LE BAL DE LA REINE
« Chaque mouvement du paon produit des milliers de nuances nouvelles, de gerbes de reflets ondoyants et fugitifs sans cesse remplacés par d’autres reflets et d’autres nuances. »
Samedi 8 juin 1782
Nicolas quitta le comte du Nord à la mi-journée après l’avoir accompagné au palais du Luxembourg et au Jardin du roi. Chacun devait s’apprêter pour le grand bal de la reine. Rue Montmartre, il retrouva Louis que la perspective de la soirée mettait sur les charbons. Noblecourt se plaignit de sa désertion, à l’instar de Mouchette qui boudait, et l’accabla de questions sur l’enquête en cours. Le vieux magistrat, après avoir un temps médité les nouvelles que lui apportait Nicolas, déplora en soupirant qu’il fût non seulement mêlé aux intrigues de la cour et de la ville du royaume, mais désormais à celles qui menaçaient l’héritier de l’empire russe.
— J’espère, conclut-il, que vous ne tirez pas les marrons du feu pour autrui. Il y a dans cette affaire plus de sombre que de clair et j’augure mal la conclusion.
Maître Vachon avait tenu parole, les habits de cour resplendissaient, couchés sur leur enveloppe de papier de soie. Le père et le fils étaient impatients de les revêtir, mais Catherine surgit, une cuillère menaçante à la main. Il n’était pas question qu’ils abordent cette longue journée qui se prolongerait une partie de la nuit sans dîner auparavant de choses saines, ce qui n’était pas le cas des buffets du roi, à ce qu’elle savait d’une commère dont le fils travaillait aux cuisines du château. Les mets par la chaleur montante de l’été tournaient ; ils les mettraient sur le flanc plus vite que le temps de le dire. Ils capitulèrent et se régalèrent d’andouillettes que Catherine enveloppait dans des pâtons et cuisait dans le feu de son potager pour, avant de les servir, les ouvrir et les arroser d’un semis d’échalotes mouillées de vin blanc à la moutarde dont le réduit imbibait le plat. Suivirent une salade aux œufs durs et une assiettée de fraises au vin rouge dont le sirop avait été agrémenté d’une lancée de schnaps.
Tout en mangeant, ils se remémorèrent les leçons des académies où l’un et l’autre avaient acquis les rudiments de la danse.
— Ton grand-père, le marquis de Ranreuil, danseur réputé, avait coutume de citer le grand roi, qui affirmait que c’était l’art le plus honnête et des plus nécessaires à former le corps et à lui donner les premières et les plus naturelles dispositions, et, ajoutait Nicolas, le plus propre à former des guerriers.
— C’est pourquoi sans doute l’enseigne-t-on associée à l’escrime et à l’équitation. Déjà, chez les pages, le rudiment nous en était inculqué.
Nicolas se mit à rire.
— Bien. Alors rappelle-moi ce que tu as appris. Cela me dérouillera la mémoire. Tiens, pour la contredanse.
— Mon avis est que moins on y réfléchit, mieux on se déplace !
— Ah ! Il recule, le coquin. J’espère que la reine ne t’invitera pas. Elle danse à merveille.
Ils remontèrent dans leurs appartements. La question s’était posée de la coiffure à adopter. Les Ranreuil ne pouvaient porter leur chevelure en catogan à un bal de cour et répugnaient à la perruque. Ils étaient convenus d’avoir recours à un coiffeur qui arrangerait des boucles en rouleaux poudrés à l’instar du roi. Ils y avaient eu recours le matin même chacun de son côté. Quand ils descendirent à l’office, ce fut une clameur d’admiration de la part de Marion, de Catherine et de Poitevin. Dans le miroir, Nicolas, dans son bel habit sur lequel tranchaient le noir du cordon de Saint-Michel et le rouge du ruban de la Croix de Saint-Louis, crut se trouver en présence de son père et Louis, que la coiffure et la poudre vieillissaient, pensa de son côté avoir le sien devant lui. L’un et l’autre eurent le sentiment de la continuité de leur famille, en éprouvant à la fois l’orgueil et l’humilité. Ils n’étaient, parmi toute la cohorte des Ranreuil au fil des siècles, que des maillons d’une longue chaîne.
Un équipage de la police vint les prendre à l’heure dite. Louis tout au long du parcours demeura silencieux, l’âme sans doute exaltée par la perspective de la soirée à laquelle il allait participer par faveur inouïe de la reine.
Depuis la place d’armes, le château illuminé, vaisseau étincelant, paraissait flotter, entre ciel et terre. À la porte du salon d’Hercule, un huissier cérémonieux écrivait les noms des arrivants. Nicolas repéra, dissimulés dans l’immense pièce, des policiers de surveillance dont les habits et les manières ne dénotaient pas. La presse était telle dans la grande galerie qu’en la parcourant on semblait être porté d’un bout à l’autre sans toucher terre. Les bougies, les girandoles et les candélabres dispensaient une lumière éclatante. Il suffisait de cligner des yeux pour distinguer un fleuve de feu avec, en son milieu, une foule innombrable dont l’image tremblée, reflétée par les glaces, se multipliait à l’infini. La chaleur était extrême et développait les odeurs des corps en sueur dans le brocart, le satin et la soie, gâtant la fragrance des parfums destinés à les masquer.
Le couple russe était mêlé à la foule, entouré d’un cercle respectueux. La toilette de la grande-duchesse réunissait tous les suffrages. On admirait surtout ses calcédoines et sa broche d’émeraude et diamants, joyaux réputés que toutes les cours d’Europe lui enviaient. Une rumeur enfla bientôt, éteinte aussi vite que levée, par les ordres des gardes du corps et le choc des hallebardes sur le marbre annonçant l’arrivée de la famille royale et de leurs services. Rien ne pouvait égaler le coup d’œil sur cet ensemble encore sublimé par la richesse des parures et le chatoiement des bijoux. Le roi invita le comte et la comtesse du Nord à s’asseoir. Ils demeurèrent debout et un échange aimable s’engagea. Puis la reine, toute de grâce et de majesté, ouvrit le bal avec le prince Paul. Un murmure d’admiration enfla tout au long de la contredanse tant elle semblait l’incarnation de la beauté.
Nicolas, qui s’était approché, vit soudain le roi qui, de sa haute taille, dominait l’assemblée quitter son air bonhomme, froncer le sourcil et fixer un point dans l’assistance. Réputé ayant la vue basse, il avait en fait une excellence vision de loin. Il appela le prince de Poix et, Nicolas soucieux s’étant approché, il entendit Louis XVI s’inquiéter de la présence d’un officier qu’il ne connaissait pas et qui ne lui avait jamais été présenté. Le roi, ayant aperçu Nicolas, lui fit signe de suivre le prince. Tous deux se frayèrent un difficile chemin jusqu’à l’inconnu. Aux questions posées, celui-ci répondit se nommer le comte de Luçon, capitaine à la suite du régiment de Champagne et que, n’étant point colonel, il ne pouvait être encore présenté, mais qu’il était destiné à l’être. Le roi, informé, ordonna qu’on eût à le faire partir incontinent pour son régiment et salua Nicolas avec aménité.
— Je remercie Votre Majesté, glissa le grand-duc qui reconduisait Marie-Antoinette, de m’avoir prêté le marquis de Ranreuil pour assurer ma sûreté durant mon séjour à Paris.
Le roi eut un sourire impénétrable et ne répondit pas. À cet instant, le maître de cérémonie prévint Nicolas que la reine le priait d’être son cavalier pour la prochaine contredanse. Il s’inclina et prit la main que la reine lui tendait. Les danseurs se placèrent. Nicolas repassait dans sa tête les figures imposées. Le couple devait exécuter à tour de rôle une série de figures qui correspondaient à la musique de l’instant. Chaque inflexion de l’air amenait à changer de place avec le couple voisin. La série se répétait jusqu’au moment où les couples avaient rejoint leur place initiale. Il s’en tira sans encombre et sentit peser sur lui la terrible attention de la cour. La reine et lui étaient le point de mire de centaines de regards, curieux, cruels ou indifférents. Qu’éprouvait-il durant cette danse ? Orgueil ? Non, plutôt une sorte de détachement qui le menait à être, comme dans tant d’occasions, le spectateur de lui-même. Il ne parvenait pas à découvrir les pensées qui roulaient dans son esprit. Étaient-elles frivoles ou graves ? Il se sentait, en dépit de ses faiblesses, un homme droit dans toutes ses voies, incapable de prendre aucune mesure hors des règles intangibles de la loyauté et de la fidélité et, de ce fait, toujours égal dans l’humilité comme dans l’élévation. Un homme renfermé dans les bornes que la providence lui avait départies.
— Le cavalier de Compiègne est bien rêveur ce soir, dit Marie-Antoinette, alors qu’ils étaient rapprochés dans la formation d’une figure.
— Madame, Sa Majesté doit croire qu’on le serait à moins quand l’honneur insigne d’être son cavalier vous échoit.
— Je vous ai connu moins fin courtisan, monsieur.
— La vérité que je dois à Votre Majesté c’est que je compte mes pas, n’ayant guère l’occasion de danser pour le service du roi !
Elle jeta la tête en arrière en riant.
— Merci, monsieur, je vous retrouve ; la vérité n’est pas courtisane.
La danse les éloigna à nouveau. Nicolas fermait les yeux concentré sur les figures qui s’enchaînaient. Soudain il saisit une main et avant qu’il envisage sa partenaire, il la reconnut aux effluves de jasmin. Ce pouvait être une autre, mais il savait qu’il ne se trompait pas.
— On parle à la reine, murmura Aimée, mais on oublie Chaville, monsieur.
— Point, madame, j’y ai relevé naguère la plus charmante des fleurs.
— Bien flatteur ce soir ! Vous êtes décidément bon courtisan.
Avait-elle entendu la reine ?
— Je vous veux tout à moi. Point de faux-fuyant.
Un mouvement les sépara. La contredanse s’achevait. Il fut pris dans une sorte de vague qui le poussa vers les buffets. Il sentait autour de lui les regards curieux, les questions et les réponses. Mais qui donc était-il pour avoir en quelques instants eu le privilège de parler au roi et à la reine ? Ceux qui le connaissaient de nom ou de réputation n’abandonnaient pas une sorte de crainte révérencieuse devant un phénomène dont ils ne comprenaient pas la nature même. Ce marquis de Ranreuil qui avait un jour surgi à la cour du feu roi, on le réputait redoutable et cela d’autant plus qu’il avait langue avec les plus influents des entours du trône. Les autres ne laissaient pas d’interroger et tombaient tout aussitôt dans la même inquiétante perplexité. Tous le redoutaient sans le connaître, tant le mystère suscite l’appréhension. S’il demeurait inconnu à beaucoup, lui-même s’était toujours senti à la marge d’une société et d’une noblesse dont il partageait pourtant les privilèges et les habitudes de vie. N’avait-il pas tout fait, bien soutenu d’ailleurs par de bienfaisantes influences, pour que Louis épousât sans réticence la vie autocratique au service du roi ?
Cependant Nicolas ne s’était jamais leurré sur la quasi-imposture de sa propre condition, un bâtard certes reconnu, dont le fils était né d’une fille galante. Si rien n’avait jamais transpiré de cette situation, c’était sans doute que la crainte fermait les bouches. Il n’envisagea pas dans sa native modestie qu’on pût s’accommoder de lui parce qu’il n’était d’aucune façon décrié. Il était à certains égards encore plus intrigant, étant reconnu comme un homme d’une vertu assurée. De cette réputation il ne goûtait pas les fruits, il n’avait pas conscience de ce qui, dans sa personne, le relevait au milieu des hommes. Il n’entretenait aucune complaisance secrète à cet égard. Il considéra la foule qui le pressait. Grands noms, fortunes, orgueil, mépris en cascade, rivalités et intrigues, bourgeois ennoblis exaltés d’être là, mais partagés entre cette satisfaction et l’envie d’un pouvoir à la mesure de leur richesse, non vraiment il n’appartenait pas à ce monde-là que pourtant il servait. Il se répéta que c’était le roi qu’il servait, mais au fond de lui la vérité renâclait car il savait bien, les ayant affrontés, quels intérêts pouvaient parfois souiller l’hermine du manteau du sacre. Allons, Nicolas, se dit-il, ne laisse pas le malaise d’une enquête difficile t’emporter.
— Ah ! Ah ! dit une voix jacassante, l’homme du jour ! Deux fois distingué. Et quand il paraît, on peut être assuré qu’il se passe quelque chose. Ne me laissez pas sur ma faim, moi qui mange comme un étourneau. Un vrai sujet d’étude pour M. de Buffon, oui vraiment ! Peste, il m’échappe… Marquis, marquis.
Un reflux de la foule venait de le séparer du duc de Richelieu. Il remercia le hasard et se laissa porter par la vague. Le bal battait son plein. Il ne se prolongea pas outre mesure, chacun avait vu et avait été vu. Un souper plus intime prévu pour le comte et la comtesse du Nord était offert chez la princesse de Lamballe, surintendante de la maison de la reine. Il y eut ensuite jeu, loto et un petit bal plus gai que le précédent, où de nouveau Marie-Antoinette dansa. Le roi n’y fit que paraître et se retira à son habitude. Nicolas devisa longuement avec M. de Corberon, qui lui révéla sur la cour russe quelques particularités qu’il se promit de mettre à profit.
Aimée, qui n’était pas de quartier auprès de Madame Élisabeth, s’éclipsa après un coup d’œil à Nicolas qui s’évanouit à son tour, après avoir prévenu Louis de son départ. Le vicomte considérait que la nuit était jeune encore ; la considération était de son âge, mais valait tout autant pour le père. Nicolas retrouva Aimée d’Arranet dans la cour du château. Il consulta sa montre et hocha la tête. Il ne pouvait se permettre d’être absent le lendemain matin ni à l’hôtel de police, ni à l’ambassade de Russie. Aimée, le voyant, fit la moue et se pendit à son bras. Elle ne disait rien, mais il la comprit à sa seule mimique. Il lui proposa de passer la nuit à Paris dans un lieu qu’elle connaissait bien et qu’elle appréciait, l’hostellerie du Grand Cerf où officiait Gaspard, l’ancien garçon bleu. Elle battit des mains. C’est encore une enfant, pensa Nicolas dans un mouvement d’émotion.
Sa voiture ne se trouvait plus à sa place initiale. Ils errèrent un moment quand ils entendirent derrière eux le bruit d’un équipage. Le fiacre apparut, la portière ouverte et le marchepied descendu. Nicolas eut juste le temps de s’intriguer que le cocher ait revêtu sa cape par un temps d’été. Il laissa Aimée le précéder. Elle sembla happée par l’obscurité de la caisse. Il perçut un faible gémissement comme un cri étouffé. Inquiet, il bondit. Ce qu’il découvrit le glaça. Un homme masqué en livrée, une main plaquée sur la bouche d’Aimée, l’autre braquant un pistolet sur la jeune femme, agitait la tête pour sommer Nicolas de monter. Que pouvait-il faire, il n’était pas armé et c’était la vie de sa maîtresse qui était en cause ; il obéit donc à l’injonction. La portière claqua dans son dos et presque aussitôt l’équipage s’ébranla et piqua au point d’atteindre rapidement un train d’enfer.
Nicolas tentait d’analyser les données de la situation. Il avait bien eu depuis quelques jours l’impression d’être suivi, mais il y avait tant de mouches à la suite du comte du Nord qu’il n’avait pas tiré les conséquences de ce qu’il ressentait. Un quart d’heure s’était écoulé environ, il lui parut qu’on roulait en pleine campagne et dans un chemin inégal tant la caisse tanguait et tressautait. L’homme qui le menaçait lui intima de se mettre à genoux, tête baissée. Nicolas entendit qu’on ouvrait l’autre portière. Il y eut un grand cri. Il leva la tête. Aimée venait d’être précipitée au dehors. Nicolas bondit sur l’homme qui lui asséna un terrible coup de pistolet sur la tempe. Le commissaire aux affaires extraordinaires s’écroula et perdit conscience…
Quelle est cette boule éclatante qui lui brûle les yeux ? Et ces cris autour de lui ? Il ne voit rien. Un murmure de voix dont il ne parvient pas à saisir le sens. On le prend violemment sous les épaules. On le dresse. Ses pieds traînent sur le sol et accrochent quelque chose qui craque et se rompt. Une odeur d’herbe froissée. Il reconnaît soudain le cri des oiseaux de nuit si souvent entendus au château de Ranreuil. D’évidence, on le conduit au fond d’une forêt. Il perçoit le vent qui bruisse dans les feuilles. De nouveau, des voix étrangères. Est-ce du russe ? Il le semble bien… On le jette brutalement à terre. Sa tête déjà douloureuse heurte une pierre. Allongé, il sent un liquide chaud qui coule dans son cou. Il comprend de quoi il s’agit. De nouveau des bruits dont il ne distingue pas l’origine. On s’approche de lui, on le palpe. Il sent une odeur rance, de crasse et de sueur. Une main brutale fouille le bel habit de maître Vachon. Les contours craquent. Il sent qu’on lui arrache le cordon de Saint-Michel et la croix de Saint-Louis. La main a trouvé le reliquaire de poche, naguère remis par Madame Louise au Carmel de Saint-Denis, qui lui a un jour sauvé la vie. Va-t-on le détruire ? Il en éprouve une vraie douleur comme si une partie de lui-même lui était arrachée. Il comprend sans émotion qu’on va le tuer… Il se situe dans un espace supérieur où rien n’a plus d’importance. Ce n’est pas la peur qui le saisit, mais le sentiment de tant de choses inachevées, Louis à peine sorti de l’enfance, Antoinette qu’il espérait revoir, Aimée dont le sort le poigne. Il pense à ses amis, au roi… Il voit la pointe enfin atteinte et les flots paisibles qui vont l’engloutir. Une sérénité le prend. Il remet son âme à Dieu. Le canon froid d’une arme se plaque sur sa tempe. Une déflagration. Pourtant rien n’est venu qui le fasse souffrir. Ce n’était que cela. Il perçoit le bruit de corps qui s’effondrent et le bruit de chevaux qui s’approchent. Une voix grinçante s’élève.
— Ah ! Mon cher Nicolas, il est heureux que parfois je me mêle de la cuisine des enquêtes. Que feriez-vous sans moi ?
Il reconnaît la voix de Sartine. Qui a vendu la mèche sur la cuisine ? On s’affaire autour de lui, on le relève, on lui ôte le bandeau qu’il a sur les yeux. De nouveau, la boule éclatante dont l’éclat s’atténue peu à peu… Il comprend que c’est la lumière d’une lanterne sourde braquée sur son visage. Sartine est agenouillé près de lui et lui tamponne la tempe avec un mouchoir. Une pensée douloureuse soudain le traverse ; qu’est-il advenu du reliquaire remis par Madame Louise ? La parole précipitée, il en parle, s’inquiète, s’agite.
— Que diantre veut-il nous dire avec son reliquaire ? Il bat la campagne, c’est la commotion !
Une autre pensée torture ensuite Nicolas qui s’en veut de n’y avoir point songé aussitôt.
— Aimée, Aimée ! Il la faut rechercher.
— Ah ! reprend Sartine satisfait, voilà qui est plus raisonnable et découle d’une conscience plus claire. Rassurez-vous, mon bon, ces rufians l’ont précipitée sur la chaussée. Quelques bosses et des égratignures. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus. Elle a regagné l’Hôtel d’Arranet avec son père.
Peu à peu Nicolas retrouve ses esprits. Il s’étonne de la présence de Sartine et qu’il soit au fait de l’état d’Aimée d’une aussi précise manière. Sa surprise est telle que Sartine, devant cette évidence, se met à rire.
— Encore une fois, Nicolas, me croyez-vous si lointain que de ne me préoccuper de rien ? Faire accroire que l’on ignore et tout savoir autorise bien des choses et permet, comme vous le constatez, d’arriver à la rescousse à bon escient.
Nicolas demeure hagard, ne comprenant pas ce que l’ancien lieutenant général de police lui signifie.
— Pour vous mettre les points sur les i, mes gens, enfin ceux qui dépendent de certaines activités, avaient reçu instructions de vous suivre et de ne vous quitter du regard, jamais.
— Que ne sont-ils intervenus dans la cour du château ?
À la faible lueur de la lanterne, le visage de Sartine lui parut démoniaque.
— Hé, hé, nous voulions savoir ce que ces sicaires entendaient faire et où ils se dirigeaient.
— Au risque que je sois tué sur-le-champ ou dans la voiture, et Mlle d’Arranet avec moi !
— Point. L’auraient-ils voulu qu’ils se seraient mis tout de suite en besogne. D’ailleurs, voyez, tout s’est déroulé comme je le supposais.
— Mais quel pari risqué !
— Soit. Mais on ne sacrifie que ce qui a du prix pour soi.
Sartine mesure-t-il la cruauté de sa formule ? C’est un choc pour Nicolas.
— Voilà, monseigneur, qui me réconforte et me rassure !
— Maintenant nous vous ramenons rue Montmartre. Il faut vous reposer.
— Mlle d’Arranet ?
— Je lui envoie un messager la rassurer sur votre sort. Et demain, repos absolu, croyez-m’en.
— Je ne puis, l’enquête continue.
— Quelle enquête ? Allons, elle est terminée ! J’ai réfléchi à votre affaire. Vos agresseurs sont morts. On va remettre la main, tôt ou tard, sur la Kesseoren, pivot de ces meurtres. Elle est responsable de celui du comte de Rovski et de ce maître d’hôtel sur lequel, pour des raisons que nous découvrirons, elle a voulu faire porter la responsabilité du précédent. Quant à la sûreté du prince, nous l’avons assurée jusqu’ici et nous continuerons. Tout est limpide désormais.
— Permettez-moi de m’étonner que tout vous semble résolu. Pour ma part, j’estime ma tâche loin d’être achevée.
— Plaît-il ?
— J’affirme que l’enquête, loin d’avoir atteint sa conclusion, aborde le milieu de sa carrière vers des fins inconnues. Il ne suffit pas d’affirmer, sans preuves à l’appui, que la princesse de Kesseoren est la coupable, il faudrait surtout comprendre le pourquoi de ces crimes et en particulier le lien entre la mort du comte de Rovski et les événements de l’Hôtel de Lévi.
— Monsieur, ce ton me passe. J’attendais mieux de vous après vous avoir sauvé la mise. Sachez que les contredisants tiennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit. Misérable habitude !
— Ma reconnaissance ne pousse pas jusqu’à contrefaire le complaisant qui feint de gober tout ce qu’on lui sert.
Pourquoi, songea Nicolas, faut-il que tout débat avec Sartine tourne à l’aigre ! Il en était malheureux et cela d’autant plus que sa présence sur le terrain, même si les causes qui la justifiaient étaient multiples, lui avait sauvé la vie. À sa surprise, ce fut pourtant Sartine qui baissa les armes le premier.
— Je vous aime trop, Nicolas, pour poursuivre cette polémique. Nous sommes des hommes de bonne foi dont les différends naissent d’un long commerce d’amitié. Et j’ajouterai que, pourvu qu’on use bien de ces disputes, rien n’offre plus de champ pour trouver la vérité ou pour la persuader aux autres. C’est avec une commune contention que nous tendons vers un même but. Foin de ces noises et de ces bisbilles, elles ne sont dignes ni de vous ni de moi ! Tout ce petit grabuge entre nous excité va finir en deux mots : je vous aime.
Nicolas se jeta dans les bras de Sartine, ému de ce langage, pour une fois, il le sentait, exempt de cette duplicité dont Sartine trop souvent entachait ses attitudes.
— Alors Nicolas, quels éléments vous troublent encore avant de toucher au but ?
— Je crains que l’affaire soit plus complexe. Seuls les motifs de ces assassinats nous peuvent conduire à mieux percer ces mystères. Au cours du bal de la reine, j’ai revu M. de Corberon qui fut chargé d’affaires du roi à Saint-Pétersbourg. La conversation a porté sur cette prétendue princesse de Kesseoren dont nous n’ignorons pas à Paris, où ses méfaits ne se comptent plus, la nature d’escroc en jupons.
— Et quelle nouveauté Corberon vous a-t-il dévoilée ?
— Que lui-même durant son séjour en Russie avait eu vent d’autres activités de ladite dame.
— Et lesquelles à la parfin ?
— Que, sous le couvert de son sexe et de ses activités délictueuses qui ne sont qu’une gaze, elle serait l’un des agents les plus efficients et retors d’un service…
— Rien que cela ! fit Sartine, l’air sceptique. Une femme ! Dans un service ! Le secret de Catherine II !
— Les croyez-vous incapables de traiter de ces matières ? Ne connaissons-nous pas certaine personne du sexe qui, à Londres au milieu de nos ennemis, rassemble pour nous tant d’informations en matière navale que nous sommes aussi bien au fait des mouvements des navires que messeigneurs les lords de l’amirauté ?
— Vous avez raison. Tout est possible par les temps qui courent ! Et vos corbineries pourraient changer bien des choses.
— Reste en effet à tirer les conséquences de cette découverte.
Sartine se mit à arpenter la clairière, considérant les deux corps qu’on relevait pour les placer dans une voiture qui venait d’arriver sur les lieux. Nicolas supposa qu’elle devait suivre à quelque distance la cavalcade de l’ancien ministre. Que tout cela avait été soigneusement préparé !
— Les a-t-on fouillés ? s’écria-t-il soudain.
Un homme en noir s’approcha.
— Oui, monseigneur. À part des armes, un peu d’argent, quelques louis et du billion. Rien d’autre, si ce n’est ce brimborion !
Nicolas, en dépit de sa faiblesse, se précipita sur l’exempt pour lui arracher son trésor, au grand étonnement de Sartine. Il avait retrouvé son reliquaire.
— C’est, dit-il, un souvenir de mon père.
— Nous avons affaire à des gens que la prudence gouverne. Il est bien dommage que nous les ayons dépêchés, ils auraient pu parler… Nicolas, vous ne croyez pas que Kesseoren puisse être l’assassin du comte de Rovski, n’est-ce pas ?
— Je ne saurais être affirmatif en ce domaine. Rien ne le prouve dans l’état de l’enquête. Ce qui me trouble, c’est pourquoi apporter les pages arrachées au carnet du comte à l’Hôtel de Lévi pour les placer sur le corps de Pavel, le maître d’hôtel ?
— Vous l’avez vous-même soutenu. C’est pour le faire accuser du premier meurtre.
— Certes, mais désormais nous savons que Kesseoren est sans doute un agent de l’impératrice, pourquoi aurait-elle tué ou voulu faire accuser Pavel qui lui aussi, de l’aveu du grand-duc, était un affidé du même service ? Ou alors ?
— Ou alors ?
— Une pensée me traverse, mais si confuse et si mal formée que je dois pourpenser son examen et préfère me taire.
— Allez vous reposer. Je vous reconduis rue Montmartre.
— Aimée d’Arranet est-elle au courant de mon état ?
— Elle a été prévenue par mes soins que vous êtes sauf.
— Monseigneur, je ne sais comment vous dire…
— Rien ! Ne dites rien. Demeurez vous-même.
Il fouilla dans sa poche et en sortit le cordon de Saint-Michel et la croix de Saint-Louis.
— D’autres s’en parent qui ne les méritent pas. Le roi apprendra le détail de cette nuit.
— Il n’en appréciera que davantage son ancien ministre.
Ils éclatèrent de rire alors que leur voiture s’ébranlait.
Dimanche 9 juin 1782
À l’hôtel de Noblecourt, l’arrivée à sept heures du matin d’un Nicolas, la tête enveloppée d’un pansement, ne passa pas inaperçue. Le vieux magistrat descendit en toute hâte de sa chambre en madras et robe de cachemire. Marion en jupons donna des ordres à tout va, frappant le sol de sa canne, et Catherine, à son habitude dans les graves circonstances, fit chauffer de l’eau à tout hasard. Pluton aboyait ou plutôt hurlait, excitant Mouchette qui miaulait sourdement. Poitevin, qu’on avait envoyé rue Saint-Honoré, revint bientôt avec le docteur de Gévigland qui entreprit aussitôt d’examiner et de sonder la plaie à la base de la nuque. Elle avait beaucoup saigné. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, un bon emplâtre au pain ramolli tenu par un taffetas suffirait et quelques heures de repos remettraient le commissaire d’aplomb. On accompagna le blessé jusqu’à sa chambre. Catherine lui fit engloutir une tisane tirée de sa réserve, amas de pots et de sachets de toile, sur laquelle elle veillait jalousement. Nicolas ne résista pas à ce traitement et s’endormit aussitôt.
Ce fut Louis qui, rentré de Versailles et fou d’inquiétude, réveilla Nicolas sur le coup de midi en dépit des admonestations de la maisonnée. Nicolas se trouva frais et dispos, fit sa toilette, se rasa et après que Catherine lui eut renouvelé son appareil, surgit chez Noblecourt où la table avait été dressée pour le dîner dominical. Noblecourt, curieux, se fit raconter le bal de la veille. Louis mêla ses remarques à celles de son père. À peine commençaient-ils à prendre place à table qu’un bruit se fit entendre. Une voiture venait d’entrer dans la cour en hâte. Des pas pressés dans l’escalier suivirent et Aimée, en simple robe de mousseline, son bras gauche enveloppé d’un tour de gaze, surgit essoufflée et se jeta dans les bras de Nicolas. Noblecourt sonna pour qu’on dresse un quatrième couvert.
— Je vois, mon ami, dit Aimée après avoir salué M. de Noblecourt et Louis, que vous vous préoccupez de moi en reprenant des forces.
Le ton était mi-plaisant, mi-ironique.
— M. de Sartine m’avait heureusement fait rassurer sur votre sort et j’avais espéré qu’on vous prévînt que j’étais sauf. Imaginez mon angoisse quand vous fûtes précipitée sur la chaussée.
Catherine arriva avec le quatrième couvert, ce qui fit diversion.
— Ma bonne Catherine, dit Noblecourt, quel régal nous avez-vous mitonné ? Je n’ai sur l’estomac que le pain bénit de Saint-Eustache et Nicolas, et sans doute Mlle d’Arranet, ont-ils tous deux besoin de se réconforter.
— Tout d’abord, des homards que j’ai fait chercher à la Halle abrès l’arrivée de Nicolas. Zimplement traités en ragoût. Je barde les grosses bêtes et je les emmaillote dans des bandes de linges, blacés dans un poêlon, ils cuizent au four. Pas trop, juste pour bouvoir éblucher et tirer la chair et tronçonner. Les morceaux, je les basse au beurre, avec fines herbes hachées, ciboule, sel, poivre, muscade. Alors juste avant de vous les servir, je bilonne le dedans de la tête avec un filet d’huile d’œillette, un trait de vinaigre rosat et un petit verre de jus d’orange. Le homard chaud et qui commençait à dessécher s’imbibe et se rebaît de cette sauce et y retrouve son moelleux. Mais j’y cours. J’entends Marion qui me hèle !
— Nous ne saurons pas la suite, mais si elle est égale au préambule, nous pourrions nous satisfaire du volume in-folio !
Aimée, qui paraissait avoir oublié sa rancœur, demanda à Nicolas le récit de son aventure. Celui-ci fut vingt fois interrompu par Louis qui pressait son père de questions sur le détail de l’événement. Noblecourt se félicita de la sollicitude de Sartine.
— Certes, dit Nicolas, j’étais l’agneau qu’on promène pour attirer le loup. Il s’en est failli de peu que je succombe. Les fins tireurs de Sartine auraient pu manquer mes agresseurs. Alors c’en était fait de moi.
— À quoi pensiez-vous, mon père ?
— À vous, Louis, à mes amis, au roi et, the last but not the least, à vous, Aimée.
Il s’était levé et lui baisait la main.
Il y eut un mouvement d’émotion général. Noblecourt toussait, Louis fixait le plafond et Aimée se tamponnait les yeux avec sa serviette. Catherine le rompit en apparaissant avec le plat de homard fumant. Poitevin la suivait avec une carafe de vin rouge qui intrigua Nicolas.
— C’est, répondit Noblecourt, un présent du duc de Richelieu, mon vieil ami. Il me fait tenir ce nectar issu de son vignoble de Fronsac. Il y avait d’ailleurs fait bâtir une folie où il donnait, alors gouverneur de Guyenne, des fêtes très courues. C’est ce même vin que le feu roi goûta médiocrement. Pour ma part, je m’en régale et je suis heureux et fier d’en posséder quelques barriques dans ma cave.
Aimée raconta alors comment elle avait été recueillie par une voiture de la cavalcade de Sartine et reconduite à Fausses-Reposes. On se divertit ensuite des menus incidents du bal de la veille. Noblecourt était particulièrement en verve, n’ayant aucun représentant de la Faculté qui freinât sa gourmandise. Catherine apporta le plat principal.
— Voici, dit-elle l’air fiérot, du canard à la sauce orientale.
— C’était d’obligation au milieu de nos contes ! Et le récit de votre manière, ma mie ? claironna Noblecourt, qui abusait du vin de Fronsac.
— Diable, il y vaut la main ! On doit ouvrir les canards par le dos pour retirer la chair et laisser enzemble la beau sans rien défigurer. Cette chair en farce va remblir la défroque avec du lard, des dattes du Levant, du limon confit, des macarons bilés et des bistaches. Sel, cannelle et poivre. Remettre alors la chair dans l’enveloppe de beau cousue. À la broche enzuite en arrosant de vin blanc doux. Quant à la sauce, limon, cannelle encore avec un peu de miel et un trait de vin de Malaga. Et autour des racines de céleris sautées avec un ébarbillement de grains de grenades. On se bourlèche !
— Diable ! Ne trouvez-vous pas que notre Catherine élargit son registre ?
Une compote de cerises conclut le festin. Aimée entraîna Louis à la maison de Montreuil de Madame Élisabeth. La sœur du roi, à qui le jeune officier avait été présenté la veille, souhaitait lui faire visiter ses jardins. M. Le Monnier, botaniste du feu roi, l’avait initiée à l’étude des plantes et entraînée à de fréquentes herborisations dans le bois de Satory, dans les serres de Versailles et dans ses propres courtils. Cette visite des jardins devait être suivie d’une collation chez Mme de Mackau qui occupait un petit bâtiment dépendant du château. On devait enfin jouer aux ombres chinoises. La princesse adorait diriger la séance et chacun, à tour de rôle, était appelé à deviner le nom des personnes qui passaient derrière la toile. Nicolas constata avec un peu de mélancolie que tout ce programme distrayant appartenait au monde des jeunes gens.
Il demeura avec Noblecourt qui sirotait une sauge réclamée pour la forme, comme un hommage du vice à la vertu, tentative qui, aux dires sarcastiques de Catherine, ne serait, vu la consommation excessive de vin de Fronsac, qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Les yeux fermés, mais ne dormant pas, Raminagrobis à l’affût, le procureur s’enquit de l’évolution de l’enquête en cours. L’image évoquée par Bourdeau – était-ce lui ? – ressurgit.
— J’ai deux taches d’encre que je voudrais voir réunies, car j’ai le sentiment qu’elles n’en doivent faire qu’une.
— La partie qui veut rejoindre le tout.
Il relata le cours des événements et les différentes hypothèses de travail.
— Mon cher, votre problème est celui de la succession des visites chez le comte de Rovski le soir de son assassinat.
— Vous avez mis du premier coup le doigt sur l’essentiel ! C’est quand nous aurons découvert qui a tué Rovski que nous déterminerons précisément le lien qui existe avec ce qui s’est déroulé à l’Hôtel de Lévi.
— Êtes-vous assuré que votre Dangeville n’est pas l’auteur du meurtre de Pavel ?
— Est-on sûr de quelque chose ? Nos constatations indiquent le contraire. Reste que le doute subsiste, les corps ayant été d’évidence déplacés. Cette vision des choses modifierait évidemment la donne.
Il s’arrêta. Comme souvent une pensée vague, insaisissable, venait de lui traverser l’esprit.
— Mais dans ce cas, reprit-il, que venait faire la princesse de Kesseoren à l’Hôtel de Lévi ? Ce ne serait donc pas elle qui aurait déposé les pages du carnet de Rovski dans la poche du maître d’hôtel.
— Peut-être pas. Soit elle disposait des papiers, mais n’avait pas tué le comte. Elle s’en est peut-être saisie, l’occasion faisant le larron. Soit elle s’introduisait dans l’Hôtel de Lévi pour une tout autre raison.
— Que de portes ouvertes !
— Et ces crimes touchant des filles du boulevard ?
— Rien de plus que les soupçons de Sanson sur la nature et l’outil de ces égorgements. Il faut ajouter cette arme de collection dérobée dans le cabinet du prince.
— C’est sans doute pousser les choses bien loin que de vouloir les raccorder avec des événements intervenus en Russie à des milliers de lieues de Paris !
— Il est vrai que cela passe le vraisemblable. Je bute sur l’inconnu. Je marche en aveugle depuis des jours et ne peux vous dissimuler, à vous, mon cher ami, que parfois je désespère de trouver l’issue. Si aucun événement ni aucune découverte ne surviennent pour redonner son élan à l’enquête, aboutirons-nous ? D’autant plus que les jours s’écoulent et que bientôt le comte du Nord s’éloignera avec sa suite, réduisant à quia la solution éventuelle de ces mystères. La tentation me prend parfois de tout laisser là en plan et de quitter Paris, de rejoindre Ranreuil. Ce qui me retient, je le confesse, n’est rien d’autre que…
Il s’aperçut soudain que Noblecourt s’était assoupi. Mouchette sur ses genoux, les yeux clos, ronronnait, paisible. Nicolas se sentit bien seul. Il remonta dans son appartement, considéra avec tristesse le bel habit de maître Vachon, souillé et déchiré. Était-ce là le symbole de son existence actuelle ? Il soupira, se ressaisit. Il fallait reprendre le harnais. Il s’habilla et, dédaignant les protestations de Catherine, prit à pied le chemin de l’hôtel de police. Il y trouva Le Noir et Sartine discourant des avantages de la perruque et procédant de concert à l’énumération des raisons qui justifient son port.
— L’abbé Thiers dans son Traité des perruques énumère les différentes situations. Soit paraître plus jeune, soit dissimuler la couleur rousseau, soit vouloir être brun quand on est blond et vice-versa. D’autres souhaitent des cheveux longs. Certains, pour d’immorales causes, se déguisent pour se rendre méconnaissables. La plupart enfin pensent qu’ils ne paraîtraient gens du monde à la mode s’ils ne disposaient pauvrement que de leurs cheveux. Pour moi, il n’y a jamais eu d’autres raisons que mon goût pour la beauté, la texture, l’apprêt, la couleur et le faste de ces splendeurs. Mais voici Nicolas ragaillardi ! N’êtes-vous pas de mon avis, cher ?
— Comment pourrait-il en être autrement ? Je fus parfois votre rabatteur et souvent votre fournisseur.
— C’est vrai, avec une longanimité remarquable et dont je vous suis reconnaissant.
— Lorsque je traitais des affaires de Bretagne, j’avais observé, poursuivit Le Noir, les élégantes habitudes des magistrats de Rennes. Les plus raffinés de ce parlement faisaient au moins trois toilettes par jour. Le matin, perruque à la présidente, pour cacher les papillotes aux audiences. Après dîner, le grand accommodage pour les cartes et le soir, perruque à la grecque pour les petits soupers.
— J’étais à l’époque clerc de notaire à Rennes. J’ai vu ces beaux messieurs d’ordinaire vêtus de noir arborer des habits de couleur pour manifester aux yeux du public qu’ils n’étaient plus gentilshommes, ayant, en manière de protestation et jusqu’à nouvel ordre, répudié leur qualité de magistrats.
— Nous nous égarons avec bonheur dans nos souvenirs. Nicolas, un plan de bataille ?
— Je me propose de ce pas d’aller visiter la comtesse Skzrawonski qui héberge, ou aurait hébergé, notre Kesseoren.
— Qui doit se trouver bien démunie depuis que ses sicaires ont été mis hors d’état de nuire !
— Le Noir, vous en parlez à votre aise, grinça Sartine, nous ignorons toujours où ces malfaisants se pouvaient cacher. Que font nos gens ?
— Hélas, monseigneur. Ils sont nombreux mais, outre la surveillance de la ville et des étrangers, la sûreté organisée du comte du Nord et les autres habituelles affaires, ils ne suffisent pas à la tâche. Je pressens d’ailleurs que la dame ne doit pas manquer de se travestir afin d’échapper à nos recherches.
— Soit ! Alors bonne traque, Nicolas.
Nicolas reprit une voiture pour gagner la rue d’Anjou. À l’angle du cul-de-sac de Nevers se dressait une vieille demeure à l’aspect digne et vénérable. La comtesse habitait un grand appartement au premier étage. Une vieille femme, manière de gouvernante, lui ouvrit la porte et, à pas menus, alla prévenir sa maîtresse. Elle revint le chercher et le fit entrer dans un petit salon tendu de damas bleu où se tenait debout, devant la cheminée, une grande femme entre deux âges à haute coiffure poudrée. Elle portait une robe marron. Un châle de dentelle lui couvrait les épaules. Elle braqua sur l’intrus un face à main.
— Monsieur le marquis de Ranreuil, me dit-on ? Cela ne m’évoque rien. Nous connaissons-nous ?
— Madame, je suis un ami de la baronne d’Oberkirch.
Le visage de la comtesse s’éclaira à la mention de ce nom.
— Fort bien. Quelle est la raison de votre visite ?
Il avait choisi de louvoyer entre la vérité et le mensonge.
— Il se trouve, madame, que je suis en quête, pour l’avoir croisée jadis, de la princesse de Kesseoren, dame à portrait de Sa Majesté impériale. La connaissez-vous ?
Il y eut un silence dont Nicolas devina la cause. La comtesse ne souhaitait pas répondre à cette question directe et cherchait une chose à dire qui fût plausible.
— Ce nom ne m’est pas inconnu… Cependant je n’ai jamais rencontré, personnellement, cette dame.
L’adverbe était superflu et soulignait son trouble.
— Ma femme de chambre va vous reconduire, monsieur le marquis. J’ai été ravie de vous connaître. Transmettez, je vous prie, mes sentiments à Mme d’Oberkirch.
Elle tirait déjà le cordon de la sonnette quand à son étonnement elle vit Nicolas saisir le dos d’un fauteuil, disposer le meuble face à elle et s’y asseoir.
— Monsieur, que dois-je comprendre ? dit-elle fort crêtée. Vous ai-je invité à vous asseoir ?
— Madame, je ne bougerai pas d’un pouce tant que le mensonge présidera à notre entretien. Soyez sincère et je me lève tout aussitôt.
— Me faut-il appeler le guet ?
— Ne vous en avisez pas, madame. Il vous en cuirait et je puis vous assurer que la conséquence serait toute à votre détriment.
— Au nom de qui et de quel droit vous permettez-vous de me menacer ainsi ?
— Au nom du roi, madame. Je suis le marquis de Ranreuil, chargé par Sa Majesté des affaires extraordinaires. Si vous regardez par la croisée, vous apercevrez un fiacre. Un exempt de police attend mon signal pour vous venir arrêter et mener dans une maison de force.
— Monsieur, quelle que soit votre qualité, je vous rappelle que je suis étrangère, noble et sujet de Sa Majesté impériale la tsarine Catherine II. J’en appellerai à notre ministre à Paris. Vous n’avez aucun droit sur moi, aucun. Sortez, monsieur !
— Vous tirez à blanc, madame. Je mène une enquête que Son Excellence le prince Bariatinski suit avec intérêt. Dois-je vous apprendre que j’appartiens à la suite du grand-duc Paul et que les informations que je requiers de vous intéressent au premier chef la sûreté de l’héritier de l’Empire, aujourd’hui hôte du roi de France ? Cela modifie-t-il votre attitude ou faut-il que j’appelle notre homme ?
Il feignit de se lever. La comtesse se tordait les mains en serrant les pointes de son châle. Enfin elle soupira et se laissa choir dans une bergère. Il craignit un moment qu’elle ne se réfugiât dans un évanouissement, ultime argument des femmes dans une situation difficile.
— Monsieur, je proteste contre la violence qui m’est faite et dont je doute qu’elle soit autorisée par le droit de gens. Mais dans ces conditions, je dois me résoudre à céder à celle-ci car je n’ai rien à dissimuler.
— Il y va, madame, des intérêts de votre pays et de la sûreté du prince Paul. Je me félicite que la raison et le bon sens gouvernent enfin votre conscience. Je repose ma question : connaissez-vous la princesse de Kesseoren ?
Elle prit une forte inspiration avant de parler.
— Monsieur, puisqu’il faut le dire, je la connais, enfin depuis peu et à la requête expresse des autorités de mon pays.
— Bon, voilà un début. Quelle était cette demande ?
— Monsieur, vous me mettez à la torture. Ce sont là matières dont j’ignore si je suis autorisée à les dévoiler.
— Madame, faudra-t-il que je vous mène à votre ambassadeur ? Il ne faut rien dire ou tout dire.
— Soit… J’ai reçu il y a quelque temps un message de la cour impériale, d’un proche conseiller de Sa Majesté, me priant, m’enjoignant, d’accueillir et d’aider une certaine princesse de Kesseoren sans m’ingérer d’aucune façon dans ses activités et de ne m’étonner de rien. Tels étaient, selon mon correspondant, les recommandations et ordres de Sa Majesté impériale.
— Et donc vous avez accueilli cette dame ? À quelle époque ?
— Il y a plusieurs semaines. Mais elle a disparu plusieurs jours. Elle est réapparue depuis prendre son bagage.
— Avez-vous eu des conversations avec elle ?
— Elles se résumaient à peu. Son mutisme était égal à ma discrétion. Il ne fut question que de détails matériels. Monsieur, je m’étonne que vous paraissiez suspecter de je ne sais quelles menées une dame, une princesse, recommandée à moi par la cour impériale.
— Votre remarque coule de source. L’enquête que je mène vise précisément à éclairer le trouble que suscite cette contradiction. Mais je dois vous dire que la princesse, si tant est qu’elle le soit, est impliquée dans une affaire criminelle où l’on décompte déjà beaucoup de victimes. De plus votre dame était acoquinée avec deux bandits que la police de Sa Majesté a été contrainte de mettre hors d’état de nuire.
— Qu’y puis-je, monsieur ? En suis-je responsable ?
— Madame, je ne suis pas en mesure de mettre en cause votre bonne foi. Cependant, prenez garde que vous pouvez être impliquée dans des affaires de meurtre comme complice et, chose aggravée, dans un complot d’État. Nous sommes en guerre et tout étrangère que vous soyez, rappelez-vous qu’il n’en sera tenu aucun compte si le doute s’installe sur votre innocence. Je vous salue, madame.
Elle se leva, raide, et, le visage fermé en femme outragée, sonna. La duègne apparut aussitôt. Sans doute, se dit Nicolas, écoutait-elle leur dialogue, l’oreille collée à la porte. Il salua la comtesse. Elle ne répondit pas. Sur le seuil de la pièce, il s’arrêta et se retourna.
— Une dernière chose, madame. Ne vous avisez pas de prévenir cette prétendue princesse de Kesseoren de ma démarche. Je vous informe en loyauté que vous êtes dès ce moment surveillée et que le moindre de vos mouvements me sera signalé. Je vous conseille donc la prudence la plus sourcilleuse. Et j’ajoute, car la police sait tout en France, que l’an dernier vous fîtes réparer une broche à portrait chez M. Böehmer… Cela vous chante-t-il quelque chose ?
Et il disparut sur cette dernière flèche. Comme pour l’exempt dans le fiacre, cette vieille astuce policière ne manquait jamais son effet. Il n’était pas dit qu’une surveillance ne serait pas organisée à tout hasard.
Sa voiture enfila la rue de Nevers jusqu’au quai de Conti où elle prit à gauche pour rejoindre, par les quais et les rues Saint-Roch et Neuve-des-Petits-Champs, l’Hôtel de Lévi. Là, il retrouva Bourdeau qui piaffait d’impatience, ne l’ayant trouvé ni rue Montmartre ni au Châtelet.
Il se mit à bougonner et à enfiler des phrases sans suite à la mesure de l’angoisse ressentie. Son émotion redoubla au récit concis de l’aventure. Il supplia Nicolas de prendre garde à lui et d’éviter les imprudences solitaires. Il était passé à la basse-geôle où avaient été apportés les cadavres des rufians tués dans la nuit. Le premier examen des corps avait révélé qu’ils portaient des marques d’infamie et qu’il s’agissait sans doute de prisonniers en fuite. Restait à comprendre les raisons de leur présence en France au service d’une princesse. Nicolas lui relata sa conversation avec la dame à portrait. Les éléments recueillis à cette occasion confirmaient ce qu’ils supposaient. Ces deux-là avaient sans doute, en raison de leurs qualités, été recrutés pour servir d’hommes de main et de gardes du corps de la princesse de Kesseoren, possible espionne patentée du pouvoir impérial.
À l’Hôtel de Lévi, les illustres visiteurs dormaient encore, n’étant revenus des fêtes de Versailles qu’à quatre heures du matin. L’inévitable Nikita accueillit Nicolas et l’inspecteur. Au point où en était l’enquête, Nicolas décida de brusquer les choses. Il avait jusqu’à présent été empêché par les circonstances de visiter les quartiers du majordome. Certes le personnage, dont il n’avait pas à se plaindre et qui lui avait avec patience apporté son aide, n’appartenait pas au cercle étroit des suspects, mais son expérience lui avait enseigné ne devoir rien négliger.
— Je dois poursuivre, dit-il, ma visite des chambres du domestique et de la suite. Puis-je vous demander de me conduire à votre logement ?
Aucune expression ne passa sur le visage égal du majordome. Tout était lisse chez cet homme-là.
— Je crains que le désordre qui y règne ne soit un obstacle à cette visite. Un peu plus tard, si cela vous convient ? Je vais, de ce pas, disposer mes effets d’une manière digne et vous reviens chercher.
Il se précipitait quand Bourdeau se mit par son travers avec une mimique si menaçante que l’homme s’arrêta dans son élan.
— Halte-là, l’ami ! Nous t’allons accompagner dans tes quartiers, le commissaire et moi.
Le logement de Nikita se trouvait non loin de celui de Dimitri, le secrétaire du prince Paul. C’est en silence qu’il les conduisit sous les combles de l’hôtel, endroit que Nicolas avait déjà en partie visité. Il ouvrit la serrure avec une clé qu’il portait en sautoir, attachée à une chaîne. À leur grande surprise, la chambre apparut en ordre, la couchette faite et sans aucune harde ou objet sur le fauteuil, la table de bois ou la commode. Leur coup d’œil éloquent parut pour le coup troubler Nikita. Il se frappa le front d’un geste dont le naturel manquait de sincérité.
— Ah ! J’avais oublié avoir tout rangé ce matin. J’ai la tête ailleurs avec cette visite qui met tout sens dessus dessous !
— Bon, cela simplifiera l’examen, dit Bourdeau, poussant le majordome dans le couloir.
— Je puis vous aider ? Dois-je accepter cela ? Je me plaindrai au prince, mon maître. Qu’ai-je fait pour être ainsi traité ?
Nikita après la comtesse, cela suffisait pour la matinée. Nicolas fit un geste péremptoire. Une poussée plus vigoureuse expulsa Nikita dans le couloir et la porte lui fut claquée au nez. La manière dont Nikita avait tenté d’éluder et de freiner la fouille de sa chambre redoubla l’énergie qu’ils déployèrent à l’examen systématique de ses effets.
— Mettons-nous dans la tête que si quelque chose est ici dissimulé, il ne peut être que très bien caché ou d’une évidence telle que nous passerons vingt fois devant sans y prêter attention.
— La recommandation est d’usage, encore faudrait-il savoir ce que nous recherchons.
— La pointe en forme de dague d’une arme ancienne, et tel autre indice dont je ne connais ni la nature ni le nom. Au travail !
Chaque vêtement fut examiné jusqu’aux coutures palpées. Les meubles, peu nombreux au demeurant, firent l’objet de leur particulière attention. Le parquet et les plinthes furent sondés et auscultés. L’attitude étrange de Nikita justifiait l’espèce d’acharnement mis à fouiller ce logement. Pourtant ils ne découvraient rien. Ils allaient renoncer et rejoindre le rez-de-chaussée de l’hôtel quand Nicolas considéra avec curiosité un ouvrage ancien ouvert sur la table. L’ouvrage n’était pas imprimé. Il s’agissait d’un livre enluminé de gravures pieuses, une bible ou des Évangiles d’évidence. Il reposait sur un petit napperon en dentelle à l’aspect inhabituel ou peut-être hors d’usage. Nicolas souleva le livre, l’examina avec soin, le feuilleta. Le napperon à son tour subit l’évaluation du commissaire.
— Regarde, dit-il, je croyais que le linge était troué par l’usure ou par des insectes. Il n’en est rien. Il est en parfait état !
— On dirait une grille aux trous inégaux, qu’on aurait disposés et répartis au hasard.
Nicolas réfléchit un moment, hocha la tête, se mit à rire de manière convulsive au point d’inquiéter Bourdeau. À la fin, il prit son vieil ami par les épaules, le secoua et le serra contre lui.
— Tu es un génie, cher Pierre. Que ferais-je sans ta sagacité ? Grille, grille, grille, mais oui ! Tu as trouvé le mot et la solution. Grille ! Grille !
— De quel accès es-tu saisi ? Je vais te reconduire rue Montmartre. C’est sans doute le coup que tu as reçu cette nuit.
— Ce coup, je m’en moque, Pierre, comme d’une guigne ! La grille est la matrice. Oui, la matrice de tous les secrets. Il faut saisir le cabinet noir. À Versailles, à Versailles chez Vergennes. Ce serait le comble de ne pas en avoir retenu au moins un. Ils sont passés inaperçus… Et pour cause. En russe et chiffrés. Ah ! Cela ouvre des perspectives. De larges avenues… Elles nous mèneront jusqu’à… Peut-être, ou pas du tout. Les taches se rejoignent. Se mêlent-elles ? Je ne sais. Kesseoren, pourquoi ? Que voulait-elle ? Qui est mort le premier ? Et Harmand, le pourquoi, oui le pourquoi ? Avant, après ? Cela changerait beaucoup de choses. Pourquoi l’avoir exclu ? Reste le prince. Nous sommes à l’étrange.
Bourdeau écoutait avec une inquiétude grandissante le flux de la réflexion à voix haute de Nicolas dont il ne comprenait pas un traître mot.
— Pierre, as-tu du papier ? Les feuilles de mon carnet sont trop petites pour la besogne que j’envisage.
— M’expliqueras-tu à la fin le sens de ce galimatias ?
— Tu as dit le sésame. Grille, grille. Nous sommes en présence d’une grille qui sert à chiffrer des messages secrets. Regarde.
Nicolas saisit le napperon et ouvrit le livre de piété. Il plaqua le tissu sur l’une des pages. Sa dimension correspondait exactement.
— Considère le résultat. Là où la dentelle fait des jours…
— Oui… et alors ?
— Et alors tu observeras qu’à chaque trou du tissu correspond exactement une lettre. Il suffit donc à l’autre bout du circuit que soient envoyés des numéros de pages. Si tu ne possèdes pas la clé du système, sa totalité, à savoir le livre et le napperon, tu ne peux absolument pas traverser les messages qui sont ainsi transmis sans risque.
— Il faut donc avoir de l’autre côté un ouvrage identique et un doublon du napperon.
— Exactement. Et je te pose une question. Pourquoi ce matériel d’espion se trouve-t-il dans la chambre du majordome du prince Bariatinski, ministre de Catherine II à Paris ? La réponse est aisée. Le personnage appartient à un service de renseignement. Aussitôt, entends-tu la cascade des conséquences qui s’écoule à grand bruit ? Si la princesse de Kesseoren est elle-même affidée du même service, connaissait-elle le rôle de Nikita ? Dans ces conditions, quel rôle a joué ce dernier dans le crime de l’hôtel de Vauban ? Quelle raison a conduit la princesse à l’Hôtel de Lévi ?
— Tu oublies Dimitri, le secrétaire.
— Non, je le place sur le même rang dans la sinistre ronde des suspects.
Il se frottait les mains d’excitation.
— Qu’allons-nous faire ?
— Rien.
— Comment rien ?
— Réfléchis. Si nous intervenons maintenant, nous découvrons nos batteries. En un instant tout va s’agiter, se disperser, se fondre dans les ténèbres et nous perdrons tous les avantages acquis de cette longue et pénible enquête. Je le répète, as-tu du papier de taille utile ?
Bourdeau fouilla une poche de son pourpoint et en sortit un petit carré de papier plié en huit. Il le tendit à Nicolas qui le déploya.
— Il fera l’affaire. Voilà un crayon. Tu vas me copier très exactement le dessin de ce napperon. Fais attention aux jours qui doivent être reproduits très exactement.
— Et que feras-tu de ces copies ? Tu ne veux pas donner l’éveil, tu ne peux t’emparer du livre et sans lui aucun message traversé ne peut être déchiffré.
— Tu me tires les mots de la bouche. Nous disposerons d’une arme secrète. L’ouvrage ne va pas disparaître. Replaçons tout en l’état. Rassurons Nikita et le moment venu l’ouvrage en question sera notre plus puissant argument. La prudence s’impose au dernier degré, nous sommes dans une ambassade étrangère. Rien ne peut être dévoilé avant que nous détenions l’ensemble des lumières sur cette affaire, sur ces affaires.
Après avoir tout replacé à l’identique, ils sortirent de la pièce et trouvèrent Nikita qui les attendait, le visage fermé.
— Monsieur, dit Nicolas amène, nous sommes satisfaits et, comme je le pressentais, nous n’avons rien découvert de suspect dans votre logement. Je ne pouvais éviter cet examen, vous le comprenez. Vous vous devez de donner l’exemple. J’ai confiance en vous et j’espère que vous consentirez à m’apporter votre appui comme vous l’avez fait jusqu’à présent.
L’homme s’apaisait à ces paroles enveloppantes. Nicolas appela Bourdeau qui traînait dans la chambre.
— Je suis votre serviteur, monsieur le marquis. Je suis désolé que ma pauvre mémoire ait pu vous laisser supposer que je dissimulais quelque chose.
Dans le vestibule de l’Hôtel de Lévi, le calme régnait. Ils sortirent dans la rue inondée de soleil de cette fin d’après-midi. Nicolas expliqua à Bourdeau ce qu’il attendait de lui. Se rendre à Versailles et voir avec les services de Vergennes si des messages indéchiffrables à destination de Nikita Paline, majordome à l’ambassade de Russie, avaient été interceptés. Ceux-ci devaient porter des chiffres compris entre 0 et 657. Sur ce, ils se séparèrent et Nicolas, sifflant un air de Balbastre, alla flâner sur le boulevard. Le choix du morceau avait un goût de revanche et marquait que les affaires reprenaient.