7
Le lundi suivant, Ando se rendit à la faculté de médecine de S, située dans l’arrondissement d’Oda. Quand il avait téléphoné pour demander un rendez-vous d’urgence au médecin légiste, son interlocuteur, sans paraître le moins du monde ébranlé par son ton pressant, lui avait répondu sereinement qu’il ne pourrait disposer d’un moment libre qu’après le week-end. Il ne s’agissait pas d’un problème d’une urgence absolue, comme dans le cas d’une affaire criminelle. Ando n’était après tout mû que par sa propre curiosité et n’avait pas d’autre solution que d’accepter le rendez-vous qui convenait à son interlocuteur.
Il frappa à la porte de la salle de médecine légale, puis attendit un moment. Il n’entendait pas un bruit à l’intérieur. Il consulta sa montre : il avait dix minutes d’avance. La salle de médecine légale était séparée des salles de chirurgie et de médecine externe et l’équipe était notablement plus réduite. Les trois ou quatre membres qui devaient la composer étaient sans doute partis déjeuner tous ensemble.
Au moment où, debout devant la porte, il se demandait que faire en attendant, Ando entendit une voix derrière lui :
— Puis-je vous aider ?
Il se retourna, se trouva face à face avec un jeune homme petit et mince portant des lunettes sans monture. Il avait l’air trop jeune pour être le professeur de médecine légale, mais sa voix un peu haut perchée disait quelque chose à Ando. Il déclina son identité, tendit sa carte, expliqua le but de sa visite. Son interlocuteur se présenta à son tour, donna lui aussi sa carte de visite. Ainsi qu’Ando s’y attendait, c’était bien la personne qu’il avait eue au bout du fil le vendredi. Il s’agissait bien du professeur de médecine légale de l’université S, il se nommait Kurahashi. D’après le poste qu’il occupait, il devait avoir le même âge qu’Ando, pourtant il paraissait à peine plus de vingt ans. Il bombait un peu le torse en parlant, peut-être pour pallier son apparence d’extrême jeunesse, ce qui accentuait son allure calme et autoritaire.
— Après vous, je vous en prie, dit-il avec un geste courtois en faisant entrer Ando dans la salle.
Ando et son collègue de l’université S commencèrent par parler de choses et d’autres, puis échangèrent leur avis sur les cadavres qu’ils avaient autopsiés. Kurahashi semblait lui aussi extrêmement surpris par cette curieuse tumeur, cause des arrêts cardiaques. Quand ils évoquèrent ce sujet, le débit du professeur devint soudain plus rapide et le calme qu’il affichait jusque-là s’altéra.
— Tenez, regardez donc, dit-il en se levant pour aller chercher un échantillon de tissu de la tumeur.
Après l’avoir attentivement examiné à l’œil nu, Ando observa les cellules au microscope. Au premier coup d’œil, il distingua une altération des cellules pareille à celle qu’il avait pu observer chez Ryuji Takayama. Les cellules teintées à l’éosine apparaissaient en rouge, le noyau en bleu. En comparaison des cellules normales, les autres étaient déformées, le noyau plus grand. Par conséquent, une cellule saine apparaissait rouge, tandis que dans les cellules anormales la partie bleue était plus large. Et Ando avait maintenant sous les yeux des cellules toutes bleues sur lesquelles flottaient des mouchetures rouges pareilles à des amibes. Qu’est-ce qui avait pu entraîner pareille altération ? Il fallait découvrir le coupable. Ce serait à n’en pas douter une tâche complexe, puisqu’il fallait en quelque sorte identifier le coupable et l’arme du crime à partir des blessures.
— À propos, sur qui a été fait ce prélèvement ?
— Sur Mme Asakawa, répondit Kurahashi, en tournant légèrement la tête vers Ando.
Il était occupé à enlever et à remettre des dossiers des étagères alignées le long du mur. Apparemment il ne trouvait pas ce qu’il cherchait, car il secoua la tête.
Ando regarda à nouveau dans le microscope. Un microcosme s’étendit derechef devant ses yeux.
« Ces cellules sont donc celles de la femme de Kazuyuki Asakawa… »
Il essaya d’imaginer plus concrètement les anomalies qui avaient pu se produire à l’intérieur de ce corps humain particulier.
Le dimanche 21 octobre, aux alentours de midi, sur une rampe de sortie d’autoroute de la baie de Tokyo, entre Urayasu et Oi, une voiture conduite par Kazuyuki Asakawa était entrée en collision avec un camion. L’autopsie avait permis d’établir que sa femme et sa fille étaient mortes environ une heure avant l’accident. Autrement dit, à onze heures du matin, au même moment, mère et fille avaient cessé de vivre. Exactement de la même façon. Ce point restait inexplicable.
Le sarcome formé à l’intérieur de l’artère n’était qu’une boule minuscule à l’échelle d’un corps humain. Mais elle avait grossi au point d’empêcher le sang de passer dans la veine et avait empêché le cœur de continuer à battre. Puisque les deux morts s’étaient produites au même moment, on ne pouvait penser que cette tumeur mette longtemps à grandir. Même si la mère et la fille avaient été contaminées à la même période par un virus et en admettant que les symptômes soient apparus en même temps après une période d’incubation, et qu’ils se soient développés pendant plusieurs mois avant d’aboutir à l’issue fatale, cela n’expliquait pas comment elles avaient pu mourir exactement au même moment. Il y avait toujours des différences individuelles. Surtout entre une jeune mère de trente ans et sa fille d’un peu plus d’un an, il était tout naturel qu’il y ait une différence. Alors, il s’agissait peut-être d’une coïncidence ?
Non, impossible. Ando se rappelait que le jeune couple autopsié à l’université Y était également mort en même temps. S’il ne s’agissait pas d’un hasard, une conclusion s’imposait : le laps de temps entre la contamination et le décès devait être extrêmement bref.
Un simple virus ne semblait pas suffire à expliquer ces morts mystérieuses. Repoussant la thèse du virus, Ando essaya d’imaginer autre chose, comme une intoxication alimentaire par exemple. Dans le cas d’une intoxication, il était fréquent que des personnes ayant ingéré les mêmes aliments au même moment développent simultanément des symptômes identiques. Et il pouvait y avoir différentes causes à une intoxication : poison naturel, chimique, d’origine microbienne. Cependant, jamais Ando n’avait entendu parler d’un poison capable de produire un sarcome causant un infarctus… Mais il pouvait aussi s’agir de germes étudiés en secret dans un laboratoire de recherche, ayant subi une mutation et s’étant échappés accidentellement du laboratoire…
Ando releva la tête. Il savait bien que toutes ses suppositions étaient vaines et restaient du domaine des pures élucubrations.
Kurahashi, un dossier à la main, s’approcha de la table devant laquelle était assis Ando et tira une chaise pour s’installer à côté de lui. Le dossier contenait une dizaine de photos, prises sur les lieux de l’accident.
— Vous pouvez voir comment on a retrouvé les cadavres, je ne sais si cela vous sera utile ou non, mais jetez donc un coup d’œil.
Les photos de l’accident ne semblaient pas propres à fournir des indications supplémentaires. Le problème venait d’une anomalie au niveau des cellules et le dossier d’un accident dû à l’inattention du conducteur ne pouvait guère fournir d’éléments concluants, Ando en était persuadé. Cependant, comme son interlocuteur avait pris la peine de lui apporter ces photos, il pouvait difficilement les lui rendre sans rien dire. Aussi se mit-il à les contempler une à une, pour la forme.
La première montrait une voiture sérieusement endommagée. Le capot s’était soulevé comme une montagne, le pare-chocs et les phares étaient complètement écrabouillés. Le pare-brise avant était réduit en miettes mais l’axe central n’avait pas dévié, ce qui donnait à penser que le choc n’avait pas dû se propager jusqu’aux sièges arrière.
La photo suivante montrait l’état de la chaussée. Sur la route sèche, aucune trace de freinage brutal n’apparaissait, preuve que Kazuyuki Asakawa ne regardait pas devant lui au moment de l’accident. Il était sans doute tourné vers l’arrière, en train de palper les corps refroidis de sa femme et de sa fille. Ando revit en pensée la scène qu’il avait imaginée trois jours plus tôt, dans le labo de Miyashita.
Comme rien de particulier n’attirait son attention dans les trois photos suivantes, il les jeta sur la table comme les cartes d’un jeu mais il s’arrêta soudain sur l’une d’elles, qui représentait l’intérieur de la voiture accidentée. Elle avait été prise à travers la fenêtre côté conducteur et on ne voyait que l’avant. La ceinture de sécurité pendait sur le siège du chauffeur, jusque sur le siège du passager. Ando regardait fixement le cliché, incapable de comprendre tout de suite ce qui avait attiré son attention.
Il avait déjà fait plusieurs fois ce genre d’expérience, en feuilletant au hasard les pages d’un livre. Un mot frappait son esprit, obligeait sa main à s’arrêter sur une page, pourtant il ne parvenait pas à découvrir tout de suite ce qui avait retenu son attention.
Ses mains devinrent moites. Son intuition lui disait que cette photo avait quelque chose à lui communiquer. Il l’approcha de ses yeux, la colla presque sous son nez, l’inspecta plusieurs fois sous tous les angles. Il se concentra sur un point et découvrit enfin l’indice qui y était dissimulé.
Un objet noir dépassait à demi de sous le dossier affaissé du siège avant, à côté de la place du conducteur ; au pied du siège, on apercevait un autre objet également plat et noir, coincé sous l’appuie-tête qui s’était effondré en avant. Ando appela Kurahashi d’une voix discordante :
— D… dites… Que… qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Il brandissait le cliché sous les yeux de son collègue, un doigt pointé dessus. Kurahashi ôta ses lunettes, s’approcha et pencha la tête sans rien dire. S’il faisait ce mouvement, ce n’était pas parce que l’objet l’intriguait, mais parce qu’il ne comprenait pas ce qu’Ando pouvait y trouver de si intéressant.
— Qu’est-ce que ça peut être ? murmura Kurahashi sans quitter l’image des yeux.
— On dirait un magnétoscope, non ? dit Ando, cherchant confirmation de son hypothèse.
— Oui, c’est bien ça, renchérit Kurahashi en lui rendant la photo.
Cet objet noir rectangulaire posé sur le siège avant aurait tout aussi bien pu être une boîte à gâteaux. Mais en observant de plus près, on distinguait une sorte de bouton noir et rond sur la partie avant droite. Cela faisait penser à un magnétoscope ou une chaîne stéréo, ou encore à un amplificateur. Ando décida qu’il devait s’agir d’un magnétoscope. L’autre objet coincé sous le repose-tête ressemblait à un ordinateur portable. Si l’on songeait au métier de Kazuyuki Asakawa, cela n’avait rien d’étrange qu’il se déplace en permanence avec un ordinateur portable. Mais pour ce qui était du magnétoscope. ..
— Qu’est-ce qu’un magnétoscope peut bien faire dans cette voiture ?
C’est le souvenir du récit de Maï Takano qui avait amené Ando à conclure qu’il s’agissait bien de ce type de machine. Après tout, Asakawa l’avait questionnée à propos d’une cassette vidéo, le soir de la veillée funèbre de Ryuji. Et le lendemain, il avait été victime d’un accident, alors qu’il rentrait chez lui à Shinagawa, avec un magnétoscope sur le siège avant de sa voiture. Où avait-il pu se rendre avec cet appareil ? S’il était sorti le faire réparer, il n’avait pas besoin de prendre l’autoroute, il pouvait se contenter d’aller chez un électricien du voisinage. Le but de cette sortie intriguait profondément Ando. Il fallait une bonne raison pour partir en balade avec un magnétoscope dans sa voiture.
Ando passa à nouveau en revue la dizaine de photos.
Sur l’une d’elle figurait le numéro d’immatriculation de la voiture, et il sortit son carnet pour le noter :
— Shinagawa WA 5287.
Les lettres WA indiquaient clairement qu’il s’agissait d’une voiture de location. Où Asakawa comptait-il apporter ce magnétoscope, après avoir loué une voiture pour l’occasion ? Et pourquoi ? Ando essaya de se mettre à sa place. Pour quelle raison aurait-il décidé, lui, d’emporter un magnétoscope dans sa voiture ?
Pour copier une cassette…
Il ne voyait pas d’autre raison. Imaginons qu’il ait reçu un coup de téléphone d’un ami, lui parlant d’une cassette formidable qu’il venait de se procurer. L’ami lui aurait bien fait une copie mais il n’avait qu’un seul magnétoscope. Si vraiment Asakawa souhaitait avoir lui aussi un exemplaire de cette vidéo, il ne lui restait plus qu’à apporter son propre magnétoscope chez son ami.
Cependant, même dans ce cas…
Ando se prit la tête dans les mains.
Cette cassette aurait-elle un lien avec la série de morts mystérieuses ?
Ando se sentait en proie à une impulsion irrationnelle. Il voulait absolument se procurer cette cassette, il voulait voir ces images. L’accident avait eu lieu sur la rampe de sortie d’Oda… Dans ce cas, où se trouvait la gendarmerie la plus proche ? La voiture accidentée devait probablement y être gardée dans un premier temps. Le magnétoscope qu’elle contenait devait donc s’y trouver aussi. Les deux passagères étaient mortes, le conducteur était dans le coma : si personne d’autre n’était allé la récupérer, la cassette devait toujours être entre les mains de la police. Ando connaissait de nombreux policiers, grâce à ses responsabilités de médecin légiste. Il ne devait avoir aucun mal à se procurer le magnétoscope qu’Asakawa transportait, si cela était nécessaire.
Mais avant cela, songea-t-il, il avait quelqu’un à rencontrer : Kazuyuki Asakawa en personne. Entendre de sa bouche le récit de ce qui s’était réellement passé serait le moyen le plus rapide de connaître la vérité. Le fax qu’il avait eu en main précisait qu’Asakawa avait été transporté à l’hôpital dans un état comateux. Mais dix jours s’étaient écoulés depuis, son état avait peut-être évolué. S’il pouvait tant soit peu communiquer, il fallait qu’Ando le voie, tout de suite.
— Savez-vous où Kazuyuki Asakawa a été hospitalisé ?
— À la Vie-Sauve à Shinagawa, je crois… (Kurahashi vérifia dans son dossier.) Oui, c’est bien cela. Mais il est dans le coma, vous savez.
— Cela ne fait rien, je vais essayer d’aller le voir tout de même, murmura Ando comme pour se convaincre lui-même.