8

Ando somnolait, la tête dodelinant contre la vitre du taxi.

Il perdit son appui et son front vint buter contre le dossier du siège avant. Une sirène d’alarme retentit au loin. Il regarda machinalement sa montre : deux heures dix. Cela faisait dix minutes qu’il était dans ce taxi, puisqu’il avait quitté l’université S à quatorze heures. Il avait dû s’endormir à peine deux ou trois minutes, pourtant il lui semblait qu’un temps assez long s’était écoulé. Comme si cela faisait plusieurs jours qu’il était allé voir Kurahashi à l’université S et avait vu les photos de l’accident. Il tendit l’oreille au bruit lointain de la sirène, derrière les vitres fermées, tout en ayant l’impression d’avoir été emmené très loin à son insu.

Le taxi était bloqué au même endroit depuis un moment. La file de gauche de la route à quatre voies était apparemment destinée à tourner à gauche, mais restait bloquée alors que sur les autres voies la circulation fonctionnait normalement. Ando se pencha en avant pour regarder à gauche à travers la vitre avant. Il aperçut l’avertisseur d’un passage à niveau qui clignotait et une barrière baissée. Était-ce une impression ? Le rythme des clignotements et le bruit de la sirène paraissaient étrangement décalés. Le taxi d’Ando était bloqué depuis un moment à cause du passage de l’express de Keihin. L’hôpital de la Vie-Sauve de Shinagawa se trouvait juste de l’autre côté du passage à niveau. Mais même après le passage du train, la barrière ne s’abaissa pas : un signal s’alluma, annonçant le passage d’un autre express en sens inverse. Comprenant qu’il n’était pas près de passer, le chauffeur de taxi se résigna et, sortant un bloc-notes de sa boîte à gants, se mit à écrire quelque chose.

Rien ne presse, songea Ando. Les visites aux malades étaient autorisées jusqu’à cinq heures, il avait du temps devant lui.

Ando avait appuyé sa tête contre le dossier de son siège, mais il se redressa soudain : il avait senti un regard peser sur lui. On le regardait de dehors, tout près. Ando eut soudain l’impression d’être transformé en échantillon d’organe observé au microscope à travers une plaque de verre. Il se sentait observé. Il tourna la tête à droite, à gauche. Il y avait peut-être quelqu’un de sa connaissance dans une voiture de la file voisine, qui cherchait à lui faire signe ; mais il ne vit rien de tel. Il regarda le trottoir : il était désert. Il essaya de se persuader que ce n’était qu’une impression et qu’en fait personne ne l’observait. Cependant, il sentait toujours ce regard peser sur lui. Il tourna à nouveau la tête de tous les côtés. Sur la gauche, de l’autre côté du trottoir, quelque chose formait sur le sol une sorte de petite butte, qui semblait courir le long de la voie ferrée. Dans l’ombre des herbes hautes, quelque chose bougeait, s’arrêtait, bougeait à nouveau. La créature rampante alternait ainsi les haltes et le mouvement, sans quitter Ando des yeux. Ando ne se serait pas attendu à voir un serpent dans ce coin. Dans le soleil de cet après-midi d’automne, les petits yeux du serpent étincelaient, concentrant leur force. Le doute n’était plus permis : c’était un serpent qui observait Ando depuis tout à l’heure. En s’en rendant compte, une scène émergea rapidement des couches profondes de la conscience d’Ando : c’était un souvenir datant de son enfance à la campagne.

Cela se passait par un bel après-midi de printemps. En rentrant de l’école, il avait découvert un petit serpent gris, pareil à une fine cordelette, sur le muret de béton qui longeait la rivière. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’une fissure mais quand il s’approcha, le serpent lové sur le mur redressa le haut de son corps. Ando ramassa alors une pierre grosse comme le poing, la soupesa dans sa paume, la brandit au-dessus de sa tête comme un joueur de base-ball. Il se trouvait à quelques mètres du muret et ne pensait pas pouvoir viser juste de si loin mais, à sa grande surprise, la pierre s’envola dans un grondement, et atterrit pile sur la tête du serpent, qu’elle écrasa. Par réaction, Ando laissa échapper un cri. Il s’essuya plusieurs fois la main sur son pantalon, en proie à la sensation que c’était son propre poing qui avait écrasé la tête du serpent, en dépit de la distance. La dépouille molle du reptile bascula dans la rivière. Ando avança de quelques pas dans les herbes de la berge, se pencha pour observer l’agonie du serpent, vit le petit cadavre emporté par le courant. À ce moment-là, il avait senti le même regard que maintenant peser sur lui. Ce n’étaient pas les yeux du serpent mort qui le regardaient, mais ceux d’un autre, plus grand, qui l’épiait, dissimulé dans les herbes. Sa tête aplatie était totalement inexpressive mais son regard fixe restait obstinément fixé sur Ando, et ne le lâchait pas. Ando frissonna devant la cruauté qu’il lisait dans ce regard. Si le petit serpent qu’il venait de tuer était le rejeton de celui-ci, une catastrophe allait sans nul doute s’abattre sur Ando… À cet instant même, le serpent lui jetait un sort pour le punir d’avoir tué son enfant. La force du regard du serpent déclencha cette pensée dans l’esprit de l’enfant qu’était alors Ando. Sa grand-mère le lui disait souvent : « Si tu tues un serpent, le Ciel te punira ! »

Plein de remords, l’enfant répéta plusieurs fois intérieurement : « Je ne voulais pas l’atteindre avec cette pierre, je ne l’ai pas fait exprès. »

Cela faisait plus de vingt ans que cette scène s’était déroulée, pourtant Ando s’en souvenait parfaitement. La malédiction du serpent était à n’en pas douter une superstition, les reptiles ne pouvaient éprouver aucun sentiment pour leur progéniture… La logique avait beau lui parler ainsi, une sirène d’avertissement continuait à résonner en lui. Arrête ! criait-il intérieurement, essayant de mettre un terme à ces pensées. Pourtant, les images d’un petit serpent au ventre blanc flottant sur la rivière, suivi par un autre plus gros nageant derrière lui, comme deux morceaux de ficelle sur l’eau, le poursuivaient.

Je suis maudit…

Il était incapable de contrôler ses pensées. Un rapport de cause à effet, de conséquences karmiques de ses actes, lui apparaissait clairement, en dépit de sa volonté. La vision du cadavre du serpent qu’il avait tué, retenu dans les arbrisseaux qui bordaient la rivière, et d’un gros serpent s’enroulant autour de lui ne le quittait plus. La forme du serpent lui évoquait la structure de l’ADN enfermé dans le noyau d’une cellule. L’ADN ressemblait à deux serpents enlacés se dressant vers le ciel. Des informations vitales qui ne s’interrompaient jamais, transmises de génération en génération… L’homme était pour toujours lié à deux serpents…

Ando lui aussi avait autrefois transmis ses gènes à son fils. Physiquement, l’enfant ressemblait à sa mère, avec son corps gracile et sa peau blanche.

Takanori !

La voix qui appelait son fils débordait de chagrin. Ando craignit de ne plus pouvoir se maîtriser si cela continuait. Il leva la tête, regarda par la vitre. Il devait mettre un terme au plus vite à ces associations de pensées, en distraire son esprit. Devant le pare-brise il vit passer lentement un train rouge – l’express de Keihin. Un serpent qui passait à une vitesse de tortillard devant la gare de Shinagawa. Encore un serpent… Il n’y avait pas d’issue à cette succession de pensées. Ando ferma les yeux, essaya de penser à autre chose. La sensation lui revint d’une petite main qui s’enfonçait, aspirée par les vagues, et s’accrochait à sa cuisse. À n’en pas douter, c’était la malédiction du serpent. Ando retint à grand-peine un gémissement. Oui, les situations se ressemblaient vraiment. L’enfant du serpent, la tête fendue, disparaissait dans les eaux de la rivière. Vingt ans plus lard, la malédiction du serpent s’abattait sur Ando à son tour. Il se trouvait tout près de son fils, pourtant, il n’avait rien pu faire pour le sauver. Une plage déserte au mois de juin, avant le début de la saison des bains de mer. À plat ventre côte à côte avec son fils sur un matelas pneumatique rectangulaire, Ando s’était éloigné avec lui vers le large, en battant des pieds. Derrière lui, il entendait sa femme crier :

— Takanori, reviens !

Mais l’enfant s’ébattait dans les vagues, qui le ballottaient de bas en haut, et n’entendait pas.

— Allez, ça suffit, revenez !

La voix de la femme d’Ando était devenue légèrement hystérique.

Mais à l’instant même où, sentant les vagues se faire plus hautes, Ando avait été saisi d’un pressentiment qui lui disait de faire demi-tour tout de suite, une énorme lame blanche était arrivée sur eux, renversant instantanément le matelas en même temps que lui et son fils. Sentant sa tête s’enfoncer sous l’eau, Ando s’était rendu compte pour la première fois que même un adulte n’avait pas pied à l’endroit où ils se trouvaient, et la panique l’avait saisi. Il avait hissé la tête hors de l’eau : il ne voyait plus son fils. Il s’était retourné dans tous les sens en nageant, avait vu sa femme sur la plage entrer dans l’eau en courant, tout habillée. Au même moment, il avait senti une petite main agripper sa jambe. Il avait eu le tort de changer de position pour essayer de tirer l’enfant à lui. Car la main de son fils avait alors lâché sa cuisse, le bout de la main gauche tendue d’Ando avait effleuré sa chevelure.

Les hurlements de sa femme qui fendait les vagues, à demi folle de terreur, résonnait sur toute l’étendue de la mer de juin. Son fils était tout près… Mais Ando ne parvenait pas à l’atteindre. Il avait eu beau plonger sous l’eau, s’agiter dans tous les sens à l’aveuglette, il n’avait pas retrouvé la petite main qui avait lâché sa jambe. Son fils avait disparu pour toujours. Où flottait maintenant le petit cadavre qui n’était jamais remonté à la surface ? Il ne restait plus de lui que quelques cheveux restés coincés dans l’alliance de son père…

La barrière du passage à niveau se leva enfin. Ando pleurait, serrant les lèvres pour ne pas laisser les sanglots franchir ses lèvres. Le chauffeur du taxi avait dû s’en rendre compte, car il jetait de petits coups d’œil inquiets dans son rétroviseur.

« Reprends-toi, sinon tu vas t’effondrer ! »

Ando ne voyait rien de mal à pleurer seul dans son lit le soir, mais se laisser aller ainsi en plein jour ! N’importe quelle idée serait bonne, si elle avait la force de le ramener à la réalité et de l’arracher à ces visions. Le visage de Maï Takano traversa soudain son esprit. Elle portait une cuillère à sa bouche, dégustant avec délectation jusqu’à la dernière goutte son parfait aux fruits, presque prête à lécher le plat. Le col blanc de sa robe était entrouvert, elle avait la main gauche posée sur le genou. À la fin, elle s’essuyait la bouche avec une serviette en papier et se levait. Une douce lumière flottait sur la scène. Ando comprit que seuls ses fantasmes sexuels à l’égard de Maï Takano avaient la force de l’arracher au gouffre de souffrance où il était plongé. À la réflexion, depuis la mort de son fils et sa séparation d’avec son épouse, aucune femme ne l’avait fait fantasmer. Il était tout simplement devenu incapable d’éprouver un désir sexuel.

Le taxi franchit la voie ferrée en tanguant un peu. Le corps nu de Maï Takano vacillait au même rythme derrière les paupières d’Ando.