goûterez cela, j’en suis assurée. J’oubliais, au moment de servir, persillade et tranches de limon. J’ajouterai un plat de radis nouveaux avec un quarteron de beurre de Vanvres, le meilleur.

— Tout cela m’appète furieusement, dit Bourdeau l’œil émerillonné de gourmandise. Tu nous donnes des deux, pieds et tétine.

— Ce préalable capital réglé, dit Nicolas, résumons-nous. Comme d’habitude, la conversation avec notre Paulet s’est révélée fructueuse.

— Ou le hasard nous multiplie ses nasardes, ou nous sommes en présence d’une série de coïncidences si étranges et si détournées39 que nous sommes à brandiller pour en tirer les leçons.

— Piquadieu nous a lancés sur la Paulet qui n’a pas nié avoir fourni le nécessaire au comte de Rovski. Point assuré. La dame nous a éclairés sur la Berlotte, autre mère de la place. Or il appert que cette maquerelle emploie la Gambut, fille dont la réclame a été trouvée chez notre victime russe. Or la maison de cette même Berlotte était fréquentée, au dire d’un de ses amis, par Richard Harmand, autre victime. Il y a là une chaîne de liaisons en ricochet qui laisse à penser…

— À penser certes, mais à comprendre, c’est autre chose !

— Notre priorité serait de définir avec exactitude la nature des liens qui ont pu se nouer entre le Russe, Richard Harmand, la Berlotte, la Gambut, la dame au portrait, l’Américain et, accessoirement, Piquadieu.

Le garçon apporta ensemble les deux plats commandés. Bourdeau se jeta, vorace, sur les hâtelets avant de considérer avec convoitise le plat principal. Les abats fumants reposaient dans leur croûte dorée au creux d’un torchon plié en quatre sur un plat de faïence blanche.

— J’y songe, dit Bourdeau. Nous considérons Richard Harmand comme une victime. Imaginons qu’il soit l’assassin du comte de Rovski pour, par exemple, une rivalité amoureuse…

— Pour les beaux yeux d’une Gambut ?

Nicolas regretta aussitôt ses paroles en pensant à ce qu’il avait ressenti jadis à l’égard de la Satin.

— Pourquoi pas ? Le sentiment amoureux peut passer outre aux qualités. Il est le mécanisme inversé d’actions inattendues.

— Ton hypothèse met hors de cause les autres acteurs de la soirée qui, pourtant, ont laissé des traces dans la chambre de la rue de Richelieu.

— Tu as raison. Encore que parfois les actes criminels peuvent s’exercer de concert. Le comte de Rovski avait peut-être attiré sur sa tête toutes sortes de menaces qui se sont manifestées ensemble.

— Cela est bien pensé, mais ce n’est que l’approfondissement de l’enquête qui pourra nous confirmer cette possibilité. J’attends avec impatience la réponse du baron de Corberon. Tu sais l’importance des caractéristiques d’une victime pour comprendre les raisons de sa mort.

— Autre chose, dit Bourdeau, as-tu noté l’adresse de la Berlotte ? Cul-de-sac des Provençaux, cela ne te chante rien ?

— Le lieu où Piquadieu prétendait avoir soupé. Ainsi c’est cet endroit qui a justement surgi dans sa tête avec l’émotion de l’interrogatoire. Qu’en doit-on penser ?

À tout cela, songeait le commissaire aux affaires extraordinaires, s’ajoute l’énigmatique mise en garde de la Paulet. Il savait d’expérience ne pas avoir à la dédaigner.