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La tête par-dessus le dossier de son fauteuil, Maï Takano regardait le plafond. C’était sa position favorite quand elle se sentait dans une impasse. Son corps était si cambré qu’elle pouvait lire à l’envers les titres des livres sur les étagères derrière elle. Sans se soucier de ses cheveux tout propres – elle venait de se faire un shampoing – qui traînaient sur le tapis, la jeune fille, toujours dans la même position inversée, ferma les yeux.
Elle vivait dans un minuscule studio d’à peine quinze mètres carrés, salle de bains et kitchenette comprises. Tous les murs étaient occupés par des étagères de livres, il n’y avait plus de place ni pour un lit ni pour une table, si bien que pour dormir, elle tirait de côté la petite table basse dont elle se servait pour écrire, dépliait un matelas et l’étendait par terre. Pour pouvoir vivre près de l’université, avec l’argent que lui envoyaient mensuellement ses parents et celui qu’elle gagnait en donnant des cours particuliers, elle était bien obligée de faire un sacrifice sur l’espace. Les trois conditions indispensables dans sa recherche d’un lieu où vivre avaient été : proximité de l’université, salle de bains indépendante, préservation de son intimité. Conséquence : la moitié de l’argent dont elle disposait pour vivre chaque mois passait dans son loyer. Mais elle était satisfaite. Elle savait qu’elle aurait pu trouver un appartement plus grand en s’éloignant un peu vers la banlieue mais elle n’avait aucune intention de déménager de son petit studio. Au contraire même, elle trouvait pratique de n’avoir qu’à tendre la main pour saisir ce dont elle avait besoin.
Les yeux toujours fermés, elle tâtonna jusqu’à son radiocassette lecteur de CD et mit un morceau qu’elle aimait. Elle se mit à tapoter sur ses cuisses au rythme de la musique. Ses jambes étaient dures et musclées, sans doute parce qu’elle avait fait de la course quand elle était collégienne. Sa poitrine, sous le pyjama à motifs fleuris, se soulevait et s’abaissait avec son souffle au rythme de la musique et elle ouvrait et fermait ses narines à un rythme régulier, tandis qu’elle priait pour qu’une idée lumineuse lui vienne. L’angoisse la saisissait et ses pensées s’affolaient tandis qu’elle se demandait si elle parviendrait à terminer le manuscrit ce soir même.
Elle avait rendez-vous le lendemain avec Kimura, rédacteur en chef des éditions universitaires S, et devait lui remettre une copie au net du manuscrit de Ryuji. Et pour l’instant, elle n’avait pas encore résolu la question de savoir de quelle façon compléter la fin. En allant chez Ryuji ce jour-là, elle n’était pas parvenue à retrouver les pages égarées. Elle ne pouvait pas gaspiller davantage d’un temps précieux à rechercher en vain la partie manquante. D’ailleurs, elle commençait même à douter que Ryuji ait réellement achevé cet article. Il comptait peut-être le terminer plus tard et était mort avant de pouvoir le faire. Dans ce cas, il valait mieux renoncer à chercher et concentrer toutes ses forces sur la rédaction d’une conclusion appropriée.
Seulement, elle était bien en peine de trouver les mots et, depuis un moment, n’avait pas écrit une seule ligne. Elle avait pris une douche pour se rafraîchir l’esprit, mais n’avait pas pour autant progressé ensuite. Elle n’arrêtait pas de corriger la moindre phrase qu’elle écrivait, pour finalement déchirer la page et la jeter.
Soudain, une idée la traversa et elle rouvrit les yeux.
C’était parce qu’elle essayait de compléter le manuscrit à la place de Ryuji que les mots ne lui venaient pas !
Elle éprouvait des difficultés parce qu’elle essayait de remplir avec des mots à elle l’espace laissé en blanc à la fin de la page. Naturellement, il était impossible de deviner le cours parfois fantasque des idées de Ryuji. Dans ce cas, la seule chose qu’elle pouvait faire était de donner une apparence logique au propos d’ensemble et sauver ainsi les apparences.
Maï se leva, redressa le dossier de son fauteuil, se rassit dans une position correcte. La lumière s’était enfin faite en elle : plutôt que d’ajouter des mots, en retrancher serait une tâche plus simple. Ryuji aurait été content d’elle, sans aucun doute. Plutôt que de livrer une pensée incomplète, il valait mieux la falsifier et dénaturer un peu sa pensée pour que l’ensemble se tienne.
Maintenant qu’elle avait trouvé comment résoudre le problème, Maï se sentait soulagée. Sa concentration se relâcha un peu et, juste à ce moment, son regard tomba sur la cassette qu’elle avait rapportée sans rien dire à personne de chez Ryuji. Quand elle avait découvert cette cassette à l’intérieur du magnétoscope dans le bureau de la maison familiale de Ryuji, elle avait été saisie par une envie irrépressible de savoir ce qu’elle contenait. Mais il n’y avait pas de télévision dans la pièce et d’ailleurs, le cordon de raccordement du magnétoscope manquait. Si elle voulait voir cette cassette, il fallait qu’elle la rapporte chez elle. Elle pensa d’abord l’emprunter après avoir demandé la permission à la famille-de Ryuji. Elle avait préparé une phrase dans ce sens au moment de prendre congé, quand elle avait renoncé à chercher davantage le manuscrit, mais à l’instant où elle allait la dire, la confusion avait envahi son esprit.
« Excusez-moi, est-ce que je pourrais emprunter cette cassette, je voudrais vraiment savoir ce qu’il y a dessus, ça m’inquiète… »
C’était une étrange façon de s’exprimer. Pourquoi aurait-elle été inquiète ? Si on lui demandait de s’expliquer sur ce point, elle en serait bien incapable. Finalement, elle était partie avec la cassette dans son sac, sans rien demander à personne.
« Liza Minnelli, Frank Sinatra, Sammy Davis Junior, 1989 »
Cette cassette banale, probablement une émission télévisée musicale enregistrée, l’intriguait cependant au plus haut point. L’avait-elle sortie de son sac pour la poser sur la télévision ? Elle n’en avait pas le souvenu-précis. Cette cassette, posée juste au-dessus de l’écran de trente-six centimètres, semblait l’inviter. Dans la maison de Ryuji, déjà, cette cassette avait exercé une force d’attraction sur elle, depuis l’intérieur même du magnétoscope. Quand elle l’avait délivrée de sa coquille et posée à côté d’elle, Maï s’était sentie comme physiquement aspirée.
Le titre ne correspondait en rien aux goûts musicaux de Ryuji. Il n’écoutait guère de musique. Et quand il le faisait, c’était plutôt des petits morceaux classiques, l’écriture sur l’étiquette n’était pas non plus celle de Ryuji. Ainsi, cette cassette enregistrée par une tierce personne avait abouti après divers détours à l’appartement de Ryuji à Nakano-Est et se trouvait maintenant ici, chez Maï.
Toujours assise, elle tendit la main, prit la cassette, la glissa dans la fente du magnétoscope. L’appareil se mit en marche automatiquement. Elle régla le canal et alluma la télévision.
Il y eut un déclic mais juste au moment où la vidéo allait commencer à se mettre en marche, Maï appuya en hâte sur le bouton de pause. Elle hésitait soudain : que ferait-elle s’il s’agissait de quelque chose qu’elle ne devait pas voir ? Il serait impossible d’effacer les images une fois qu’elles seraient gravées dans son esprit. Il valait mieux s’arrêter maintenant, avant de le regretter. Mais en dépit de ces hésitations, la curiosité fut la plus forte, et la jeune fille relâcha le bouton « pause ».
Il y eut d’abord un grésillement sur l’écran brouillé, puis des images apparurent comme si on avait déversé de l’encre de Chine sur l’écran. Maï était résolue à regarder Maintenant, elle ne pouvait plus revenir en arrière. Les images sans suite qui apparurent alors sur l’écran avaient un sens peu clair, mais en tout cas rien à voir avec le titre inscrit sur la tranche de la cassette.
Dès qu’elle eut terminé de visualiser la cassette, Maï fut prise de nausées qui l’obligèrent à se précipiter dans la salle de bains. Maintenue en place par une force irrépressible contenue dans les images, elle les avait regardées jusqu’au bout, alors quelle aurait pu éteindre à la moitié. Ce n’était pas elle qui avait regardé, il serait plus exact de dire qu’elle avait été obligée de voir. Une force inconnue l’empêchait d’appuyer sur le bouton « arrêt ».
En sueur, tremblant de tous ses membres, elle sentit quelque chose remonter de son estomac vers sa gorge. Plus qu’à de la peur, elle était en proie à une répugnance indicible. Il lui semblait qu’un corps étranger avait été introduit au plus profond d’elle-même. Il fallait absolument qu’elle expulse cette chose de son corps : elle introduisit ses doigts dans sa gorge et parvint à vomir un peu. Elle se mit à tousser, étouffée par la bile qui lui montait aux lèvres, les larmes roulèrent sur se joues. Son regard vague se mit à errer dans tous les sens et elle tomba brusquement à genoux. Pendant un moment, elle sentit la vie lui échapper peu à peu, puis elle perdit conscience.