10

Juste avant d’arriver devant l’hôpital de la Vie-Sauve, une ambulance aux sirènes hurlantes dépassa le taxi dans lequel se trouvait Ando. Pour laisser passer l’ambulance dans cette rue commerçante étroite à sens unique, le chauffeur dut serrer sa voiture entre deux camionnettes garées dans les places de parking délimitées par une ligne. Ando décida de descendre là. L’hôpital, un bâtiment de dix étages, se dressait juste sous ses yeux. Il aurait plus vite fait de s’y rendre à pied que d’attendre que le taxi termine sa manœuvre.

Au moment où il sortait de la rue commerçante et tournait vers l’entrée principale de l’hôpital, Ando vit l’ambulance s’engouffrer entre le bâtiment moderne de l’hôpital et un autre plus ancien.

La sirène se tut, mais le point rouge du gyrophare continuait à clignoter sur le mur de l’hôpital. Sous le ciel bleu et silencieux, l’espace autour de l’ambulance semblait découpé par un spot lumineux. Ando devait passer à côté pour entrer dans l’hôpital. La lampe rouge finit par s’éteindre, les derniers échos de la sirène se perdirent dans le ciel. Ando s’attendait à voir à tout moment les ambulanciers ouvrir la porte arrière et sortir une civière, mais il ne se passait rien. Ando s’arrêta pour observer. Dix secondes, vingt secondes… La porte ne s’ouvrait toujours pas, le silence persistait. Trente secondes. Tout semblait figé. Personne ne sortait de l’ambulance, ni du pavillon hospitalier.

Reprenant ses esprits, Ando se remit en marche. À ce moment-là, la porte arrière de l’ambulance s’ouvrit violemment. Un ambulancier bondit à terre comme une balle. Avec l’aide de son collègue resté à l’intérieur, il descendit avec précaution une civière. Même si, pour une raison quelconque, le patient n’avait pu être sorti immédiatement de la voiture, la réaction des brancardiers semblait très tardive. La civière pencha un peu et, à l’instant où le visage du patient, recouvert par un masque à oxygène, se trouvait exactement parallèle avec celui d’Ando, qui observait la scène, les regards des deux hommes se croisèrent. Un tressaillement à peine perceptible parcourut le flanc du malade, puis il cessa de bouger. Il n’y avait plus une étincelle de vie dans son regard. Il avait été transporté agonisant dans l’ambulance et venait de rendre le dernier soupir. La profession d’Ando l’avait déjà conduit plusieurs fois à assister aux derniers instants d’un patient. Cependant, c’était la première fois qu’il y était ainsi confronté par hasard. Sentant là un mauvais présage, il détourna les yeux du mort. Il n’était en rien différent de Miyashita avec sa croyance à l’astrologie, finalement ! Ces derniers temps, il avait tendance à voir une signification spéciale à l’arrière-plan d’événements sans importance : un serpent sur un remblai de chemin de fer, un moribond croisé par hasard… Lui qui méprisait autrefois en les traitant d’imbéciles les gens qui laissaient des prédictions de voyants ou des soi-disant signes de mauvais augure régenter leur vie, il devait maintenant se rendre à l’évidence : il était pareil à eux !

L’hôpital de la Vie-Sauve dépendait de l’université S et le professeur Wada, qui en était le responsable, était détaché par cette université. Son collègue Kurahashi l’avait prévenu de la visite d’Ando et, dès que ce dernier se fut présenté, il le conduisit au sixième étage du pavillon ouest.

Lorsqu’il plongea ses yeux dans ceux d’Asakawa, étendu sur un lit, l’image du moribond dont il avait croisé le regard en arrivant traversa à nouveau l’esprit d’Ando. Les yeux d’Asakawa étaient identiques : c’étaient ceux d’un homme mort.

Deux poches à perfusion contenant des liquides différents étaient reliées à son bras et, le visage tourné vers le plafond, il ne faisait pas le moindre mouvement. Ando ignorait à quoi Asakawa ressemblait avant cet accident, mais il avait tout l’air d’un homme dont le poids a diminué de moitié. Des poils de barbe poivre et sel envahissaient ses joues creuses.

Ando s’approcha doucement et murmura :

— Monsieur Asakawa !

Pas de réponse. Ando tendit la main vers l’épaule du malade, hésita, jeta un regard au professeur Wada. Ce dernier approuva d’un hochement de tête, et Ando posa la main sur l’épaule d’Asakawa. D sentit sous le kimono de coton une peau sans aucune élasticité, il avait l’impression de toucher directement l’omoplate. Inconsciemment, Ando recula, secoua la main. Ainsi qu’il s’y attendait, Asakawa n’avait pas eu la moindre réaction.

— Il est comme ça depuis son arrivée ? demanda le visiteur en s’éloignant du lit et en se tournant vers le professeur.

— Oui, répondit Wada d’un air inexpressif.

L’accident avait eu lieu le 21 octobre, et jusqu’au jour présent, Asakawa n’avait ni parlé, ni pleuré, ni souri, ni exprimé de colère ou d’émotion, ni mangé, ni uriné ni déféqué.

— Quelle est la cause de ce coma, d’après vous, professeur ? s’enquit Ando sur un ton déférent.

— Je pensais que son cerveau avait subi une blessure externe lors de l’accident, mais les examens n’ont rien établi de tel. Il doit donc s’agir d’un problème interne.

— Un choc psychologique ?

— Peut-être…

Le cerveau d’Asakawa n’avait pas résisté à la perte simultanée de sa femme et de sa fille… Ando se demandait si ce fait pouvait suffire à plonger un homme dans le coma. Sans doute parce qu’il avait vu les photos de l’accident, Ando avait une image très réaliste de l’instant de l’accident.

Et, chaque fois qu’il y pensait, la vision du magnétoscope sur le siège avant lui revenait. L’image enflait, enflait, la machine devenait un sanctuaire dédié à une monstrueuse divinité. Pourquoi Asakawa avait-il mis ce magnétoscope dans sa voiture, où était-il allé avec ? Le mieux était encore de le lui demander.

Ando tira un tabouret devant le lit du malade et s’y assit. Il se mit à contempler le visage d’Asakawa, cherchant à deviner les images qui flottaient dans son esprit. Entre un monde d’illusion et le monde de la réalité, dans lequel était-on le plus heureux ? Dans le monde imaginaire d’Asakawa, nul doute que sa femme et sa fille étaient encore en vie. En ce moment même, peut-être serrait-il sa fille dans ses bras, jouait-il avec elle ?

— Monsieur Asakawa !

Ando l’appelait de nouveau, mettant dans sa voix toute l’émotion d’un homme qui a connu le même chagrin. Asakawa avait été un camarade de lycée de Ryuji, il devait donc être le cadet d’Ando de deux ans. Pourtant, on aurait dit un vieillard, il paraissait soixante ans passés. Qu’est-ce qui avait bien pu causer une transformation aussi rapide ? Le chagrin accélère le vieillissement. Ando lui-même avait beaucoup vieilli en un an. Lui qui faisait autrefois plus jeune que son âge paraissait maintenant plus âgé.

— Monsieur Asakawa…

Lorsque Ando prononça le nom du malade pour la troisième fois, le professeur Wada, n’y tenant plus, intervint :

— Cela ne sert à rien de l’appeler, vous savez.

Il avait raison : Asakawa ne réagissait pas le moins du monde. Ando, résigné, se leva.

— Y a-t-il des perspectives de guérison ?

Wada leva ses deux mains en l’air :

— Dieu seul le sait !

Ce genre de cas était totalement imprévisible par la médecine : l’état des malades empirait ou s’améliorait sans raison apparente.

— Pourriez-vous me prévenir si son état évolue d’une manière ou d’une autre ?

— Entendu.

Ando n’avait aucune raison de s’attarder, aussi quitta-t-il la chambre, raccompagné par Wada. Il s’arrêta devant la porte, se retourna pour jeter un coup d’œil vers le lit. Le visage d’Asakawa était toujours aussi inexpressif, ses yeux morts tournés vers le plafond.