2

Mercredi 14 novembre.

Ando venait de se rendre à la faculté de philosophie et de littérature pour rencontrer le professeur responsable des travaux pratiques et le professeur titulaire afin de les questionner sur une éventuelle absence de Maï Takano au cours des derniers jours. Les professeurs répondirent unanimement qu’ils n’avaient pas vu la jeune fille de la semaine. Dans cette faculté de philosophie où les étudiantes étaient peu nombreuses, l’absence de Maï, qui était sans doute une des plus jolies et des plus douées, n’était pas passée inaperçue.

Depuis le vendredi précédent, Ando avait téléphoné deux ou trois fois par jour à son domicile, sans jamais obtenir de réponse. Il était impensable que la jeune fille soit restée depuis plusieurs jours chez un quelconque petit ami sans mettre le nez dehors, et la réponse des professeurs ne fit qu’accroître l’inquiétude d’Ando.

Il se rendit ensuite au secrétariat des élèves, songeant qu’elle avait pu rentrer dans sa famille pour quelques jours.

Après avoir expliqué au responsable la raison de sa visite, Ando fut autorisé à consulter le registre de élèves. Il apprit ainsi que la jeune fille était originaire de Toyodachi, district d’Iwata, préfecture de Shizuoka. Ce qui signifiait deux ou trois heures de distance de Tokyo, en prenant le super-express. Ando nota le numéro de téléphone de ses parents dans son carnet.

En rentrant chez lui après le travail, la première chose qu’il fit fut de composer ce numéro. La mère de Maï lui répondit. Ando se présenta et sentit aussitôt la voix de son interlocutrice se troubler en apprenant que l’homme qui l’appelait était un professeur de l’université que fréquentait sa fille, professeur de médecine qui plus est. Elle attendait à l’autre bout du fil, tendue, craignant peut-être qu’on ne lui annonce que sa fille était gravement malade. Tous les étudiants inscrits bénéficiaient en effet de soins gratuits à l’hôpital attaché à l’université. Il était donc possible qu’une maladie ait été dépistée sans que les parents soient au courant.

Au début, la mère de Maï ne parut pas très bien comprendre la véritable raison de ce coup de fil. Elle expliqua qu’elle et sa fille se téléphonaient deux ou trois fois par mois, qu’elle avait appelé la semaine précédente, mais que Maï n’était pas chez elle et qu’elles ne s’étaient donc pas parlé depuis environ trois semaines. Elle semblait s’interroger sur les raisons qui poussaient un professeur d’université à téléphoner jusque dans la famille d’une étudiante pour la simple raison qu’elle n’était pas venue aux cours de la semaine. Ando devinait ses soupçons rien qu’au ton inquisiteur de sa voix.

— Ah, reprit-il en fronçant les sourcils, donc votre fille n’était pas chez elle quand vous avez appelé la semaine dernière ?

Comme il s’y attendait, son espoir chimérique que la jeune fille soit tout simplement partie en vacances dans sa famille sur une idée subite s’effondrait totalement.

— Mais vous savez, dit la mère, l’année dernière, nous ne nous sommes pas parlé pendant près de deux mois parce que chaque fois que l’une appelait, l’autre était absente.

Ando commençait à s’impatienter, ne pouvant dévoiler à la mère le véritable objet de son angoisse. La veille, le même virus que chez le jeune couple de Yokohama avait été découvert dans le prélèvement de tissu de Ryuji. On n’avait pas encore analysé précisément la façon dont le virus pouvait se transmettre, et il arrivait parfois que ce genre d’information ne puisse être communiqué aux médias. Dans l’état actuel des choses, Ando n’avait donc pas le droit d’en parler.

— Pardonnez cette question, mais votre fille dort-elle souvent ailleurs que chez elle ?

— Non, je ne pense pas, non.

La mère de Maï avait répondu avec assurance.

— Vous l’avez appelée la semaine dernière, vous rappelez-vous quel jour c’était ?

Il y eut un petit silence, puis la mère répondit :

— Mardi.

— Mardi…

Cela faisait donc plus d’une semaine que la jeune fille n’avait pas réapparu.

— Croyez-vous possible qu’elle soit partie seule en voyage ?

— Non, sûrement pas.

Devant ce ton déterminé, Ando ne put s’empêcher de demander à son interlocutrice pourquoi elle était aussi affirmative :

— Comment le savez-vous ?

— Maï donne des cours particuliers pour subvenir à ses besoins et ne pas être une charge pour nous. Cela m’étonnerait qu’elle ait les moyens de s’offrir comme ça un voyage d’une semaine.

Ando fut soudain certain que Maï était dans une situation difficile, acculée à une impasse. Non seulement elle n’était pas venue à leur rendez-vous vendredi, mais elle ne l’avait pas prévenu et n’avait pas non plus appelé ensuite pour s’excuser. Il était pourtant facile de le joindre. Si elle avait eu un empêchement, elle aurait dû pouvoir appeler la veille, or elle ne l’avait pas fait. La raison en semblait claire maintenant : elle était dans l’impossibilité de le faire. La vision du polaroid représentant le cadavre de Ryuji, bras et jambes en croix, traversa l’esprit d’Ando. Il avait beau chasser cette image, elle ne le lâchait pas.

— Écoutez, vous serait-il possible de monter demain à Tokyo ?

Ando, le combiné dans la main, baissait la tête comme s’il faisait une courbette.

— Mais… C’est tellement soudain. Je suis bien embarrassée, murmura la mère de Maï en soupirant.

Puis il y eut un silence gêné. Elle ne comprenait donc pas la situation, ne sentait pas que sa fille était en danger ? Ando trouvait sa réaction bien nonchalante pour une mère. Il avait envie de lui dire ce qu’il savait, lui : on peut perdre un être cher si vite ! On entend sa voix, on se retourne et déjà, il n’est plus là.

— Mais… euh… que voulez-vous que je fasse une fois à Tokyo ? Faut-il aller voir la police et lancer un avis de recherche… ? demanda la mère de Maï pour briser un silence qui devenait pesant.

— Il faudrait d’abord aller voir à l’appartement de votre fille. Je vous accompagnerai. Il faudra lancer un avis de recherche plus tard, si nécessaire.

Il était sûr que cela ne serait pas nécessaire. Ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.

— Cela m’ennuie, vraiment… Demain, j’ai à faire…

La mère de Maï ne parvenait pas à se décider. Que pouvait-elle avoir de si urgent à faire, au moment où le cadavre de sa fille allait peut-être être découvert ? Ando décida de ne pas la mêler davantage à cette affaire.

— Entendu, j’irai seul. Je me rendrai à l’appartement de Mlle Maï demain. Elle m’a dit qu’elle vivait dans un petit studio, mais y a-t-il un concierge dans l’immeuble ?

— Oui, je me rappelle l’avoir rencontré quand ma fille a emménagé.

— Auriez-vous l’obligeance de l’appeler pour le prévenir de mon passage demain après-midi entre quatorze et quinze heures ? Dites-lui que le professeur Mitsuo Ando souhaiterait visiter en sa présence l’appartement de Mlle Maï.

— Oui…, répondit vaguement la mère.

— Je vous en prie, faites-le. Si je me présente sans qu’il soit prévenu, je doute que le concierge me laisse utiliser son passe…

— Très bien. Je lui expliquerai la situation.

— Merci beaucoup. Je vous rappellerai pour vous tenir au courant.

— Euh…

— Oui ?

— Si vous voyez ma fille, dites-lui bonjour de ma part.

Ah, décidément, elle n’avait vraiment rien compris.

Ando raccrocha avec un sentiment de malaise.