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Plus tard dans la journée, Ando revint faire un tour au bureau de l’institut médico-légal. Il prit une chaise à côté de la table de travail de Nakayama et s’assit à califourchon dessus, les bras autour du dossier, pressé contre sa poitrine. Puis il attendit, dans cette position, que Nakayama ait fini de rédiger son rapport.
— On dirait que cette affaire vous intéresse profondément, dit Nakayama en levant les yeux de sur ses documents.
— Ma foi…
— Vous voulez lire le rapport d’autopsie ?
Nakayama tendit une liasse de feuillets à son confrère.
— Non, résumez-moi les points essentiels, ça ira.
Nakayama se tourna vers Ando :
— Alors, je vais aller droit au but : le décès n’est pas dû à un infarctus.
C’est pourtant ce qu’Ando avait suggéré avant l’autopsie. Il réfléchit un moment aux implications de cette découverte.
Cela signifiait-il que Maï n’avait finalement pas regardé cette fameuse cassette ? Ou alors que le sarcome à l’intérieur de ses artères ne s’était pas suffisamment développé pour parvenir à bloquer la circulation sanguine ?
Il s’assura de ce point en demandant :
— Y avait-il un sarcome à l’intérieur d’une des artères coronaires ?
— À ma connaissance, non.
— Vous en êtes sûr ?
— Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit, il faut attendre les résultats de l’analyse de l’échantillon de tissu.
— De quoi serait-elle morte, alors ?
— De froid, sans doute. Elle était assez affaiblie, apparemment.
— Des blessures apparentes ?
— La cheville gauche cassée, les deux coudes éraflés. Sans doute des blessures causées par sa chute. Il y avait des particules de béton collées aux plaies.
Avec sa cheville cassée, Maï n’avait pas réussi à se relever, il lui était impossible de se sortir seule d’un trou de trois mètres de profondeur. Avec seulement un peu d’eau de pluie pour étancher sa soif, elle avait tout de même dû survivre plusieurs jours. Combien au juste ?
— Je me demande combien de temps elle a pu survivre au fond de cette fosse…, murmura Ando.
Cette phrase s’adressait plutôt à lui-même qu’à Nakayama. Il songeait à l’angoisse et au désespoir qu’avait dû ressentir la malheureuse, abandonnée ainsi à son sort.
— Une dizaine de jours environ, répondit Nakayama.
L’autopsie avait révélé que son estomac était entièrement vide, et elle avait épuisé toutes ses réserves, car elle n’avait pratiquement plus de graisse sous la peau.
— Dix jours…
Ando ouvrit son carnet pour vérifier les dates. Si Maï était morte dix jours après sa chute et que son cadavre avait été découvert cinq jours après sa mort, on pouvait calculer qu’elle avait disparu depuis le 10 novembre environ. Le rendez-vous qu’Ando avait avec elle datait du 9, et comme elle n’avait pas du tout répondu au téléphone ce jour-là, on pouvait en déduire que sa disparition était antérieure à cette date. Les journaux dans sa boîte aux lettres n’avaient pas été relevés depuis le 8. Il lui était donc arrivé le 8 quelque chose qui l’avait obligée à sortir de chez elle.
Ando fit une marque dans son carnet aux dates du 8 et du 9 novembre.
Qu’était-il arrivé à la jeune fille au cours de ces trois jours ?
Ando essaya de se mettre à la place de Maï et fit marcher son imagination. On l’avait retrouvée vêtue d’une jupe de sport et d’une veste de survêtement, le genre de tenue que l’on peut porter en quittant précipitamment sa maison, sans se soucier de la façon dont on est habillé. Mais, chose étrange, elle n’avait pas de culotte.
Ando se remémora les impressions ressenties lorsqu’il avait visité l’appartement de la jeune fille. C’était le 15 novembre. Or, d’après l’autopsie, à cette date, la jeune fille était déjà enfermée dans la fosse sur le toit, attendant en vain des secours. L’absence de la locataire depuis plusieurs jours était évidente dans l’appartement. Pourtant, Ando y avait flairé une présence étrange. Il avait ressenti avec certitude l’impression que quelqu’un respirait dans ce studio, alors même qu’il était inoccupé.
— Ah, oui, et puis…, fit Nakayama en levant l’index comme s’il venait de se rappeler soudain un élément important.
— Qu’y a-t-il ? fit Ando.
— Vous étiez assez intime avec cette jeune fille de son vivant, n’est-ce pas ?
— On ne peut pas vraiment dire ça. Je ne l’avais rencontrée que deux fois.
— Ah, bon. Et quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Vers la fin du mois dernier.
— Autrement dit, environ trois semaines avant sa mort ?
Nakayama semblait avoir quelque chose d’important à dire, mais il hésitait. Ando planta son regard grave droit dans le sien et l’encouragea :
— Dites ce que vous avez à dire.
— Elle… elle était enceinte, fit Nakayama très rapidement, à tel point qu’Ando, interloqué, ne comprit pas tout de suite de qui il parlait.
— Elle ?
— Maï Takano, voyons.
Nakayama regarda Ando d’un air décontenancé, les yeux écarquillés.
— Vous ne saviez pas ?
— Vous n’avez pas remarqué son état, alors qu’elle était si proche du terme ?
Ando regarda le plafond sans répondre, cherchant à se remémorer précisément les lignes du corps de la jeune fille. Il l’avait vue en vêtements de deuil, puis dans une robe aux coloris naturels, mais il lui semblait bien que, chaque fois, c’étaient des vêtements cintrés qui faisaient ressortir sa taille. Elle donnait une impression générale de minceur, et sa taille de guêpe était l’un de ses charmes. Ando la croyait encore vierge, mais en fait, elle aurait été enceinte ?
Et qui plus est, proche du terme ?…
Il n’avait jamais observé attentivement son ventre. Plus il réfléchissait, plus l’image qu’il avait de la jeune fille se brouillait, devenait vague. Mais non, après tout, c’était impossible. Elle ne pouvait pas être sur le point d’accoucher. Il venait de voir son cadavre de ses yeux, le ventre était parfaitement plat.
— Non, elle n’était pas proche du terme, j’en suis sûr, dit-il.
— Vous savez, on voit ça chez certaines femmes : elles sont sur le point d’accoucher et on ne remarque même pas qu’elles sont enceintes.
— Mais il y a des limites. J’ai vu son cadavre, ce n’est pas celui d’une femme qui vient de mettre un bébé au monde.
— Hein ?
Se rendant compte qu’il y avait un malentendu, Nakayama se mit à agiter une main comme pour dire : « Non, non, ce n’est pas de ça que je parle », puis il énonça lentement trois faits :
— Son utérus était enflé et portait la marque d’un placenta arraché. Son vagin était empli de sécrétions brunâtres. Il restait également de petits débris de chair dans le vagin, apparemment les traces du cordon ombilical.
« Quelle absurdité ! » cria intérieurement Ando.
Pourtant, il était impossible qu’un médecin légiste expérimenté comme Nakayama pût faire une erreur aussi grossière, digne d’un débutant. Si le corps de Maï était marqué de ces trois preuves irréfutables, on ne pouvait en conclure qu’une seule chose : Maï avait donné naissance à un enfant juste avant de tomber dans la fosse d’aération.
Si vraiment elle était enceinte, quel parcours avait suivi la jeune fille ? Le 7 novembre, elle avait ressenti les premières douleurs et, emportant seulement le strict nécessaire, s’était rendu directement à la maternité. Elle avait accouché, puis, après cinq ou six jours d’hospitalisation, vers le 12 ou le 13 novembre, donc, elle était sortie. Son bébé était peut-être mort-né. Rongée par le chagrin, elle avait erré dans Tokyo, était montée en haut d’un immeuble, était tombée au fond de cette fosse, où elle avait survécu dix jours…
Du point de vue des dates, il n’était pas impossible que les choses se soient déroulées ainsi. Un accouchement expliquait le mystère de sa disparition. Et naturellement, elle avait fait cela en secret ; sa mère, dans sa province natale, n’était pas au courant.
Cependant, Ando n’était pas convaincu. Même en attribuant le fait que le ventre de Maï était plat à des différences entre individus et en acceptant de ne pas en tenir compte, il ne pouvait croire à cette histoire. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il ne pouvait oublier l’impression que la jeune file lui avait faite lors de leur première rencontre.
C’est dans ce même bureau où il se trouvait maintenant qu’il avait vu la jeune fille pour la première fois. Juste avant d’autopsie de Ryuji Takayama, il avait demandé à ce que la personne ayant découvert le corps lui raconte dans quelles circonstances. Et Maï était entrée dans le bureau, accompagnée d’un officier de police. Il se rappelait qu’elle avait chancelé au moment de s’asseoir, et s’était appuyée au dossier d’une chaise. Il avait tout de suite deviné, à la couleur anémiée de son visage, et à la légère odeur de sang qui se dégageait d’elle qu’elle était en période de règles. « Excusez-moi, je suis un peu… », avait-elle dit, avec un air gêné qui confirmait l’intuition d’Ando. À ce moment, leurs regards s’étaient croisés, et ils s’étaient compris tacitement.
« Ne vous inquiétez pas, c’est juste ce truc qui nous ennuie toujours, nous, les femmes, vous savez. » « Pas de problème, j’ai compris. » Le regard de Maï semblait le supplier de passer sous silence ce moment de faiblesse et de ne pas le faire remarquer aux autres, étant donné l’endroit où ils se trouvaient. Ando se rappelait précisément ce moment, l’expérience de cet échange de communication sans parole avait curieusement marqué sa mémoire. Il avait autopsié Ryuji le 20 octobre. Comment Maï avait-elle pu donner naissance à un enfant, alors qu’elle avait encore ses règles le mois précédent ? C’était impossible.
Ou alors, je me serais trompé ? J’aurais seulement cru à ce courant de télépathie entre nous, je l’aurais imaginé tout seul, je me serais complètement mépris sur le sens de son malaise ?
Plus il réfléchissait, moins cela lui paraissait plausible. Il avait une confiance totale en ses intuitions, qui se révélaient toujours justes.
Mais cette fois, les faits avérés par l’autopsie la contredisaient complètement.
Ando se leva et demanda à Nakayama, en désignant le rapport d’autopsie posé sur le bureau :
— Pourrais-je en avoir une copie ?
Il voulait le lire tranquillement chez lui.
— Bien sûr, répondit Nakayama en prenant la liasse de feuillets.
— Ah, et puis…, ajouta Ando, comme s’il venait de se rappeler soudain quelque chose. Vous avez bien pris un échantillon de sang, n’est-ce pas ?
— Oui, naturellement.
— Je ne pourrais pas en avoir un peu ?
— Un tout petit peu, alors.
Ando venait d’avoir une idée : il voulait vérifier tout de suite si le sang de Maï contenait ou non le virus identique à la variole découvert chez les autres victimes. Si le virus était présent dans le sang de la jeune fille, ce serait la preuve qu’elle avait bien regardé la cassette. Il fallait s’assurer d’une chose : le drame qu’avait vécu la jeune fille était-il lié à la cassette ou avait-il une tout autre cause ? Tout ce qu’Ando pouvait faire pour le moment, c’était vérifier une à une les informations dont il disposait. Si le lien avec la cassette s’éclaircissait, il pourrait se rapprocher un peu de la solution de l’énigme de la « mutation »…