8
Miyashita gara sa voiture dans la rue qui longeait le parc de Yoyogi. Ando et lui descendirent et levèrent les yeux vers les fenêtres de l’appartement d’Ando. Les lumières étaient éteintes. Plus de trois heures s’étaient écoulées depuis la fuite éperdue d’Ando, il était près d’une heure du matin.
— Tu crois vraiment qu’elle est toujours là ? demanda Miyashita à voix basse.
— Peut-être qu’elle s’est endormie…
Un calme total semblait régner dan l’appartement. Vu ainsi d’en bas de l’immeuble, il n’y avait aucun moyen de déterminer à coup sûr s’il y avait quelqu’un ou pas là-haut.
— Tu crois qu’un revenant a besoin de sommeil ? rétorqua Miyashita d’un ton ironique.
Si c’était pour dormir à nouveau en un moment pareil, ce n’était vraiment pas la peine de se réveiller exprès du sommeil éternel, semblait-il insinuer.
Debout sur le trottoir désert, les deux hommes restèrent un long moment à regarder les fenêtres du troisième étage.
— Bon, allons-y, déclara Miyashita en se mettant à marcher en martelant le trottoir. Ando le suivit en silence – il n’avait pas le choix. Le froid nocturne pénétrant le gelait jusqu’à la moelle, ils ne pouvaient rester plus longtemps immobiles sur ce trottoir. Et s’ils avaient attendu plus longtemps, Ando aurait continué à hésiter à rentrer chez lui.
Encouragé par Miyashita, Ando prit son courage à deux mains et tourna la poignée. La porte n’était pas fermée à clé de l’intérieur et s’ouvrit tout de suite. L’appartement semblait vide. Les escarpins posés dans l’entrée avaient disparu et le petit sac de voyage, unique possession de Sadako Yamamura, s’était lui aussi volatilisé. Ando était sûr de l’avoir aperçu au moment de sa fuite, négligemment posé par terre dans l’entrée.
Ando entra le premier dans l’appartement, actionna le commutateur. Comme il s’y attendait, le studio était vide.
Sa tension se relâcha brusquement et il se laissa aller sur le lit, tandis que Miyashita, tous ses sens en alerte, inspectait les moindres recoins de l’appartement, la salle de bains, le balcon.
— Elle n’a pas l’air d’être là, finit-il par conclure après avoir vérifié par lui-même.
— Où a-t-elle bien pu aller ? marmonna Ando.
En fait, cela lui était parfaitement indifférent. Tout ce qu’il voulait, sincèrement, c’était ne plus rien avoir à faire avec elle, ne plus jamais la revoir.
— Tu n’as pas une idée ? demanda Miyashita.
— Pas la moindre, répondit aussitôt Ando en secouant la tête.
Puis il remarqua soudain, posé sur son bureau près de la fenêtre, un carnet ouvert. Il savait très bien qu’il n’avait rien noté dans ce carnet depuis longtemps.
Ando se leva, prit le carnet. Sur plusieurs pages s’étalaient des caractères griffonnés à la hâte. En haut de la première page était inscrit « Pour Ando-san » et à la fin il y avait une signature : « Sadako Yamamura ».
Ando lut silencieusement la première ligne, puis tendit le carnet à Miyashita.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un message de Sadako Yamamura.
— Ah.
Miyashita prit le carnet, et se mit à lire la lettre tout haut, bien qu’Ando ne lui ait rien demandé de la sorte.
Cher Monsieur Ando,
Pour éviter de vous surprendre davantage, j’ai décidé d’utiliser ce moyen suranné de communication et de vous laisser une lettre. Lisez-la en gardant votre sang-froid, je vous en prie.
Je pense que vous avez compris d’où je venais. J’ai emprunté l’utérus d’une femme nommée Maï Takano pour me réincarner en ce monde. La façon dont j’ai pu revenir à la vie est déconcertante, même pour moi, je vous prie de le croire.
Lors de mes fréquentes visites à mon père, ancien professeur assistant à la faculté de médecine, au sanatorium de Hakone sud, je l’ai souvent entendu parler d’hérédité. J’ai ainsi acquis quelques connaissances dans ce domaine. Cela vous paraîtra sans doute un incroyable fantasme de ma part, mais pourriez-vous croire que grâce à mes pouvoirs supranormaux, je suis parvenue à graver l’ensemble de ma propre information génétique sur un support matériel ? Quand j’y songe maintenant, je me souviens qu’au moment de mourir j’ai souhaité fortement que mon information génétique soit préservée sous une forme quelconque. Plus encore que le désir de revivre, je pense que ce qui m’animait, c’était le sentiment insupportable de savoir que la jeune femme du nom de Sadako Yamamura que j’étais alors allait se putréfier au fond de ce puits sans que personne le sache jamais. Quant aux résultats que cela a entraîné… Peut-être que vous, qui êtes un spécialiste, seriez plus à même que moi de l’expliquer précisément.
Mon esprit, qui était mort au fond de ce puits, a repris forme dans le corps d’une femme. Quand j’ai été dotée d’une conscience et que j’ai pu me regarder dans un miroir, ce n’est pas mon visage que j’y ai vu. Tout d’abord, je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Ce visage, ce corps, appartenaient à une autre femme. Pourtant c’était bien moi qui pensais cela. Et puis, ces rues que je ne reconnaissais pas. Ces files de voitures modernes que je n’avais jamais vues. Une petite pièce en béton. Des appareils électriques. En regardant un calendrier, j’ai compris que vingt-cinq ans s’étaient écoulés. Mon âme était revenue d’entre les morts et s’était glissée au bout de vingt-cinq ans dans le corps d’une autre femme… La malheureuse à qui j’avais emprunté le corps s’appelait Maï Takano.
Ma conscience est revenue à la vie. Une fois que la graine appelée Sadako Yamamura a été plantée dans l’utérus de Maï Takano, ma conscience a grandi en même temps que mon corps et a pris possession peu à peu de l’enveloppe charnelle de Maï Takano. Juste avant qu’elle accouche, j’occupais totalement son utérus et je la dominais totalement.
Je pouvais sentir les choses, les toucher, à la fois du point de vue de l’enfant à naître et de celui de la mère. Avec mes petites mains, je tâtais les plis de ses trompes de Fallope, pareils à des vagues, pour sentir leur doux contact.
À l’approche de l’accouchement, j’ai commencé à me faire du souci à propos d’une chose : je me demandais ce que deviendrait le corps de Maï Takano après ma naissance. Son âme reviendrait-elle l’habiter, la personnalité de Maï Takano se reconstruirait-elle ?… Cela me paraissait peu probable. Je ne pouvais m’empêcher de penser que le corps que j’avais emprunté jouait pour moi le même rôle qu’une chrysalide pour un papillon. Il me semblait que tout comme la chrysalide ne peut survivre seule une fois que le papillon est formé, le corps de cette femme deviendrait une coquille vide une fois qu’il aurait achevé son rôle. C’est peut-être une interprétation personnelle, mais j’ai jugé que la personne nommée Maï Takano était morte, que son âme avait quitté son corps.
Autrement dit, je me posais le problème de l’endroit où j’allais naître. Si je naissais dans l’appartement de Maï Takano, et que son corps commençait à se décomposer, comment aurais-je pu m’en débarrasser ? D’après la rapidité que j’avais mis à me développer dans son utérus, je pouvais imaginer qu’il ne me faudrait guère de temps pour parvenir à la taille adulte, mais il me fallait m’assurer d’un endroit pour vivre. Et le lieu le plus approprié me paraissait être l’appartement de Maï
Takano. Je ne voyais pas d’autre moyen que de naître dans un lieu discret où personne ne pourrait assister à la naissance, d’y laisser la dépouille de Maï Takano et de rentrer seule à l’appartement Ce toit d’immeuble où vous avez retrouvé le corps de Maï me convenait parfaitement. Personne n’irait la trouver dans une fosse d’aération avant un certain temps, me disais-je, et cela me permettrait d’utiliser librement son appartement.
Quand le terme fut proche, je fis tous les préparatifs nécessaires, puis je montai sur le toit de cet immeuble en pleine nuit, descendis dans la fosse d’aération à l’aide d’une corde entortillée avec du fil de fer. À mi-chemin, je glissai et fis une chute, mais cela n’eut aucune incidence sur le corps de ma « mère », et je pus venir au monde à nouveau comme prévu. Une fois que j’eus rampé hors de l’utérus de cette femme, je tranchai le cordon ombilical avec mes mains et mes dents, essuyai mon corps avec une serviette humide que j’avais emportée pour l’occasion. A l’aube, avant que le soleil se lève, j’étais née à nouveau. Pour la première fois, en levant les yeux vers le ciel, je me rendis compte avec surprise de l’analogie entre le puits au fond duquel j’avais trouvé la mort autrefois et cette fosse carrée où je renaissais à la vie.
C’était comme un cérémonial de passage que les dieux avaient préparé pour moi. Si je ne me hissais pas par mes propres moyens hors de ce trou, je ne serais pas apte à vivre dans ce monde où je me réincarnais enfin… Il me semblait que c’était une sorte d’épreuve que le ciel m’envoyait. Mais ce ne fut pas très difficile. La corde que j’avais utilisée pour descendre pendait toujours au bord de la fosse. Grâce à elle, je pus me hisser sans mal hors du trou. À l’est, le ciel s’éclaircissait, toute la ville semblait s’éveiller en même temps. J’inspirai profondément une bouffée d’air frais. Je me sentais littéralement renaître. Ensuite, je mis une semaine à atteindre l’âge que j’avais au moment de ma mort. Curieusement, tous les souvenirs de ma vie d’avant restaient très vifs. Je me rappelais tout parfaitement : ma naissance à Sashikiji sur l’île d’Oshima ou ma vie vagabonde en compagnie de ma mère qui était un sujet d’expériences en parapsychologie, les dernières années de mon père au sanatorium… C’est étrange. Les souvenirs seraient-ils gravés non pas dans les replis du cerveau mais emmagasinés à l’intérieur des gènes ?
Je pouvais également sentir au fond de moi un point en lequel je différais de celle que j’étais autrefois. Cette transformation physique, je ne peux la comprendre qu’intuitivement. Mais, sans aucun doute possible, je sais que je suis différente de celle que j’étais. Désormais je possède des testicules et un utérus. Dans ma vie précédente, je n’avais pas d’utérus. Cependant, maintenant, j’en possède un. Je suis devenue un hermaphrodite parfait, doté des organes sexuels complets mâles et femelles. Qui plus est, l’homme qui existe en moi est capable d’avoir des éjaculations. Ce point, je l’ai vérifié lors de la nuit que j’ai passé avec vous.
Miyashita leva la tête du carnet et jeta un coup d’œil perçant à Ando. Ce dernier, croyant deviner que son ami s’apprêtait à lancer une plaisanterie sur le fait qu’il avait couché avec Sadako Yamamura, le pria aussitôt de poursuivre sa lecture :
— Allez, continue, qu’est-ce que tu attends ?
Mais c’était un autre point qui avait attiré l’attention de Miyashita :
— Deux organes sexuels complets ? On ne peut plus appeler cet être-là une femme. Si elle est capable de donner naissance à un enfant sans acte de reproduction, tu te rends compte ?
« Dans les formes de vie les plus modestes, il existe de nombreux exemples d’espèces capables de se reproduire sans union sexuelle. Ainsi par exemple, les vers de terre possèdent à la fois les gonades mâles et femelles. Si on peut donner naissance à un enfant sans union sexuelle, l’enfant qui naît possède les mêmes gènes que son parent unique. Autrement dit, Sadako Yamamura donnerait naissance à d’autres Sadako Yamamura. Une chose pareille était-elle possible ?
— Dans ce cas…, commença Ando, en laissant errer un regard inquiet dans l’espace, Sadako Yamamura est un être qui ne fait plus partie de l’espèce humaine. C’est une nouvelle espèce. Les nouvelles espèces naissent par mutation. Nous sommes les témoins directs de l’évolution.
Ando essaya de poursuivre son raisonnement. Le problème était de savoir comment cette nouvelle espèce représentée par Sadako Yamamura allait se fixer sur Terre. Dans le cas où une nouvelle espèce apparaissait par mutation, il fallait qu’elle choisisse une forme d’individu pour se multiplier.
Par exemple, dans un groupe de plusieurs milliers de moutons blancs naît un seul mouton noir. Ce mouton noir va forcément se reproduire avec des moutons blancs, mais s’il donne naissance à des moutons blancs et gris, au fur et à mesure de la reproduction, le caractère « noir » va finir par diminuer puis disparaître complètement. En même temps, s’il ne naît pas à la fois des moutons mâles et des moutons femelles de couleur noire, le caractère « noir » ne pourra plus être transmis.
En ce qui concerne Sadako Yamamura, cette question est déjà résolue. Puisqu’elle peut se reproduire seule, elle n’a pas besoin de choisir une forme d’individu particulier. Elle peut se reproduire toute seule à sa guise, et continuer à transmettre le caractère « Sadako Yamamura ».
Cependant, si chaque Sadako Yamamura donne naissance à une autre Sadako Yamamura, la multiplication est plutôt lente. C’est exactement le même cas de figure que la cassette, qui se propageait par duplication. Et à ce rythme-là, la nouvelle espèce court le risque d’être rattrapée par les humains et de disparaître complètement. En fait, c’est ce qui est arrivé à la cassette maléfique. Pour se maintenir, il est indispensable que la nouvelle espèce se reproduise de façon explosive et simultanée. Sadako Yamamura doit préserver son existence en envahissant les lieux où vivent les humains, en se coulant dans le moindre interstice pour préserver sa propre existence.
Sadako Yamamura avait-elle prévu un moyen de se reproduire aussi rapidement ?
Miyashita reprit la lecture de la lettre :
Je vous ai écrit bien longuement, mais je vous assure qu’il n’y a pas le moindre mensonge dans tout cela. Je vous ai exposé franchement tous les événements anormaux qui me sont arrivés. Pourquoi fallait-il que je le fasse ? me direz-vous… Parce que j’ai besoin que vous compreniez. Une fois que vous aurez compris tout ce qui s’est passé, j’aurais une faveur spéciale à vous demander. Pourquoi êtes-vous le seul à qui je puisse adresser cette requête ? Parce que je crois que vous êtes un expert et que vous possédez les connaissances spécialisées nécessaires…
« Nous y voici ! » pensa Ando, en se préparant instinctivement. Son angoisse augmentait à l’idée qu’elle allait lui demander quelque chose qui dépasserait sa capacités.
Pour commencer, je vous prie instamment de ne rien tenter pour empêcher la publication de Ring.
Cette demande-là était facile à satisfaire : il suffisait de ne rien faire.
Je voudrais aussi que vous ne fassiez rien pour contrecarrer ce que je m’apprête à accomplir et que vous collaboriez au contraire avec moi.
Auriez-vous l’amabilité de m’écouter jusqu’au bout ? Je n’ai pas l’intention de vous menacer, mais sachez que si vous contrecarrez mes plans il vous arrivera malheur. De toute façon vous avez déjà lu Ring. Dites-vous bien qu’il est déjà trop tard. Si vous essayez d’aller à contre-courant, il vous arrivera quelque chose de déplaisant. Mais vous êtes un homme si audacieux que je ne puis avoir aucune certitude : vous êtes peut-être prêt à braver la mort pour vous opposer à mes desseins. Aussi, il faut que je vous accorde une récompense si vous acceptez de vous conformer à ma demande, c’est le seul moyen de m’assurer de votre coopération. Il ne s’agit pas d’une récompense anodine. Écoutez-moi bien : ce que je peux faire pour vous, c’est sans doute la chose que vous souhaitez le plus au monde. Je peux…
Miyashita s’interrompit et tendit le carnet à Ando. Il voulait sans doute qu’Ando lise directement lui-même ce qui allait suivre.
A peine Ando eut-il lu la phrase inscrite sur le carnet que celui-ci lui tomba des mains. Il perdit un instant toute capacité de réflexion, se sentit totalement vidé de ses forces. Comment aurait-il pu deviner que Sadako Yamamura lui proposerait des conditions pareilles ? Miyashita, devinant ce qui devait se passer en lui, se garda bien d’adresser la parole à Ando.
Ce dernier ferma les yeux un instant. Ce que Sadako Yamamura lui demandait dans un suave murmure, c’était tout simplement de trahir l’espèce humaine. Elle lui demandait de devenir son allié, de se tenir à ses côtés, aux côtés de cette nouvelle espèce mutante appelée « Sadako Yamamura ». Elle savait très bien que s’il n’y avait pas du côté des humains quelques personnes prêtes à l’aider, la nouvelle race ne pourrait survivre longtemps. Par exemple, Junichiro Asakawa, qui s’apprêtait à publier Ring la servait déjà avec dévouement. Il n’en avait sans doute pas encore conscience, mais c’était à n’en pas douter Sadako Yamamura qui tirait les ficelles de ses actes.
Cependant, ce qu’elle lui promettait s’il acceptait de lui vendre son âme était d’une si exquise douceur. Combien de fois avait-il prié Dieu pour qu’il exauce ce vœu-là ? Son rêve le plus cher, et qu’il savait irréalisable.
… Était-ce donc possible ?
Ando rouvrit les yeux, regarda les étagères devant lui. Là, dans une enveloppe, entre deux livres, il y avait… Médicalement parlant, oui, c’était possible. Et avec le pouvoir de Sadako Yamamura en plus, c’était peut-être vraiment réalisable… Mais était-ce une raison pour… ?
Ando laissa échapper un gémissement, écho de ses tourments intérieurs. S’il n’arrêtait pas Sadako Yamamura maintenant, qui sait quelle catastrophe irréparable allait s’abattre sur l’humanité ? Pourrait-il se pardonner, lui, membre de cette même race humaine, de l’avoir trahie ? Mais la seule façon d’arrêter Sadako Yamamura serait sans doute finalement de la supprimer. Pourtant, si son corps disparaissait, son souhait à lui, Ando, ne serait jamais exaucé. Il fallait aider Sadako Yamamura à se maintenir en bonne santé, c’était la seule condition à laquelle son rêve pourrait se réaliser.
Ando se laissa tomber en gémissant sur le lit. Derrière ses paupières tremblantes, un visage apparaissait, et il avait beau le chasser, il ne s’effaçait pas.
— Miyashita, dis-moi, que dois-je faire ?
Il supplia son ami d’une voix pleine de larmes. Seul, il lui était impossible de trancher le dilemme.
— C’est ton problème, non ? répondit Miyashita, d’un ton qui n’était pas froid mais qui témoignait d’un calme dont Ando était totalement dépourvu.
— Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas quoi faire.
— Réfléchis un peu : si nous mettons des bâtons dans les roues à cette femme, toi et moi, nous serons aussitôt éliminés et elle se cherchera d’autres alliés, c’est tout.
Miyashita avait certainement raison. C’était évident si l’on réfléchissait froidement au problème. Aucune des rencontres de Sadako et d’Ando n’était due au hasard. Elle devait le surveiller depuis longtemps. Ni la rencontre devant l’appartement de Maï, ni celle sur le toit de l’immeuble où le cadavre de la jeune fille avait été retrouvé, ni celle de la gare de Sanmiyabashi, aucune de ces rencontres n’était fortuite. Elle avait observé Ando, avait attendu l’occasion de l’approcher réellement et, le moment venu, avait agi.
Il devait être absolument impossible de devancer Sadako Yamamura. Au moindre signe de conduite suspecte de la part d’Ando, aussitôt, le virus Ring dissimulé à l’intérieur de son corps s’emballerait, sans aucun doute.
Miyashita était rapidement parvenu à sa conclusion, en se fondant sur ces points mais Ando, pour sa part, ne parvenait pas encore à prendre de décision.
— Tu veux dire que je devrais collaborer avec elle ? demanda-t-il.
— Je ne vois pas d’autre solution.
— Et que devient la race humaine dans ce cas ?
— Hé, ne prends pas tes grands airs de messager de l’humanité avec moi. De toute façon, ta décision est déjà prise, non ? Pense à la récompense, mon vieux ! Tu laisserais échapper une occasion pareille ?
— C’est injuste. Toi, elle ne te promet rien en échange de ton aide.
— C’est une assurance, au cas où. Elle ne doit rien négliger dans ses préparatifs.
Ando se sentait vraiment acculé à une impasse. Dans des dizaines d’années, son nom appartiendrait peut-être à l’Histoire. Mais pas comme celui d’un héros. L’Histoire se souviendrait de lui comme du traître qui avait précipité l’humanité dans le gouffre de l’extinction… Mais cela, c’était en supposant que l’humanité parvînt à survivre malgré tout. Si l’humanité s’éteignait, son histoire sombrerait dans l’oubli avec elle.
Comment avait-il pu se laisser entraîner là-dedans ?
Ando essaya de remonter le cours des événements, à la fois avec des pensées de remords, mais aussi avec l’idée de retrouver la source de toute cette affaire. Le rideau s’ouvrait sur une scène inoubliable : juste après l’autopsie de Ryuji, ce message chiffré sortant de son ventre, et dans lequel il avait pu lire le mot « Ring ». C’est ainsi qu’Ando avait appris l’existence de « Ring » et avait été finalement amené à le lire. S’il n’avait pas lu ce dossier, il n’aurait jamais été impliqué à ce point dans cette histoire. S’il ne l’avait pas lu…
Le fil de la pensée d’Ando s’interrompit soudain. Une minute ! lui disait son intuition. Il y a quelque chose de bizarre, là.
— Ryuji…, murmura-t-il.
Miyashita lui jeta un coup d’œil soupçonneux. Ando n’y prêta pas attention et poursuivit sa réflexion. Derrière toute cette série de faits qui semblaient dus au hasard, une volonté était à l’œuvre. Était-ce vraiment au nom de leur ancienne amitié que Ryuji lui avait envoyé ces messages ? « Ring », puis « Mutation ». Était-ce vraiment pour le prévenir de se méfier ? Il lui semblait que non. Il y avait une tout autre raison là-dessous. Ryuji lui avait envoyé des messages pour le remettre sur la bonne voie chaque fois qu’il avait eu des velléités de s’en écarter. Pourquoi avait-il fait ça ?
Autre chose : qu’est-ce qui avait amené Maï Takano à regarder la vidéo maléfique ? Si ces deux « hasards » – le fait qu’elle regarde la vidéo et que cela tombe le jour de son ovulation – ne s’étaient pas combinés, Sadako
Yamamura n’aurait pu venir au monde. Où Maï s’était-elle procuré cette cassette ?
… Chez Ryuji.
Et pourquoi s’était-elle rendue chez lui ?
Parce qu’il manquait une page dans le manuscrit de Ryuji.
Mais cette page manquait-elle réellement ?
Seul Ryuji pouvait le savoir.
Tout tournait autour de Ryuji.
Ryuji, Ryuji, Ryuji…
Étant donné le lien intime qu’il avait avec Maï, il n’y aurait rien eu d’étrange à ce qu’il sache quel jour avaient commencé ses règles. Maï avait été dirigée jusqu’à la cassette par Ryuji, le jour de son ovulation.
Qu’est-ce que cela signifiait ?
— C’est lui, c’est Ryuji, murmura Ando d’une voix accablée, en se tournant vers Miyashita qui le regardait depuis un moment en plissant les paupières d’un air de plus en plus soupçonneux.
Cette expression de doute s’accentua encore devant cette affirmation, parfaitement incompréhensible pour Miyashita.
— Tu ne comprends donc pas ? C’est Ryuji, c’est lui qui tire les ficelles derrière Sadako Yamamura.
Au fur et à mesure qu’il répétait le nom de Ryuji, la certitude d’Ando se faisait plus forte : ils étaient tous des pantins entre les mains de Ryuji. C’était lui qui avait écrit le scénario, et nul autre. Lui qui était à l’origine de tout.
Au-dehors on entendait bourdonner la ville, tous ses bruits mêlés en un unique tourbillon. Les voitures faisaient en passant sur l’autoroute un bruit désagréable, comme si elles traînaient quelque chose de lourd derrière elles. Un écho déplaisant, comme si quelqu’un griffait une vitre avec ses ongles. Il sembla soudain à Ando que ce bruit se muait en un rire aigu émis par un homme. Une voix sinistre qui s’élevait quelque part, au loin. La voix de Ryuji.
Ando fixa le vide devant lui.
— Ryuji, tu es là ?
Naturellement, il n’y eut pas de réponse. Mais Ando sentait distinctement la présence d’un homme. Celui qui, de connivence avec Sadako Yamamura, jouait au chat et à la souris avec les humains, était là, tapi dans cette pièce, épiant tous leurs mouvements, leurs réactions. « C’est un peu tard pour t’en rendre compte ! » semblait dire son rire railleur.
Ando avait enfin compris le souhait de Ryuji. Sans son aide à lui, Ando, Ryuji ne pouvait se procurer ce qu’il voulait. Ando comprenait enfin le dessein secret de Ryuji. Mais cela ne pouvait plus lui servir à rien. Il était trop tard, il ne pouvait plus devancer ses plans. Ando ne pouvait plus rien faire d’autre que d’accorder sa voix à celle de Ryuji qui riait sous cape, tapi dans les ténèbres.