XII

CHANTILLY

« En l’honneur de l’hôte étranger, on voulut représenter Hamlet, mais l’acteur qui devait en tenir le rôle déclara qu’il jugeait déplacé de le jouer en présence du Hamlet russe. »

Mozart

Du lundi 10 juin au mercredi 12 juin 1782

Les bureaux de Versailles ne furent pas longs à retrouver traces d’étranges messages chiffrés émanant de Russie et traversés par le cabinet noir. Ils avaient désespéré les commis les plus chevronnés appelés à s’échiner sur ces énigmes. Copies avaient cependant été conservées de ces textes benoîtement adressés par la poste au nom de Nikita Paline, Hôtel de Lévi à Paris. Malgré l’impatience de M. de Vergennes, Nicolas fit comprendre que le temps n’était pas venu de procéder, dans des conditions à définir, à la soustraction du livre matrice. Il y avait certes un risque de voir l’objet disparaître entre-temps, mais le commissaire entendait laisser mûrir l’affaire et agir au moment propice. De plus, il ne sous-estimait pas les difficultés de l’opération à l’intérieur d’une ambassade étrangère.

 

Le 10, Nicolas prit place dans l’une des voitures qui menaient le couple grand-ducal et sa nombreuse suite à Chantilly pour une visite de deux jours chez le prince de Condé. Depuis le bois de Champlâtreux, l’attelage à huit chevaux du couple impérial fut escorté par des gardes à cheval. Le prince, Mlle de Condé, le duc de Bourbon son frère, sa femme et le petit duc d’Enghien accueillirent leurs hôtes à leur descente de carrosse. Il y eut d’abord salon et présentations. Le duc fit compliment à Nicolas des prouesses écuyères de Louis qu’il avait eu l’occasion d’admirer au manège de Versailles. Après le dîner, la compagnie se rassembla pour une promenade en calèche et la visite des écuries, chenil de la meute, jardins, potagers et réservoir. Rien ne fut oublié et tout fut présenté avec la plus exquise délicatesse. Une collation fut servie au Hameau suivie d’une comédie où fut joué L’Ami de la maison. Cette première journée s’acheva par une illumination des jardins et de la galerie des cerfs. Au pont Saint-Jean, une décoration, des lacs d’amour au chiffre du comte et de la comtesse du Nord, s’embrasa en artifices et feux volants. Un jeu de bague et un bal champêtre conclurent gaiement la soirée. Nicolas gagna sa chambre où un valet lui prodigua les services les plus exacts.

 

Le lendemain 11 juin, se promenant au petit matin sur la terrasse du château, Nicolas fut hélé par un grand homme sec en habit de cavalier. Il reconnut Toudouze, le lieutenant des chasses du prince de Condé, avec lequel il avait courru à l’époque du feu roi.

— Ah ! Monsieur le marquis, fort aise de vous revoir. Je suis assuré qu’il y aura un vrai veneur dans toute cette foutricaillerie. Qu’attendez-vous là ?

— Mon ami, on doit tout visiter ce matin, en corps…

— Je vous plains et, de plus, cela ne vous apprendra rien. Jadis, vous avez accompagné le vieux roi à plusieurs reprises. La tournée est toujours la même : avant le dîner, caravane dans les appartements et la galerie des conquêtes. Que des tableaux !… Puis les salles d’histoire naturelle, celle d’armes, et le jeu de paume, où l’on fait jouer deux godelureaux pour la montre. Et l’après-midi, on cavalcade, enfin le cul dans une calèche, en forêt, aux étangs, à la ménagerie, aux eaux thermales, aux cascades et tutti quanti. Si le cœur vous en dit, je vous emmène relever les traces dans le grand parc en vue des prises de soir.

— Avec joie, Toudouze. Ma présence auprès des invités est inutile pour le moment.

Il passa en compagnie des hommes de la vénerie du prince, que dirigeait Toudouze d’une main de maître, quelques heures d’oubli et de pur bonheur. Il rejoignit la compagnie sans que quiconque se fût aperçu de son absence, hormis le prince de Condé, qui lui fit un clin d’œil et lui confia s’être douté, compte tenu de la réputation de veneur de Ranreuil, que son lieutenant des chasses l’avait accaparé. Le soir tombé, à la lueur de dizaines de flambeaux, une chasse dans les toiles fut lancée et tout le parc s’embrasa de lumières courantes. Après quoi, on soupa derechef au Hameau avant de nouvelles et superbes illuminations. Pour finir, les invités embarquèrent dans des pirogues afin de rejoindre la place de l’Orme où dansaient bergers et bergères au son des flageolets, des fifres et des tambourins.

À deux heures du matin, on frappa à la porte de la chambre de Nicolas. Il enfila sa chemise et courut ouvrir, se cogna le pied au passage, n’ayant eu le temps d’allumer sa chandelle, jura et finit par découvrir Magnier, un exempt de police responsable de la poignée de policiers chargés d’assurer la sécurité du couple impérial pendant ses déplacements. Il éleva une lanterne qui éblouit Nicolas et se mit à parler d’une manière si précipitée que son propos était incompréhensible.

— Allons, Magnier, reprenez souffle et expliquez-moi distinctement ce qui vous amène à me réveiller à une heure aussi peu chrétienne ?

Il avait fait entrer le policier dans sa chambre, allumait le flambeau et se rhabillait en hâte.

— Voilà, monsieur le commissaire. Il y a eu un drame dans le parc du château. Vous savez, quoi qu’on en ait, le public finit par y pénétrer, en particulier des filles. En plus de tous ceux qui avaient participé au ballet champêtre. Ajoutez à cela, qu’il y a en ce moment plus de trois cents personnes au château, maîtres et domestiques.

— Suggérez-vous qu’ils en usent, de ces filles ? Au fait, Magnier, au fait !

— Monsieur, on a massacré une pauvre fille dans les taillis, et de vilaine façon, semblablement aux deux du boulevard, il y a peu. À ce que j’ai appris, la foule s’étant retirée après les illuminations de ce soir, la fille en question a sans doute dû rester dans le parc pour marauder et chercher bonne fortune. Elle a fait une rencontre, fatale pour elle. Des gardes de monsieur le prince font des rondes chaque nuit afin de pourchasser les braconniers qui n’ont que trop tendance à piller le gibier, si abondant à Chantilly. Vers deux heures et demie, ils ont entendu un grand cri et, étant peu éloignés, se sont précipités, et ont trouvé le corps de la fille. Après une courte battue, ils ont fini par débusquer le coupable qui s’est aussitôt enfui. Il y a eu des sommations. Vu la direction prise, ils craignaient qu’il ne se réfugiât au château.

— Au château !

— C’est vous dire si chacun frémissait à la pensée qu’il pût s’agir d’un invité de monsieur le prince de Condé. Imaginez le scandale ! Ils ont visé les jambes… Dans l’obscurité, le tir ne pouvait qu’être incertain et, de fait, il a pris la volée de plombs en plein dos. Quand ils l’ont rejoint, il était mort. Affolés, ils sont venus me chercher. C’est pourquoi, monsieur, j’ai cru de mon devoir de vous faire rapport sur-le-champ.

— Et tu as décidé de m’éveiller. Et, ce faisant, tu as parfaitement agi, avec une promptitude des plus méritoires. Reste que l’homme a été tiré comme du gibier ? On ne pouvait pas le saisir ?

Magnier, penaud, baissait la tête.

— Je n’y étais point et ne peux vous rapporter que ce qui m’a été affirmé.

— Je ne t’en veux pas, tu as eu raison et, dans ces circonstances, c’était la seule chose à faire. Comment se présente-t-il, cet assassin ?

— Oh ! Pour le peu que j’en ai vu, un étranger vêtu de curieuse manière. Hirsute et barbu, cela m’a frappé. Pourpoint sur pantalons à la turque… Et des bottes. Si vous m’en croyez, c’est quelqu’un de la suite des barbares du Nord.

La description cavalière de Magnier frappa Nicolas. Le portrait qui venait d’être dressé lui rappelait celui de Dimitri, le secrétaire du prince Paul. Il se mit à réfléchir sur la situation présente. La principale priorité consistait à éviter un scandale public qui risquerait de troubler la visite chez les Condé. Il en tenait du simple bon sens.

— Qui est au courant de la chose ?

— Les gardes qui ont tiré, et moi.

— Penses-tu pouvoir leur faire tenir le secret ?

— Je le crois. Quand ils ont vu le corps, ils sont tous tombés dans une grande affliction et inquiétude d’avoir tué un invité de Son Altesse sérénissime.

Nicolas forlongeait sa réflexion.

— Je t’accompagne pour voir les corps et les lieux. Ensuite tu les fais discrètement enlever et conduire à la basse-geôle. Je te donnerai un mot pour l’inspecteur Bourdeau. Pour les gardes, tu les convaincs, ne pleure pas quelques louis…

Il lui tendit une poignée de pièces tirées de son portemanteau.

— … Assure-les qu’ils sont sous la protection du roi et ne courent aucun risque dans cette affaire. Si on les interroge, qu’ils rendent compte d’avoir surpris des braconniers et de les avoir fait fuir en tirant d’abord en l’air. Quant à moi, je dois, hélas, demeurer avec le grand-duc jusqu’à la fin de la visite. J’espère que l’absence du secrétaire du prince, si toutefois il s’agit bien de lui, ne se fera pas sentir dans l’agitation d’un programme aussi chargé. Pour la suite, à Paris, je me chargerai d’informer qui de droit. Je vais te faire un mot pour Bourdeau sans attendre.

Il s’assit devant un petit bureau dans lequel tout était agencé pour écrire, plume, papier, encre, sable et un pain de cire à cacheter. Il résuma la situation à Bourdeau, lui demandant d’informer Le Noir, que les précautions fussent bordées pour prévenir tout événement.

Nicolas suivit ensuite Magnier jusqu’à l’endroit où gisait l’assassin. Il le retourna et reconnut en effet Dimitri, le secrétaire de Paul. Il fouilla les hardes du mort sans rien trouver d’autre que des formules en russe écrites sur des bouts de papier qu’il recueillit soigneusement. Point d’arme. Il s’approcha des gardes à qui Magnier venait d’expliquer la conduite à tenir. Il leur demanda si l’un d’eux avait trouvé l’arme dont avait usé l’assassin. Ils n’y avaient point songé tant précipité avait été le déroulement des événements et rapide la traque qui s’était ensuivie. Magnier les entraîna tous vers l’endroit où se trouvait la victime. Nicolas découvrit un pauvre corps disloqué, au visage chiffonné d’enfant. Les blessures qui lui avaient été infligées étaient effroyables et semblables à celles relevées sur les victimes du boulevard. Il ordonna qu’on fouillât les buissons alentour. L’un des gardes, au bout d’un quart d’heure de quête infructueuse, le héla. Il venait de ramasser une sorte de dague ensanglantée dans laquelle Nicolas reconnut la pièce manquante de la collection d’armes anciennes du grand-duc.

Nicolas se retint de tirer sur-le-champ les conséquences qui découlaient de ce drame. Il était nécessaire de laisser retomber l’excitation fiévreuse qui accompagnait toujours la découverte d’un crime. Pour le moment, la seule certitude qui s’imposait résidait dans le limpide constat de l’événement. Pour la troisième fois, Dimitri, secrétaire du tsarévitch, avait assassiné une prostituée. Il retourna vers la victime et ne recueillit sur elle que les pauvres objets habituels, un mouchoir, un peu de rouge dans un cornet, un peigne aux dents brisées, une petite boule d’étoupe et une fiole contenant ce qui semblait être du vinaigre et quelques liards.

Des brancards furent apportés par les gardes à la seule lueur des étoiles afin d’éviter d’attirer l’attention. Nicolas accompagna le cortège jusqu’aux voitures de police, seulement salué par les cris des oiseaux de nuit. Il s’assura que rien n’entravait la fin de la translation, répéta ses recommandations à Magnier, remercia les gardes, en réitérant les assurances de sa protection, puis, comme un fantôme, traversa les pelouses et rejoignit sa chambre. Il dut errer un moment dans les couloirs pour la retrouver, au risque, dans l’obscurité, de renverser les vases de nuit pleins déposés devant les portes.

 

Il ne réussit pas à retrouver le sommeil, tournant et retournant dans sa tête les tenants et les aboutissants de la probable culpabilité de Dimitri. Lors de leur unique rencontre, l’homme lui était apparu sombre, enfermé en lui-même, animé d’une foi sévère et, selon le témoignage d’Olga, repoussant l’amour des femmes. À côté de cela, le grand-duc lui accordait une confiance totale que justifiait sans doute une raison inconnue. Paul aurait à répondre aux questions du commissaire à ce sujet. Mais y consentirait-il ? Il eut un petit rire amer : il n’était vraiment pas aisé d’avoir comme témoins des têtes couronnées, même si elles ne l’étaient pas encore ! Devait-on pousser les conséquences jusqu’à mettre au compte de Dimitri le meurtre de Rovski ? Dans ce contexte, les icônes retournées dans la chambre de l’hôtel de Vauban, suggéraient-elles que le bigot ait voulu leur épargner la vue d’un massacre ? Ou bien… Corberon lui avait expliqué le rapport quasi magique que les orthodoxes entretenaient avec les images saintes auxquelles ils reconnaissaient des capacités miraculeuses. Jusqu’à l’aube, il confronta toutes sortes d’hypothèses sans être en mesure d’en privilégier aucune.

 

Le programme du 12 juin prévoyait une chasse à laquelle le prince de Condé avait invité le marquis de Ranreuil. Il le rencontrait parfois au petit lever et avait remarqué que le roi se plaisait à parler avec lui des incidents de la chasse de la veille. Le valet lui ayant apporté une tenue à sa taille, Nicolas s’habilla. Devant le château, une monture lui fut désignée et il s’achemina au petit trot vers le Poteau du roi, fixé comme rendez-vous dans le grand parc. Les valets de limiers et les veneurs précédant les chasseurs étaient allés à la quête. Chacun marquait son passage par des brisées pour éviter que les pistes ne se brouillassent. Nicolas connaissait toutes les subtilités de cette préparation, dont l’étude des traces constituait la principale boussole. L’attaque eut lieu au bosquet de Verneuil et, après deux succès, une dernière tête fut poursuivie pendant trois heures dans le parc jusqu’au grand canal, vis-à-vis la ménagerie. Le cerf, une bête magnifique, passa à la fin par la grille du grand haha62 du Vertugadin et, forcé par la meute, se jeta dans le grand canal.

Le point de vue était prodigieux. Nicolas fut surpris par la foule rassemblée tout le long du canal. Des embarcations faisaient force rames vers le cerf qui se débattait contre les attaques des chiens. Sur la berge, le carrosse du comte du Nord était arrêté. Les dames en étaient descendues et contemplaient le spectacle. Le prince de Condé fit tirer un coup de carabine, soucieux d’empêcher les chiens en plein chaud de nager trop longtemps. Cette apothéose inattendue eût-elle été voulue qu’elle n’aurait pas été plus réussie.

 

Toute la noble compagnie se rendit au château pour dîner au Hameau devant lequel la curée fut faite dans un concert éclatant de trompes. À son issue, le prince de Condé attira Nicolas à l’écart.

— Ranreuil, j’ai un mot à vous dire.

Le visage du prince était grave.

— Je vous dois beaucoup. Je sais ce qui est advenu cette nuit dans le parc. Mes gens sont loyaux… en dépit de vos judicieux et généreux conseils.

— La loyauté de ses gens est un hommage rendu à Votre Altesse sérénissime.

— Quoi qu’il en soit, sachez que je vous sais gré de votre… initiative. Vous avez évité avec tact et intelligence que ne soit gâchée et entachée d’un scandale une visite préparée de longue main, que j’entendais être parfaite en tous points. Il me plairait, monsieur le marquis, vous voir souvent à ma chasse.

Le prince rejoignit ses hôtes qui rentraient à Paris, mais souhaitaient au préalable visiter à Ermenonville l’île des Peupliers où reposait Rousseau. Remerciements et embrassades furent multipliés et beaucoup de larmes répandues de part et d’autre en se quittant. Nicolas décida de regagner Paris aussitôt. Il quitta Chantilly à quatre heures et toucha l’hôtel de police deux heures après, le cocher ayant failli crever les chevaux. Il n’y trouva ni le lieutenant général ni Bourdeau et prit donc sans désemparer le chemin du Grand Châtelet. Au moment où sa voiture s’engageait sous le porche, il saisit au vol le couplet d’une chanson serinée par un aveugle :

Qu’un grand-duc de Moscovie

Voyage superbement

Eh ! Qu’est-ce qu’ça me fait à moi ?

Je n’ai pas telle folie.

Les situations se répétaient avec l’implacable régularité d’un balancier. De nouveau le commissaire descend l’escalier suintant d’humidité qui mène à la basse-geôle. Le père Marie à son arrivée lui a indiqué que Bourdeau et le docteur Semacgus officiaient là où il savait. Quelle est cette lassitude qui le saisit à la perspective des images, des bruits et des odeurs qui vont à nouveau l’assaillir, ceux-là même qui le poursuivent depuis tant d’années comme les furies antiques ? Sa main torture sa poche pour y saisir sa tabatière. À mi-descente, il s’arrête, prise, éternue cinq ou six fois, se mouche et repart l’âme un peu moins lourde.

— Ah ! dit Semacgus en le voyant entrer. Voilà notre Russe !

Nicolas jeta un œil sur la table où le corps de Dimitri était étendu, voilé de quelques chiffons.

— Tu manques Sanson qui vient de partir. Il a traité la fille. Ses conclusions sont formelles, approuvées par le docteur. Point de déduit, mais, pour le reste, le modus operandi est similaire à celui observé sur les deux victimes du boulevard.

— Bien ! Cela ouvre de larges allées à la réflexion. Et pour notre homme ?

— Nous venons de l’achever, si j’ose dire. Là, tu vas être étonné, car nous avons fait une importante découverte qui est peut-être la clé de ces massacres.

— Qu’est-ce à dire ? Tu m’intrigues.

— Il y a, poursuivit Semacgus, que l’examen de ce cadavre…

Il s’était approché de la table et d’un geste vif venait de dénuder le cadavre étendu. Nicolas, d’abord, ne vit que la tête à la chevelure broussailleuse, le visage livide mangé par la barbe dont les yeux mi-clos et aux prunelles troubles ajoutaient encore à l’horreur du tableau. Soudain, l’effroi saisit Nicolas quand il constata l’absence des organes de la génération. Rien d’ailleurs n’indiquait à première vue qu’il pût s’agir d’une opération récente. L’homme avait été émasculé.

— Tu as compris, reprit Semacgus. Ce coq était un chapon ! Reste que celui-ci ne chantait pas63 !

Des bribes des conversations avec le baron de Corberon resurgissaient de la mémoire de Nicolas. Peu à peu se reliaient entre eux un certain nombre d’éléments, tableau de la situation religieuse de l’empire du Nord, rivalités renouvelées chaque siècle entre le sceptre et la crosse, révoltes issues de ces débats et apparition de sectes étranges, toutes circonstances qui favorisaient l’existence de religieux susceptibles de pousser jusqu’à ses extrémités leur frénésie spirituelle. Corberon ne citait-il pas l’attitude de vieux croyants qui aimaient mieux se laisser couper la main plutôt que renoncer au signe de croix avec deux doigts, celui qui atteste que le Saint-Esprit ne procède que du père ? Ces raskolniks, enfin, les plus fanatiques, exaspéraient encore davantage leur protestation en professant d’étranges doctrines ; elles les conduisaient à pratiquer sur leur corps les plus affreuses mutilations. Nul doute que Dimitri eût appartenu à ces cénacles et que sa haine de la génération l’eût entraîné à la folie et à ces terribles représailles sur des filles innocentes. Il y avait présomption que les meurtres de Saint-Pétersbourg lui pussent être imputés.

Il s’ouvrit de ses réflexions à ses deux amis. Semacgus approuva les conclusions de Nicolas. Lui aussi avait entendu évoquer les pratiques étranges des sectes russes. Il estimait vraisemblable que le sacrifice consenti, joint à l’exaltation religieuse, autorisait à supposer que Dimitri, alias Ivan Kripaeev, suspect à Saint-Pétersbourg et coupable à Paris, appartînt à cette secrète et meurtrière cabale.

— Porte-t-il des griffures aux avant-bras ?

— Oui, et une grande coupure sur la joue droite. Il n’y a pas mystère, l’examen des ongles de la fille, qu’elle portait fort acérés, témoigne de l’ardeur de sa défense quand elle a été attaquée.

— Y en aurait-il d’autres ?

— Il semble, mais cela n’est pas probant ; elles figurent plutôt des cicatrices anciennes. Reste aussi que le dos du sujet, grêlé par les plombs qui l’ont tué, porte les traces de coups de fouet ou plutôt des morsures que peut occasionner une discipline à bouts de plomb. Ainsi retombons-nous dans le tableau précédent.

— Cette mort ressortit-elle à notre affaire ? demanda Bourdeau avec une moue dubitative.

— Hélas, je ne le crois. Certes il serait aisé de tout régler avec ce coupable. Mais trop d’éléments s’accumulent sur lui seul pour penser qu’il en soit l’unique et universel organisateur.

— Pourtant tout laisse supposer sa main dans l’assassinat de Rovski.

— Justement. Il y a trop de présomptions pour faire une bonne preuve. Je doute toujours de l’accumulation des indices. Le coupable n’est pas uniquement celui qui tire.

— Que veux-tu dire ?

— Que la tête qui décide et manœuvre la main criminelle l’est tout autant.

— Bon ! Nous voilà à pied d’œuvre derechef.

Bourdeau s’adressa au cadavre.

— Te voilà, pauvre hère, loin de tes steppes, tout garrotté de soupçons, mais déjà puni de tout et de rien.

Semacgus se mit à rire.

— Pierre tire l’échelle sous toi, pauvre hère. Et pourtant « elles ne sont point exagérées ses fautes, pour lesquelles il a subi la mort ».

— Je lis Shakespeare comme vous, dit l’inspecteur un peu piqué de l’ironie de Semacgus.

— Il me reste, dit Nicolas coupant court à cet échange, une rude besogne à accomplir : porter à la connaissance du grand-duc les forfaits de son fidèle secrétaire. Je m’attends à une tempête et à subir l’usure de son courroux. « Quel orage de coups vont fondre sur mon dos ! »

— Molière entre en scène, dit Bourdeau avec un clin d’œil moqueur à l’intention de Semacgus, qui salua. Nicolas, que comptes-tu faire maintenant ?

— Retourner à l’Hôtel de Lévi, prévenir le prince. Et… Je crois que le moment est venu d’accélérer le mouvement. Je vais devoir prendre des dispositions pour m’emparer du livre découvert chez Nikita. Le prendre n’est rien, mais il me faut choisir le moment propice et surtout parvenir à crocheter la serrure du logement. La plupart du temps cela fonctionne, mais une fois sur trois c’est l’échec !

Bourdeau riait sous cape. Il fouilla dans sa poche et, triomphant, en tira une clé.

— Tu me pressais de sortir de la chambre de ton Russe. Or j’ai toujours sur moi tout un désordre d’en-cas et, notamment, un petit cube de cire destiné à prendre l’empreinte d’une clé. Ce que je fis pendant que tu parlais à Nikita. Durant ton séjour à Chantilly, j’ai fait faire une copie par un serrurier de nos amis.

Tout Bourdeau était là, dans cette capacité à prévoir et à offrir au moment décisif le moyen nécessaire à l’action. Nicolas le remercia d’un regard appuyé qui suffisait entre eux et signifiait tout avec l’éloquence d’un sentiment.

— Alors, à Dieu vat. Le plus simple n’est pas à venir. Pierre, il serait utile de tenir à ma disposition, dans les meilleurs délais, un traducteur de russe susceptible, dès que nous tiendrons la matrice, de transcrire les dépêches saisies par le cabinet noir. Les as-tu rapportées de Versailles ?

— Elles sont ici en dépit des cris d’orfraies de leurs détenteurs habituels. Il a fallu en appeler à M. de Vergennes qui a heureusement tranché en ma faveur. N’oublie pas le napperon, surtout !

— Ma Doué, je n’y pensais plus !

 

Sur le chemin de l’Hôtel de Lévi, Nicolas dressait ses plans. Le meilleur moment pour s’emparer du livre détenu par Nikita lui paraissait être celui du souper au moment où le domestique, pris par de multiples tâches, désertait ses quartiers et ne prêtait aucune attention aux allées et venues d’un personnage qui, depuis des jours, faisait partie des meubles et bénéficiait de l’indifférence générale. Quant au prince, il espérait que, se présentant devant lui juste avant son souper, auquel étaient souvent conviés des invités extérieurs, il parviendrait à limiter l’éclat qu’il pressentait.

Il trouva Nikita qui attendait justement les hôtes du prince dans le grand vestibule. Il accueillit Nicolas avec son amabilité habituelle.

— Puis-je vous aider, monsieur le marquis ?

— Certes, je souhaiterais parler à Son Excellence le prince Bariatinski pour une communication qui ne souffre aucun délai.

— Je ne sais si… Il se trouve pour l’heure avec Son Altesse impériale.

Nicolas insistant, à regret le majordome se retira. Peu après il reparut, précédant l’ambassadeur qui parut irrité d’être ainsi dérangé.

— Monsieur le marquis, quelles que soient les raisons qui autorisent votre présence permanente dans cette ambassade, cette tolérance ne va pas jusqu’à intervenir à tout moment et sans de bonnes raisons. Puissiez-vous avoir la courtoisie de le comprendre. Suis-je assez clair ?

— On ne peut plus. Cependant ces raisons sont graves et quand vous en apprendrez la teneur, je pense que vous comprendrez que je doive vous déranger.

— Alors, quelles sont-elles ?

— Le secrétaire du prince n’est pas rentré de Chantilly.

— Oui, il paraît en effet. Il a sans doute manqué le rendez-vous du départ. J’ai fait envoyer une voiture pour le prendre à Chantilly. Nous l’attendons, le prince l’a réclamé à plusieurs reprises.

— L’attente, j’ai le regret de vous le dire, risque d’être longue.

— Qu’est-ce à dire, monsieur le marquis ?

— J’ai le regret de vous annoncer que Dimitri a été tué par les gardes du prince de Condé. J’ajouterai, hélas, que lesdits gardes n’ont pas tiré par inadvertance, mais parce que l’homme s’était rendu coupable d’un crime abominable sur une fille galante dans le grand parc du Château, la nuit dernière.

L’ambassadeur, atterré, réfléchissait à haute voix.

— C’est vrai que je ne l’ai point vu ce matin au départ de la chasse… Le prince de Condé ?

— Il a été informé du drame et a tenu, je n’ai pu que l’approuver, à tenir la chose secrète afin de ne point troubler la visite de Son Altesse impériale.

— Et… où est…

— Le corps ? Il a été porté à la basse-geôle du Grand Châtelet avec celui de sa victime mutilée d’une abominable façon.

— Est-on assuré de sa culpabilité ?

— Sans doute aucun. L’arme du crime le prouve sans conteste.

Nicolas sortit de son habit un paquet long enveloppé de papier qu’il déballa. La dague apparut.

— Est-ce là votre preuve ? Une arme trouvée ne signifie rien.

— Sauf, monsieur l’ambassadeur, que l’arme en question appartient à la collection du grand-duc Paul et que, seul, un de ses proches était à même de la dérober.

— Êtes-vous sûr que c’est cette arme volée que vous tenez là ?

— Elle correspond à la description que m’en a faite Son Altesse lors du dîner où il m’avait fait l’honneur de me convier. Le plus simple serait de lui demander de le confirmer.

— Il serait en effet souhaitable que ce soit vous qui lui apportiez ces tristes nouvelles.

Nicolas comprenait que l’ambassadeur se défaussât devant cette besogne.

— Malheureusement ce n’est pas la seule information que j’ai à lui apporter.

— Comment ? Quoi d’autre de pire ?

— Tout autant, sinon davantage. Dimitri, enfin alias Ivan Kripaeev de son vrai nom, comme vous le savez sans doute, est soupçonné de deux assassinats de filles galantes sur le boulevard à quelques toises de l’Hôtel de Lévi.

— C’est impossible. Un homme pieux, réservé, dans lequel le prince avait toute confiance !

— Et j’ajoute, vous êtes sans doute informé, même à Paris, des événements qui se déroulent dans votre capitale, que ce même Dimitri ou Ivan pourrait être responsable de crimes identiques survenus à Saint-Pétersbourg.

— Mais l’homme est ici !

— Je n’avais pas achevé. Ces crimes ont cessé à peu près à l’époque où nous supposons que votre homme a quitté la Russie.

— Ce que vous me dites est incroyable.

— La question se pose… Je suis désolé de vous entêter avec tout cela et crains d’abuser de votre courtoisie et des facilités qui m’ont été prodiguées. Mais reste à savoir…

— Au point où nous en sommes, je puis tout entendre.

— Pourquoi le prince a-t-il accordé sa confiance, comme secrétaire privé, à Ivan Kripaeev, surgi d’une manière inopinée à la fin d’un périple de plusieurs mois en Europe ? Il y a là un point particulier à éclaircir. J’ajoute que l’homme peut être aussi impliqué dans les meurtres survenus ici même, mais également dans l’assassinat du comte de Rovski.

L’ambassadeur, en dépit de sa maîtrise, ne put réprimer un mouvement d’effarement.

— Monsieur, cela n’a pas le sens commun ! Je ne le peux croire. Quant à la confiance de Son Altesse, je vous sais avoir suffisamment l’usage des cours pour entendre que même moi, dans les fonctions que je remplis, ne suis pas toujours au fait des raisons de nos princes. Posez-lui la question, si toutefois il y consent.

Il y avait un peu d’ironie dans ce conseil.

— Je puis assurer Votre Excellence que je m’attacherai à préserver le secret d’une affaire – que dis-je ? – autour d’affaires qui, dans le cas où leur matière transpirerait dans le public, ne pourraient avoir que les conséquences les plus désavantageuses pour les intérêts de votre pays et les relations avec la France.

— Avez-vous autorité et mission de M. de Vergennes pour me tenir ce langage ?

— Ce que vous appelez langage n’est que la constatation des risques que nous encourons, vous et moi, dans un imbroglio qui touche de si près l’héritier de l’empire russe. Les avertissements confidentiels que je vous livre ne sauraient être que le reflet atténué de ce que M. de Vergennes pourrait vous faire entendre avec l’autorité qui est la sienne. Monsieur l’ambassadeur, puis-je vous demander de m’annoncer à Son Altesse impériale ?

— Comme il vous plaira.

Nicolas attendit quelques instants avant qu’un valet vînt le chercher pour le conduire au premier étage dans le cabinet du prince. Il le trouva, admirant avec Bariatinski une petite commode en écaille et bronze doré qui venait de lui être livrée.

— Ah ! Monsieur le marquis, ne pensez-vous pas qu’il n’y a qu’à Paris qu’on trouve de pareilles merveilles ?

— J’aurais mauvaise grâce, monseigneur, à vous démentir sur ce point.

— On me dit que vous souhaitez me parler, je vous écoute.

D’évidence l’ambassadeur s’était bien gardé de manger le morceau. Nicolas sortit la dague de son habit et la tendit au prince ; ce geste déclencha un premier mouvement d’effroi vite réprimé.

— Votre Altesse impériale peut-elle me confirmer que cette pointe est bien celle dérobée à sa collection ?

Revenu de sa surprise, Paul s’approcha et prit la dague dans ses mains pour l’examiner.

— C’est elle, en effet. Mais par quel miracle, monsieur, l’avez-vous retrouvée ?

— Par le fait qu’elle était détenue par votre secrétaire Dimitri.

— Ah ! C’est donc lui que l’on doit féliciter ?

— Pas exactement. À vrai dire, j’ai la regrettable obligation d’éclairer Votre Altesse. C’est Dimitri, trompant la confiance de Votre Altesse, qui l’a dérobée.

Le visage du prince se retourna du tout au tout, comme saisi du haut mal, une série de tics agita sa face empourprée, ses yeux se révulsèrent. Paul grinçait des dents. Il poussa un long hululement. L’ambassadeur recula jusqu’à la muraille.

— Comment ? s’écria Paul. Que dites-vous ? Êtes-vous fou ? Hein ? Hein ?

— Je comprends que Votre Altesse s’irrite de cette situation. Il y a autre chose. Votre secrétaire Dimitri est convaincu d’avoir, la nuit dernière, assassiné, la mutilant sauvagement, une fille galante dans le parc de Chantilly. Poursuivi par des gardes du prince de Condé, lequel a été informé du drame, il a été tué. J’ajoute pour que le tableau, hélas, soit complet, qu’il est soupçonné d’avoir, de similaire manière, assassiné deux filles sur le boulevard.

Nicolas se souviendrait longtemps de la scène de furie qui fut la conséquence de ces révélations. Écumant et déblatérant de longues minutes, Paul ravagea le cabinet en renversant dans une course saccadée fauteuils et guéridons, balayant vases et statuettes précieuses. Il parlait russe jusqu’au moment où, s’arrêtant devant Nicolas et prenant un des boutons de son habit, il le secoua en reprenant le français.

— Complot… ou conspiration… Autour de moi. Toujours, toujours… Tout pour accuser mon fidèle Dimitri. On veut me tuer… On commence par ceux qui m’aiment… Mon père ! Oh ! Je sais bien de qui vient le coup… Je ne le sais que trop ! Trouvez le vrai coupable, monsieur, et n’écoutez pas les accusations insensées de ceux qui veulent ma perte !

Comme la crise s’atténuait par degrés, Nicolas, d’une voix douce et compatissante, interrogea le grand-duc.

— D’où provient, monseigneur, la confiance absolue que vous accordiez à Dimitri ?

— Accordiez, accordiez ? Que j’accorde toujours à ce pauvre et saint ami.

Il se signa trois fois à la manière des orthodoxes.

— Un saint martyr. Je le peux bien dire à vous. C’est sur la recommandation d’un mien ami de Saint-Pétersbourg, de ceux qui m’informent de ce qui se trame au… Je n’en dirai pas plus. Cherchez le coupable, monsieur.

Il parlait comme un enfant d’une voix dolente, caressant le meuble qu’il avait épargné tout au long de sa crise.

Nikita était entré dans la pièce pour annoncer que les invités étaient arrivés et que le prince était servi. L’ambassadeur s’éclipsa et Nicolas salua et sortit. Dans l’agitation générale de la réception, il erra dans l’hôtel et, au moment propice, se faufila dans un escalier de service qui le conduisit vers les logements des combles. Il gagna rapidement la chambre de Nikita. La clé que Bourdeau avait fait forger fut introduite. Le pêne joua, et la porte s’ouvrit. Le livre et le napperon n’avaient pas bougé, il s’en saisit et, à l’emplacement où ils se trouvaient, il plaça un papier avec une croix de Saint-André.

Il n’était pas lui-même capable d’expliquer son geste. Était-ce un leurre ? Une provocation ? Il savait par Corberon combien saint André était vénéré en Russie comme l’apôtre de l’évangélisation, et il lui semblait utile d’intriguer Nikita, le lançant, lorsqu’il découvrirait le larcin, vers des soupçons et des pistes internes à son ambassade. Il referma soigneusement la porte, traversa les couloirs avec précaution, se retirant dans des coins d’ombre dès qu’un bruit se faisait entendre. Il parvint au rez-de-chaussée sans encombre et, n’ayant rien à faire de plus à l’Hôtel de Lévi, rejoignit l’âme légère le bureau de M. Le Noir. Il trouva celui-ci inquiet. Il revenait de Versailles, y avait rencontré Vergennes et Sartine. On lui avait appris les événements de Chantilly et il se morfondait d’impatience d’en connaître le détail de la bouche de son commissaire aux affaires extraordinaires.

Nicolas lui dressa le tableau exhaustif des derniers ressauts de l’enquête. Le Noir s’émerveilla de l’audace de son interlocuteur, s’effarant après coup des conséquences qu’aurait pu avoir la découverte du vol et de son auteur. Désormais Nicolas attendait avec impatience le lendemain quand seraient rapprochés les copies de la correspondance de Nikita, le napperon-grille et le livre pieux, matrice de ce système de chiffrement. Le Noir l’invita à partager son souper. Cette maison était celle d’un gourmet et il lui fut servi un macaroni à la sicilienne qui, en strates savoureuses, rassemblait un hachis de filet de bœuf braisé et des couches successives de pâtes, le tout noyé d’un triple consommé et recouvert d’un lit de fromage de Parme. Le repas fut joyeux et dignement arrosé de vin de Clos-Vougeot issu d’un foudre que M. Feydeau de Brou, maître des requêtes et intendant de Bourgogne, lui fournissait libéralement. Il fut question du séjour du comte du Nord à Chantilly et Le Noir rapporta la rumeur publique selon laquelle « le roi avait reçu le comte du Nord en ami, le duc d’Orléans en bourgeois et le prince de Condé en souverain ». Pour conclure, Le Noir, un peu parti, souhaita, en riant, que cette visite pût s’achever au plus vite sans autre anicroche. Nicolas, moins insouciant, remarqua sous forme de sentence que le passé nourrissait l’avenir et que ses fruits, doux ou amers, étaient encore à mûrir.

Jeudi 13 juin 1782

À peine éveillé, Nicolas écrivit à Aimée d’Arranet avec laquelle il n’avait pu s’entretenir en tête à tête depuis l’agression de Versailles. Il savait que les prochains jours seraient tout entiers consacrés à l’enquête, dont les trames paraissaient se resserrer. Il acheva sa lettre :

Chère Aimée, je souhaite vous dire, ne l’ayant pu depuis notre commune aventure, l’horreur de la crainte ressentie quand je vous vis aux mains de ce brigand. J’eus alors l’impression de perdre toute espérance. Pourquoi n’exprimons-nous pas toujours les sentiments que nous ressentons le plus ? Chaque jour et chaque nuit me paraissent si longs quand je suis loin de vous. Il n’est point d’instant où votre visage aimé ne s’impose à moi au milieu de mes tâches. Puissiez-vous en être persuadée. Mon cœur est toujours le même et la crainte éprouvée m’a fait mesurer cette tendresse dont auparavant je ne connaissais pas l’étendue. Je sais, dans ma charge, avoir trop peu de temps à vous consacrer et que vous en souffrez, mais vous êtes la première dans mes pensées. Je vous quitte impatient de vous tenir dans mes bras et vous baise, mon amour, comme jamais amante n’a été baisée.

Nicolas.

Au moment où il posait sa plume, le visage d’Antoinette s’imposa. Il s’examina avec cette native sincérité qui présidait toujours à ses examens de conscience. Il menait sa vie et ne mêlait pas les diverses affections qu’il éprouvait. En dépit de sa volonté de se sentir coupable de sentiments parallèles, il n’y parvenait pas. Son existence comportait des tiroirs dont le contenu ne se mélangeait pas et dont la valeur ne se comparait d’aucune façon. C’était ainsi. Il soupira et mesura combien la nature humaine était complexe, sans véritable capacité à résoudre ses propres contradictions.

Il écrivit une seconde lettre destinée à sa sœur, Isabelle de Ranreuil, religieuse à l’abbaye royale de Fontevraud. Louis, en garnison à Saumur, la lui porterait. Il gagna ensuite la rue Montmartre où régnait le silence. La goutte visitait la maison et Noblecourt reposait après une mauvaise nuit de douleur et d’insomnie. Louis fut surpris achevant son bagage. Il se jeta dans les bras de son père avec d’autant plus d’émotion qu’il craignait de ne le point revoir avant son départ. Nicolas remit à son fils le pli pour sa tante et une bourse bien remplie, destinée à ses menus plaisirs, le tout dûment accompagné de multiples recommandations. Mouchette, râleuse, continuait à bouder et Pluton dormait aux pieds du lit du vieux magistrat. Nicolas fut houspillé par Catherine, que son absence prolongée irritait. Il prit un fiacre devant Saint-Eustache à destination du Grand Châtelet.

 

Une déception l’attendait. Un pli de Bourdeau venait d’arriver de Versailles par porteur. L’inspecteur était retenu par Vergennes qui souhaitait que le commissaire les rejoignît au plus vite avec le matériel ad hoc. À mots couverts, il indiquait qu’il était hors de question de transférer à Paris les copies des messages et que le travail devait se faire sur place ; en conséquence Nicolas devait se mettre en route dès réception de ce message. Il enragea de ne pas avoir pris Sémillante, qui l’eût mené à destination au grand galop en peu de temps. Il chargea le père Marie, toujours expert en expédients, de lui trouver une voiture rapide. Il consulta sa montre ; il ne serait pas à Versailles avant l’heure du dîner, au mieux vers midi. Il faisait confiance au père Marie à qui il avait précisé sa hâte d’éviter une de ces voitures de place, ces fiacres qu’il utilisait si souvent en ville, inconfortables, sales, aux boîtes puantes, tirés par des haridelles éreintées. Ces véhicules n’allaient pas plus vite qu’un homme à pied, ce qui engageait souvent Nicolas à favoriser son goût de la marche.

 

L’huissier vint le chercher. Il avait fini par trouver un cabriolet proposé par un jeune homme qui n’avait pas licence de le louer mais qui, orphelin de père, faisait ainsi vivre sa mère et ses deux sœurs de son commerce clandestin. Le père Marie en prévint Nicolas, en lui recommandant une indulgence que l’urgence conseillait. Le véhicule offrait un train rouge à deux roues et, posée sur de longs ressorts, une caisse légère garnie de drap gris et recouverte d’une capote en cuir luisant. Le jeune homme avait la mine ouverte et se confondait en gentillesse. Il manifesta dans les rues étroites et dans les embarras une aisance remarquable ; la voiture devançant charrettes et fiacres, se faufila entre les carrosses et fila avec vélocité le long des bornes. Nicolas craignait à tout moment qu’on renversât un chaland car le cabriolet, moins bruyant, surgissait toujours à l’improviste. Le cheval risquait alors de ne pas pouvoir être détourné à temps. Mille doléances remontaient jusqu’au lieutenant général de police, demandant la proscription des cabriolets, regardés comme dangereux pour la sécurité publique.

 

À Fausses-Reposes, Nicolas résista à l’envie de s’arrêter pour saluer Aimée. Que n’avait-il livré lui-même son billet au lieu de charger Poitevin de le porter à la grande poste du Louvre ? Était-elle seulement là ? Parvenu à Versailles, il se fit conduire à l’Hôtel des Affaires étrangères. Il demanda à son cocher de l’attendre : la récompense serait le triple du tarif habituel. Bourdeau le guettait et l’entraîna à travers une enfilade de salons jusqu’à une salle particulière garnie de meubles à tiroirs sur lesquels s’accumulaient layettes et répertoires. M. Radot, commis expert dans les langues slaves, se mit à leur disposition.

— Par quel texte voulez-vous que nous commencions, monsieur le marquis ?

— Depuis quand cette correspondance dure-t-elle ?

— Hélas ! Hélas ! Depuis des années, en fait depuis l’arrivée du prince Bariatinski comme ministre de Russie auprès de Sa Majesté.

— Combien de messages depuis le début de l’année ?

— Cinq ou six et, semble-t-il, fort brefs.

— Le premier, à quelle date ?

— Au départ, 6 février 1782.

— Commençons donc.

Furent disposés sur une grande table-bureau, orné d’un cuir bleu à liserés d’or, le livre, le napperon et le premier document en copie. M. Radot saisit la copie, l’aplatit et la lissa, puis il appliqua soigneusement le napperon dont la dimension correspondait très exactement à la surface du document. Il soupira et leva les yeux au ciel.

— Hélas ! Hélas ! Cela ne correspond nullement. Voyez vous-même, aucune lettre n’apparaît dans les trous de la dentelle.

— Il suffirait peut-être de mettre le napperon dans l’autre sens. Rien ne nous dit quel est le haut ou le bas.

M. Radot considéra Bourdeau avec une réprobation non feinte. Il suivit pourtant le conseil de bon sens qui lui avait été donné.

— Ah ! Voilà qui va beaucoup mieux. Hélas ! Hélas ! Mille pardons, monsieur l’inspecteur. Où avais-je la tête ?

Bourdeau salua modestement au grand amusement de Nicolas.

M. Radot s’était mis à transcrire les mots russes qui se révélaient au fur et à mesure de sa lecture. Puis il remit le tout au propre sur une feuille de papier qu’il tendit à Nicolas.

Couple ramiers mai ou juin.

Préférence pigeonnier propriété.

Ramier convaincu garçon d’écurie.

Le 23 de mars 1782

M. Radot se remit au travail et, pour le coup, traduisit l’ensemble des messages. Nicolas se plongea, intrigué, dans leur lecture.

Ramier en mai. Insistance Pigeonnier.

Chien de garde en route.

Le 18 d’avril 1782

 

Étalon cavalerie par mer.

Assurer surveillance.

Le 8 mai de 1782

Selle du cheval. Havresac.

Grain à trier. Étalon à maîtriser.

Le 20 mai de 1782

— Bon ! dit Nicolas, si nous possédions les réponses, cela faciliterait l’intuition.

— Oui, dit Bourdeau, mais apparemment, s’il y en a eu, elles ont été transmises par un moyen qui nous est inconnu. Pourquoi ce langage codé doublement ?

— Une dernière précaution pour le cas où le chiffrement serait traversé

— Voyons, monsieur Radot, le dernier message de l’année 1781.

Le commis se remit au travail et en tendit le résultat au commissaire.

— Voilà, monsieur le marquis.

Surveiller pigeon principal

Trop proche ramiers.

Bientôt recette pour soins voyage.

Le 16 décembre de 1781

— Nous vous sommes très reconnaissants, monsieur Radot, de votre aide. Peut-être aurons-nous encore recours à votre service.

Demeuré seul avec Bourdeau, Nicolas médita un long moment.

— Je sais, Pierre, que cela est à la fois trop clair et bien obscur. Le clair est transparent et l’obscur ténébreux. Comme le pêcheur d’Anthèdon, nous nageons dans des eaux glauques.

— Encore ! C’est du Noblecourt ? Qui est ce pêcheur-là que je ne connais point ?

— Glaucos qui, selon la légende, fut changé en dieu marin.

— Ils t’en contaient de belles, tes jésuites !

— Et je leur en suis reconnaissant.

— Que crois-tu tirer de cette histoire de pigeons et de chevaux ?

— Allons, ne te fais pas plus obtus que tu n’es !

Ils rirent.

— Je pense que le couple de ramiers évoque le comte et la comtesse du Nord. Qu’instructions sont données à Nikita de surveiller tout d’abord l’ambassadeur, le pigeon principal, et ensuite l’étalon cavalerie par mer pourrait s’attacher au comte de Rovski, à surveiller lui aussi, y compris par la fouille de son bagage. Havresac et selle se rapportent à cela. Reste la question de l’étalon à maîtriser ? Doit-on comprendre que c’est un ordre de le tuer ?

— Et ce garçon d’écurie ?

— Ne serait-ce pas Pavel, le maître d’hôtel ?

— Tu as raison ! Que signifie alors la mention ramier convaincu garçon d’écurie ?

— Peut-être qu’à l’autre bout, à Saint-Pétersbourg, on paraît être assuré que Pavel a obtenu la confiance du tsarévitch.

— Ce qui n’était nullement le cas, nous le savons par les confidences du prince Paul. Je suis intrigué par la formule. Fais venir M. Radot.

— Monsieur Hélas, hélas ? Il me rappelle le duc de La Vrillière avec ses Comment, comment.

L’intéressé fut interrogé sur la formule incertaine. Il s’envola aussitôt, affairé, pour revenir les bras chargés de dictionnaires et de traités de grammaire de langue russe. Au bout de cette consultation, il soupira.

— Hélas ! Hélas ! Monsieur le marquis, j’ai faussement traduit, trop de hâte n’est-ce pas ? Il faut entendre que le ramier au contraire, comment dirais-je ? doute du garçon d’écurie.

Alors qu’ils continuaient à commenter la teneur des messages, M. Radot soudain se leva, s’inclina et recula jusqu’à une pile de layettes qu’il faillit renverser mais qu’il retint d’une main tremblante. Nicolas et Bourdeau se retournèrent et découvrirent M. de Vergennes qui, avec la majesté qui lui était propre, contemplait la scène.

— Alors messieurs, qu’en est-il de nos traversements ?

— D’abord, monseigneur, que Nikita Paline, majordome du prince Bariatinski, appartient soit à un groupe qui conspire contre le grand-duc Paul soit, plus assurément, à un service de secret de l’Empire russe. Il appert également de la traduction que le maître d’hôtel Pavel, assassiné à l’Hôtel de Lévi, émargeait lui aussi à des services et était chargé de surveiller le prince, mais celui-ci en avait été informé. Enfin, nous avons trouvé traces d’instructions concernant un étalon de cavalerie dans lequel nous reconnaissons le comte de Rovski, qu’il s’agissait de surveiller, de maîtriser et de fouiller.

— Mes compliments. Quelle féconde moisson ! Mais ces services sont-ils les mêmes ou agissent-ils indépendamment les uns des autres ?

— Aucun élément ne nous permet de le dire.

Vergennes saisit au hasard sur une table une dépêche qu’il parcourut puis rejeta, semblant ainsi se donner le temps de méditer la suite.

— Passez-moi, monsieur le marquis, que j’ai l’expérience des choses et des hommes. Pour lors vous sentirez comme moi que nous nous trouvons au carrefour de plusieurs voies. Si par malheur ou méconnaissance nous nous engagions dans la mauvaise, les conséquences en seraient incalculables. Je me fie à votre sagesse, que garantit Sartine. Il s’y connaît en caractères et, au reste vous appuie depuis vingt ans, à ce qu’on m’a dit. Le roi lui-même… Enfin, faites au mieux, en évitant de susciter le trouble entre le royaume et l’empire russe. Après tout ce sont là affaires de Russes !

Et le ministre quitta la scène aussi rapidement qu’il y était paru.

— Eau bénite de cour ! grommela Bourdeau.

Sans doute, songea Nicolas, toujours sensible à ce genre d’impalpables sentiments, Pierre s’est senti humilié que Vergennes ne lui ait prêté la moindre attention. Ah ! Comme trop souvent les grands perdent l’occasion de se gagner les cœurs et les âmes par l’oubli d’une simple politesse, même si celle-ci comprend trop souvent plus d’habitude et de vanité que de bienveillance.

— Crois-tu que des instructions aient jamais servi à quelque chose ? Les ai-je jamais suivies ? Il faut continuer à aller de l’avant, quels que soient les risques encourus.

 

Ils remercièrent M. Radot, tout émoustillé de l’aventure et, surtout, qu’un ministre soit descendu de son ciel empyrée, ce que, de mémoire de commis des Affaires étrangères, on n’avait jamais vu. Ils retrouvèrent le cabriolet dont le cocher astiquait les cuivres ; à grand train, il les reconduisit à Paris. Au Grand Châtelet, Nicolas lui donna son nom avec autorisation d’en faire état en cas de mauvaise passe avec l’autorité. Il lui conseilla de régulariser sa situation au plus vite car, s’il était saisi et arrêté, il perdrait toute ressource pour sa famille, sans parler des risques judiciaires qui suivraient. Le jeune homme se nommait Jean-Marie Péquin et demeurait rue de Thorigny, à l’angle de celle de la Perle.

Midi avait depuis longtemps sonné et Bourdeau proposa d’aller manger un morceau chez son pays de Chinon qui tenait taverne mangeante rue du Pied-de-Bœuf.

Ils y furent accueillis en familiers, conduits à une table tranquille et régalés d’un plat du pays de Tours, la beuchelle, qui mêlait rognons, ris de veau, champignons, petits oignons, crème et moutarde. Ce fut un régal dont ils se souviendraient et qu’ils arrosèrent d’abondance d’un vin de Cravant. Nicolas s’enquit des vignes de Bourdeau, dont la dernière vendange fut vantée. Le tenancier avoua vouloir acquérir d’autres lopins et fut gaiement traité de seigneur. Le lieu leur rappelait à tous deux les commencements de leur complicité.

L’hôte refusa, pour une fois, de donner la manière de son plat, arguant qu’il s’agissait d’un secret de famille, que chaque Tourangeau avait la sienne et que des malédictions poursuivraient celui qui en trahirait les secrets. Il voulut bien concéder que la réussite du plat résidait dans les cuissons séparées des éléments, car chacun d’entre eux ne supportait pas la chaleur du potager de la même façon.

 

Au bureau de permanence, le père Marie les informa qu’un vieil homme se disant orfèvre, M. Koegler, souhaitait les entretenir de la part de M. Chéron, commissaire du quartier du Louvre. Nicolas se frappa le front, ayant sursauté à l’énoncé du nom.

— Je le connais ! Te souviens-tu, Pierre, de cette bague appartenant à Madame Adélaïde que j’avais soumise à l’examen d’un orfèvre, il y a vingt ans64. Je comprends qu’il s’agit maintenant d’un vieil homme ! Qu’on le fasse entrer.

— Il ne te connaît pas. Et pour cause, tu t’étais déguisé pour cette consultation. Même le père Marie ne t’avait pas démasqué !

Un vieux monsieur chauve entra, appuyé sur sa canne.

— Je cherche monsieur le commissaire Le Floch, de la part de monsieur le commissaire Chéron.

— Je vous écoute, monsieur Koegler. Il y a bien longtemps que nous nous sommes vus pour la première fois.

Koegler se pencha pour examiner Nicolas de plus près. Il hocha la tête.

— Vous faites erreur, monsieur, je ne vous remets point.

— Il y a vingt ans, vous souvenez-vous qu’un vieillard est venu vous consulter au sujet d’une bague à fleur de lys ?

— Mon Dieu, oui ! Malgré l’âge, la mémoire demeure. C’était donc vous ?

— Pardonnez-moi, il y allait à l’époque d’une affaire d’État et je m’étais grimé pour en conserver le secret.

— Je comprends. Hélas, monsieur, ce que j’ai à vous révéler me semble également grave pour l’État. Vous savez que je suis joaillier et expert de ma compagnie. On me consulte souvent, comme vous le fîtes vous-même, il y a vingt ans.

Bourdeau, impatient, se mettait en mesure de faire accélérer le récit, mais Nicolas lui fit un signe de laisser aller M. Koegler.

— … Et c’est ainsi qu’il y a quelques jours, il me serait difficile de préciser lequel, car sur le moment je n’ai guère prêté attention à la chose… Bref, un homme est venu me demander de juger du bon aloi de louis d’or qu’il venait de recevoir comme prix d’une vente. Enfin, c’est ce qu’il a prétendu. Il les avait trouvés suspects et souhaitait recevoir mon avis. Après examen, j’ai estimé que sa suspicion était légitime et que la pièce était fausse. Or hier, lors d’un repas de corps, j’ai conté l’affaire à un mien confrère. Excusez du peu ! Le joaillier de la couronne, mon estimé ami M. Böehmer.

Nicolas sourit intérieurement. Le pauvre M. Koegler eût été bien navré d’apprendre que, pour M. Böehmer, les orfèvres du Pont-au-Change n’étaient que de vulgaires trébucheurs.

— M. Böehmer s’est montré intéressé par mon récit et m’a conté qu’un commissaire de police au Châtelet l’avait récemment consulté sur le même sujet. La pièce qu’il m’a décrite correspondait en tous points à celle que l’homme m’avait présentée. Nous avons jaboté un bon moment sur la question, évoquant les incidents du passé quand, à plusieurs reprises, les ennemis du roi avaient tenté d’introduire de la fausse monnaie. C’est alors que M. Böehmer m’a indiqué que, pour le coup, tout cela paraissait mettre en cause des crocs russes. Je me souvins que mon visiteur, alors que je lui révélais sa mauvaise fortune, avait juré, tempêté et maudit entre ses dents, les foutus étrangers qui lui avaient fait ce coup, qu’il se vengerait et avait moyen de faire avec ce qu’il savait sur eux. Sur le moment je n’avais pas prêté attention à ces vociférations, mais la conversation avec M. Böehmer m’a mis à la puce à l’oreille. La falsification des monnaies est un crime majeur et quand il se double de louches menées étrangères, il est du devoir d’un sujet fidèle et d’un bon citoyen d’en avertir qui de droit. Je m’en suis ouvert à M. Chéron qui m’a conseillé de vous consulter. Voilà, monsieur le commissaire.

— Monsieur Koegler, vous avez agi sagement et nous vous remercions pour ce récit qui nous apporte beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer. Maintenant je vois l’inspecteur Bourdeau sur les charbons, qui souhaite, je le sens, vous poser quelques questions.

— Monsieur Koegler, auriez-vous l’obligeance de nous dresser le portrait de l’homme qui s’est adressé à vous pour ce louis ?

— Certes oui, monsieur. Dans notre état nous avons l’œil bon et scrutateur. J’envisageai un jeune homme à la figure avenante, un peu muguet. Mais à bien le considérer mon impression fut tout à rebours. C’était là l’image qu’il voulait offrir de lui-même. Sa langue dorée l’était tout aussi peu que son louis ! Dans ce roquentin je soupçonnai alors un artisan et même je vous dirai de quel état. J’ai encore l’œil bon. Il avait force cheveux collés sur son habit et j’en déduisis qu’il travaillait comme coiffeur ou chez un fabricant de perruques.

— Monsieur Koegler, dit Nicolas, votre perspicacité fait mon admiration. Nous devrions vous prendre comme surnuméraire au Châtelet. Auriez-vous un dernier élément à livrer à notre réflexion ?

— Rien, répondit l’orfèvre, après un temps de réflexion, si ce n’est que le jouvenceau paraissait désespéré.

Il allait se retirer quand Nicolas le retint.

— Une dernière question. Pourriez-vous nous préciser à quelle date et, si possible, à quelle heure cet inconnu est venu vous consulter ?

— La date ? Dans la quatrième semaine de mai, il me semble… Quant à l’heure de sa visite, la chose est nette. Nous avions une commande à achever et nous avons œuvré fort tard. Je dirais vers onze heures.

— Merci de votre visite, monsieur Koegler.

 

Nicolas fit dresser procès-verbal de la déposition de M. Koegler, qui fut reconduit avec tous les égards dus à son heureuse initiative.

— J’espère, dit Bourdeau, que ton nageur en eaux glauques distingue mieux les choses.

— De cette compendieuse mais riche contribution, je tire, comme lui sans doute, quelques certitudes et de nouvelles interrogations.

— Va pour les certitudes.

— L’interlocuteur de M. Koegler ne peut être que le jeune Richard Harmand que nous savons avoir été aux abois en raison de ses dettes. Il s’est rendu compte que ses louis étaient suspects. Il a voulu s’en assurer. Du récit du joaillier et de sa conversation avec M. Böehmer, il ressort que le jeune homme s’en est pris vivement à ceux qui l’avaient trompé.

— En effet, il a employé un pluriel, je l’ai noté.

— Des étrangers. Russes ? Américains ? Anglais ? On peut supposer, en replaçant les faits dans l’ensemble, que ce sont des Russes.

— Et les interrogations ?

— Primo, sachant qu’il était trompé, qu’a fait Harmand ? A-t-il exercé un chantage qui lui a été fatal ? Nous avons trouvé les louis dans sa chambre. Était-ce un premier versement pour service rendu ? Pourquoi l’a-t-on assassiné ? Secundo, si ce sont les Russes, nous en avons beaucoup : Pavel, Dimitri, Nikita, la « princesse » de Kesseoren et ses deux spadassins ! À nous de débrouiller la pelote.

Et, sur ce plan de bataille, les deux amis se séparèrent, l’un se dirigeant vers l’hôtel de police et l’autre vers le faubourg Saint-Marcel.