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— Hé ! À quoi tu penses ?
En entendant Miyashita s’adresser à lui de la sorte, Ando se rendit enfin compte qu’il était dans la lune depuis un moment. Les sensations éprouvées deux heures plus tôt avaient à nouveau déferlé sur lui comme un raz de marée et menaçaient d’emporter au loin sa conscience. D avait beau lutter, un frisson glacé courait sur sa peau, et les mots que Miyashita débitaient avec passion, semblait-il, ne parvenaient que par intermittence à son esprit.
— Dis, tu m’écoutes, oui ou non ? cria Miyashita d’un ton agacé.
— Hein ? Ah, oui, oui, je t’écoute, répondit machinalement Ando, l’esprit visiblement ailleurs.
— Si quelque chose te tracasse, dis-le.
Miyashita tira un tabouret de sous la table, y posa ses pieds et se carra dans son fauteuil. Il se comportait comme s’il était chez lui, bien qu’ils fussent dans le labo d’Ando.
Ils étaient seuls tous les deux. Il était à peine six heures du soir, mais dehors il faisait déjà nuit. Ando était à peine rentré à son laboratoire de recherche à l’université, après sa lugubre visite à l’appartement de Maï Takano, qu’il avait reçu la visite de Miyashita, lequel lui avait imposé illico une longue tirade sur le virus, sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits.
— Non, non, rien ne me tracasse particulièrement.
Il n’avait pas l’intention de raconter à Miyashita l’horrible expérience qu’il venait tout juste de faire. Même s’il avait voulu, il n’aurait pas trouvé les mots pour exprimer ce qu’il avait ressenti. Aucune comparaison appropriée ne lui venait à l’esprit. Comment aurait-il pu dire ? Que c’était la même impression que quand on se trouve debout dans les toilettes en pleine nuit et qu’on croit sentir une présence derrière soi ? Quand on est en proie à cette sensation, le monstre imaginaire enfle de plus en plus jusqu’à ce qu’on se retourne et qu’on chasse l’illusion. Mais ce qu’Ando avait ressenti n’était pas ce genre d’illusion ordinaire. Il était absolument certain qu’il y avait quelqu’un derrière lui au moment où il avait perdu l’équilibre et était aller s’affaler contre la lunette des W.-C. Ce n’était pas le produit de son imagination. Cette chose avait émis ce rire strident et Ando, qui n’était pourtant pas un lâche, avait été incapable de se retourner.
— Tu sais que tu as spécialement mauvaise mine aujourd’hui ? fit remarquer Miyashita tout en essuyant ses lunettes à l’aide d’un tissu blanc.
Il avait raison. Ces derniers temps, Ando était souvent sujet à des insomnies qui le réveillaient au milieu de la nuit, après quoi il ne pouvait plus fermer l’œil.
— Bon, ça ne fait rien. En tout cas, cesse de répéter toujours les mêmes questions. Toi non plus, tu n’aimes pas trop qu’on te coupe la parole, pas vrai ?
— Désolé.
Ando s’excusait sincèrement.
— Bon, je peux continuer maintenant ?
— Oui, bien sûr, s’il te plaît, continue.
— Alors, ce virus qu’on a découvert dans les deux cadavres autopsiés à Yokohama…
— Le virus qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la variole ? intervint Ando.
— Oui, précisément.
— C’est son aspect extérieur qui ressemble… ?
Miyashita frappa légèrement la surface de la table de la main. Puis il plongea très sérieusement son regard dans celui d’Ando et soupira d’un air résigné :
— C’est bien ce que je dis, tu n’as rien écouté. Je te l’ai expliqué tout à l’heure. On a établi la séquence de l’ADN et étudié la disposition des bases chimiques du virus nouvellement découvert. Puis on a mis les résultats dans l’ordinateur. Et sa a donné quoi ? Eh bien, en gros, les analogies avec la variole sont très importantes.
— Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit du même virus…
— Non, il est identique à 70 % seulement.
— Et les 30 % restants ?
— Ne sois pas trop étonné. Ils correspondent à la disposition des bases de gènes qui codent les enzymes.
— Les enzymes ? De quelle créature ?
— L’homme.
— C’est une blague ?
— C’est normal que cela te paraisse incroyable. Mais c’est la vérité. Les autres virus de la même espèce contenaient les gènes de l’albumine humaine. Autrement dit, le virus qui vient d’être découvert est fabriqué à partir de gènes humains et de gènes de la variole.
La variole est un virus à ADN. Si c’était un rétrovirus, un virus à ARN, cela n’aurait rien d’étrange qu’il inclue des gènes humains. Mais comment un virus à ADN qui, d’habitude, ne doit pas posséder de tels enzymes peut-il contenir des gènes humains ? Ando était incapable de trouver une explication à ce processus. En outre, certains virus contiennent des gènes humains, les uns coupés avec des enzymes, d’autres avec des protéines. Exactement comme si le corps humain était divisé en dizaines de milliers de parts qui préserveraient chacune un virus qui lui serait assigné.
— Et le virus découvert chez Ryuji, c’est le même ?
— C’est là que je voulais en venir. L’autre jour, à peu près le même virus a été décelé dans le sang de Ryuji préservé par congélation.
— Là aussi, un composé d’être humain et de variole ?
— En gros, oui.
— En gros ?
— En gros, c’est le même virus. Mais dans une certaine partie, on voit se répéter une disposition de bases identiques.
— Comme dans un sucre d’orge. On peut découper n’importe quelle partie, les mêmes quatorze bases se répètent obstinément.
Ando en restait coi.
— Tu comprends ? Ce n’était pas le cas des deux cadavres de Yokohama.
— Autrement dit, il y a une subtile différence entre le virus découvert chez le jeune couple de Yokohama et celui retrouvé chez Ryuji ?
— Exact. Ils se ressemblent, mais sont légèrement différents. On ne peut en tirer aucune conclusion, tant qu’on n’a pas rassemblé les informations des autres universités.
À ce moment, un des trois téléphones alignés sur le bureau se mit à sonner.
— Tss, fit Miyashita avec un claquement de langue agacé. Le téléphone, maintenant !
— Excuse-moi un instant.
Ando se souleva un peu pour attraper le combiné.
— Oui, allô ?
— Ici Yoshino, du journal M, j’aurais voulu parler au professeur Ando.
— C’est moi-même.
— Le professeur Ando, de la faculté de médecine légale ? insista l’homme au bout du fil.
— Oui, c’est cela.
— C’est bien vous qui avez autopsié le cadavre de M. Ryuji Takayama le 20 octobre dernier à l’institut médico-légal de Tokyo, je ne me trompé pas ?
— Oui, c’est moi en effet.
— Bon. En fait, j’avais quelques questions à vous poser au sujet de cette affaire. Quand auriez-vous un peu de temps à me consacrer ?
— Euh…
Tandis qu’Ando hésitait sur la réponse à apporter, Miyashita en profita pour lui glisser à l’oreille :
— Qui est-ce ?
— Un journaliste du journal M, répondit Ando en bouchant le combiné de la main.
Puis il le remit contre son oreille et demanda à son tour :
— C’est à quel sujet exactement ?
— Nous voudrions avoir votre avis sur la série d’événements qui vient de se dérouler…
Cette expression « série d’événements » surprit grandement Ando. Les médias avaient donc déjà flairé quelque chose ? Cela paraissait un peu prématuré, si l’on songeait qu’à la faculté de médecine chargée de l’autopsie, on avait découvert deux semaines plus tôt à peine le lien qui pouvait exister entre différentes morts étranges…
— Que voulez-vous dire par « série d’événements » ?
Ando cherchait à tirer les vers du nez à son interlocuteur, et à découvrir ce qu’il savait exactement.
— Je veux parler de la série de morts étranges : Mlle Oishi et M. Iwata, Mlle Tsuji, M. Nomi, M. Ryuji Takayama, et enfin Mme et Mlle Asakawa.
D’où l’information avait-elle pu filtrer ? se demanda Ando, soudain silencieux comme si un renard lui avait jeté un sort.
— Alors, professeur ? Serait-il possible de vous rencontrer ?
Ando activa ses méninges. Si jamais ce journaliste possédait plus d’informations que lui sur cette affaire, il devait y avoir moyen de les lui soutirer. Ando n’avait pas besoin de lui montrer toutes les cartes que lui-même avait en main. Il pouvait garder ses propres secrets, tout en obtenant de Yoshino un complément d’informations utile.
— Entendu.
— Quand cela vous conviendrait-il ?
Ando ouvrit son agenda, vérifia son emploi du temps.
— Voyons… Le plus tôt serait le mieux. Demain, je suis libre de midi à deux heures.
Il y eut un petit silence. Yoshino devait lui aussi consulter son agenda.
— Parfait. Je serai à midi à votre laboratoire de recherche.
Ando et Yoshino raccrochèrent presque simultanément.
— Alors ?
Miyashita s’était approché et le tirait par la manche.
— C’était un journaliste.
— Mais que te voulait-il ?
— Il veut me voir.
— Toi ?
— Oui, il a des questions à me poser, paraît-il.
— Hmm…
Miyashita avait pris un air pensif.
— On dirait que tout le monde est déjà au courant…
— Je ne sais pas. Quelqu’un de chez nous aura peut-être laisser filtré des informations ?
— Peut-être… Je lui demanderai demain quand je le verrai.
— N’en dis pas trop, surtout.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
— Surtout qu’il y a une histoire de virus mêlée à ça.
— Oui, enfin, s’il ne le sait pas déjà.
Ando se rappela soudain quelque chose : Asakawa aussi travaillait au journal M, comme Yoshino ! Ils devaient se connaître. Si Yoshino en savait déjà long sur cette affaire, Ando pourrait apprendre des informations intéressantes au rendez-vous du lendemain. Il sentit croître sa curiosité.