2

Après le déjeuner, dès qu’il fut rentré à son bureau, Ando demanda des renseignements au département de médecine légale de l’université J dans la ville d’Utsunomiya, préfecture de Tochigi. D’après ses renseignements, la femme d’Asakawa était originaire d’Ashikaga, dans la préfecture de Tochigi, et si de nouveaux cadavres avaient été découverts dans la région, ils n’avaient pu être autopsiés ailleurs que dans cette université.

Ce fut l’assistant du médecin légiste qui répondit au téléphone, et Ando lui demanda aussitôt s’ils n’avaient pas eu à examiner, vers la fin du mois précédent, des patients ayant succombé à des infarctus du myocarde.

L’assistant lui répondit par une autre question, d’une voix où perçait un certain trouble :

— Excusez-moi, mais je ne comprends pas très bien dans quelle intention vous me demandez cela ?

Ando lui expliqua que sept cadavres porteurs de mêmes étranges symptômes avaient été découverts jusque-là dans la région de Tokyo et qu’il cherchait à savoir s’il y avait eu d’autres victimes ailleurs. Il avait réduit ses explications au minimum, évitant toute mention de « Ring » bu de parapsychologie.

— Avez-vous posé la même question à toutes les facultés de médecine autour de Tokyo ? insista son interlocuteur.

— Non, pas exactement.

— Dans ce cas, pourquoi vous adresser précisément à nous ?

— Parce qu’il y a des probabilités que de tels cas se soient présentés dans votre région.

— Vous voulez dire que des cadavres aient été découverts à Utsunomiya ?

— Non, à Ashikaga plutôt.

— À Ashikaga… ?

L’assistant parut plutôt surpris d’entendre Ando mentionner cette ville. Ando perçut son souffle suspendu à l’autre bout du fil et l’imagina, immobile, serrant le combiné dans sa main.

— Je suis très étonné, finit-il par dire. Comment le savez-vous ? Nous avons en effet autopsié ici même les cadavres d’un vieux couple découvert le 28 octobre à Ashikaga.

— Comment s’appelaient-ils ?

— Oda, si je me souviens bien. J’ai oublié le prénom du mari, mais la femme se prénommait Setsuko.

Ando avait déjà vérifié : les beaux-parents d’Asakawa s’appelaient Toru et Setsuko Oda. Pas d’erreur possible. Cela confirmait ce qu’il pensait déjà : dans la matinée du 21 octobre, c’est à Ashikaga, chez les parents de sa femme que s’était rendu Asakawa, dans une voiture louée pour l’occasion. Une fois chez eux, il avait dupliqué la cassette et la leur avait montrée. Il avait dû convaincre le vieux couple qu’ils ne craignaient rien pour leur vie, à condition de copier à leur tour cette cassette et de la montrer à deux autres personnes. Que ses beaux-parents aient cru ou non à cette histoire qui semblait absurde, il ne faisait aucun doute qu’ils avaient accepté de faire ce qu’Asakawa leur demandait, parce que la vie de leur fille et de leur petite-fille pouvait être en jeu. Pourtant, cela n’avait pas empêché l’épouse d’Asakawa et son bébé de mourir sur le chemin du retour, ni ses parents de succomber à leur tour une semaine plus tard…

— Vous avez dû être grandement surpris lors de l’autopsie…

Ando imaginait sans peine la réaction de l’équipe en découvrant que ce vieux couple était mort exactement à la même heure, et de la même cause.

— Je crois bien ! Comme ils étaient morts tous les deux à la même heure et qu’ils avaient fait un testament, on a tout de suite envisagé un double suicide, par empoisonnement sans doute. Mais, lors de l’autopsie, nous n’avons pas découvert la moindre trace de poison. En revanche, tous deux avaient un curieux sarcome qui bouchait l’artère coronaire. Imaginez notre surprise…

— Attendez un peu, coupa Ando.

— Oui ?

— Vous venez de parler d’un testament ?

— En effet. C’était une simple note rédigée de leur main, mais qu’on a trouvée à leur chevet, et qui semble avoir été écrite peu de temps avant leur mort.

Ando se sentait troublé. Pourquoi avaient-ils rédigé un testament ?

— Pourriez-vous me dire le contenu de ce testament ?

— Excusez-moi un instant.

L’assistant posa le combiné, parut s’éloigner un instant du téléphone, puis reprit l’appareil au bout de dix secondes :

— Cela va me prendre du temps de le chercher, je vous l’enverrai par fax tout à heure, si vous voulez.

— Cela m’aiderait beaucoup, je vous remercie.

Ando raccrocha après avoir donné son numéro de fax à son interlocuteur.

Il n’arrivait plus à s’éloigner de son bureau. Le fax était posé juste à côté, sur l’étagère du milieu du petit secrétaire sur lequel était installé son ordinateur personnel. Ando fit pivoter son fauteuil à quarante-cinq degrés pour se placer en face du fax, et attendit l’arrivée du document.

Pendant qu’il attendait ainsi, Ando passa à nouveau en revue plusieurs fois, sans changer de position, tous les événements qui s’étaient déroulés jusque-là.

Bientôt, une feuille commença à émerger lentement du fax avec le petit bruit caractéristique. Quand elle fut complètement imprimée, Ando se leva, l’arracha de la machine, se rassit et l’étala sur la table.

À l’attention du professeur Ando, faculté de médecine de K.

Veuillez trouver ci-joint le document testamentaire des époux Oda. Merci de me tenir au courant des développements de cette affaire.

Dr Yokota, université J.

Sous ces quelques mots griffonnés au stylo-bille par le professeur se trouvait une copie de quelques lignes rédigées à la main et signées par les époux Oda.

Nous avons pris la responsabilité de nous débarrasser de la cassette. Il n’y a plus lieu de s’inquiéter. Nous sommes épuisés. Yoshimiy Noriko nous vous laissons le soin de vous occuper de tout.

Teru et Setsuko Oda.

De toute évidence, les beaux-parents d’Asakawa avait écrit cette lettre en sachant qu’ils allaient mourir. Yoshimi et Noriko étaient sans doute le frère et la sœur d’Asakawa. Mais à qui s’adressaient les phrase précédentes ? Que signifiait se « débarrasser de la cassette » ? L’avaient-ils enterrée quelque part ? Ou voulaient-ils dire qu’ils s’en étaient « débarrassée » en la dupliquant pour la donner à quelqu’un d’autre ? Non, c’était impossible.

Ando essaya de reconstituer ce qui s’était passé en se mettant à la place des époux Oda. Le dimanche 21 octobre, ils reçoivent la visite de leur gendre, qui leur explique que la vie de leur fille et de leur petite-fille est en danger, à cause d’une vidéo maléfique. Ils acceptent de copier la cassette. Mais le même jour, leur fille et leur petite-fille meurent, comme l’avait prédit la malédiction. Les beaux-parents d’Asakawa avaient d’abord douté de toute cette histoire, mais devant ces morts inexpliquées, ils sont obligés de se rendre a l’évidence : la cassette a réellement un pouvoir. Sans aucun doute, ils avaient dû se résoudre à l’idée de mourir aux aussi, après les résultats de l’autopsie, en apprenant la présence d’une tumeur inexplicable chez les deux victimes. Ils avaient dû se dire que, si elles étaient mortes toutes les deux bien qu’elles aient suivi les instructions de la cassette, rien ne pourrait les sauver eux non plus et, épuisés par toute les formalités par lesquelles ils avaient dû passer pour ce douloureux enterrement, en proie à des pensée pessimistes, ils avaient attendu que la mort vienne les chercher à leur tour, sans même tenter de dupliquer la cassette… Cependant, si l’on en croyait les mots de leur lettre d’adieu, ils s’étaient « débarrassés » avant de mourir de cette cassette, source de tous leurs malheurs.

Comment s’y étaient-ils pris ? Ando n’avait aucun moyen de le savoir. L’avaient-ils effacée puis jetée, ou encore enterrée quelque part dans leur jardin ? Ando entreprit de tracer une sorte d’arbre généalogique de propagation de la cassette, en supposant que sa course s’arrêtait définitivement après le passage chez les époux Oda.

La cassette maléfique était donc née dans le chalet B-4 du Pacific Club de Hakone sud, par apparition instantanée des images sur un support existant. Asakawa avait rapporté cet original chez lui et en avait fait un double pour Ryuji. Ando supposait que l’exemplaire de Ryuji avait abouti entre les mains de Maï, et qu’elle l’avait effacé en laissant par inadvertance les quelques secondes du début. L’exemplaire d’Asakawa avait été récupéré par son frère Junichiro et jeté en même temps que le magnétoscope hors d’usage. Les deux copies faites par Asakawa avaient sans doute été détruites par les époux Oda. Ce qui signifiait que tous les exemplaires de cette cassette née du désir de vengeance de Sadako Yamamura avaient disparu de la surface de la terre ?

Ando remonta à l’origine de son arbre, pour vérifier ce point. Il paraissait à peu près certain que la cassette avait été détruite. L’existence de cette cassette apparue à la fin du mois d’août n’aurait finalement duré que deux mois, laissant tout de même neuf victimes derrière elle. La preuve en était qu’aucun décès inexpliqué n’avait été signalé ce mois-ci. Cependant… Si vraiment la cassette causait la mort de tous ceux qui la regardaient, qu’ils en fassent une copie ou pas, n’était-il pas normal qu’elle disparaisse rapidement ? La seule possibilité de se propager était pour cette cassette de menacer de mort ceux qui ne la dupliquaient pas dans un intervalle de sept jours, et elle continuait ou non sa route en fonction de la réaction des spectateurs, selon qu’ils obéissaient ou non à cette injonction. Si les spectateurs devaient mourir de toute façon, l’impasse était inévitable et la cassette ne pouvait survivre longtemps.

Si elle avait vraiment disparu, la série de morts étranges était résolue. Si ces images n’existaient plus, il n’y avait pas à s’inquiéter : aucun nouveau cas d’infarctus causé par une tumeur dans l’artère coronaire ne serait signalé. Cependant, deux questions fondamentales continuaient à torturer Ando :

Pourquoi Asakawa était-il le seul à continuer à vivre ?

Où était Maï Takano ?

Un raisonnement logique menait à la conclusion que la cassette avait disparu. Cependant, l’intuition d’Ando lui affirmait le contraire. Ça paraissait trop facile. Quelque chose ne collait pas dans tout ça.