5

Au moment où il introduisait la clé dans la serrure, Ando entendit le téléphone sonner chez lui. Il tourna la poignée sans se presser, pensant que de toute façon, la sonnerie s’arrêterait avant qu’il ait pu décrocher. La plupart de ses amis, connaissant la taille de son appartement, renonçaient au bout de cinq ou six sonneries, concluant qu’il était absent. En général, cela lui permettait de deviner qui avait essayé de l’appeler. Ainsi qu’Ando s’y attendait, la sonnerie cessa au moment où il entrait chez lui. Pas de doute, il s’agissait bien de quelqu’un qui savait que son appartement était tout petit. Or, les amis d’Ando qui connaissaient son lieu de vie étaient peu nombreux. Il devait s’agir de Miyashita, songea Ando en consultant sa montre : il était un peu plus de huit heures du soir.

Ando ouvrit largement la porte, laissa Masako passer devant lui, alluma la lumière, mit le chauffage en marche. Des vêtements étaient éparpillés un peu partout, comme le matin quand ils étaient sortis. Le sac de Masako était posé au milieu de la pièce, comme s’il était entendu que ce soir-là aussi, elle dormirait là.

Ando se sentait les épaules tendues, sans doute parce qu’ils avaient passé une partie de la matinée, puis de l’après-midi, dans une salle de cinéma. Il avait envie de se plonger dans un bain bien chaud.

Au moment d’enlever son manteau, il s’aperçut qu’il avait toujours le catalogue des éditions S dans la poche. Il le sortit, le posa sur la table de chevet, dans l’intention de le consulter tranquillement une fois qu’il aurait pris son bain. Il voulait vérifier le titre de l’ouvrage écrit par Ryuji et la date de sortie.

En bras de chemise, manches retroussées, il rinça la baignoire, régla la température de l’eau puis fit couler un bain. La petite baignoire fut vite remplie et la salle de bains s’emplit de vapeur. L’aération ne fonctionnait pas très bien. Ando jeta un coup d’œil dans le salon, dans l’intention de proposer à Masako de prendre son bain la première. Assise sur le bord du lit, elle enlevait ses bas.

— Tu veux prendre un bain ?

La jeune femme se leva et, au même moment, le téléphone se remit à sonner. Masako croisa Ando qui se dirigeait vers le téléphone et disparut dans la salle de bains dont elle ferma la porte-accordéon.

C’était bien Miyashita. Ando eut à peine posé le combiné contre son oreille que la voix coléreuse de son ami retentit :

— Mais où es-tu parti te balader toute la journée ?

— J’étais au cinéma.

C’était sans doute la dernière réponse à laquelle Miyashita s’attendait car il hurla d’un ton abasourdi :

— Quoi ? au cinéma ?

— J’ai vu deux films.

— Hein ? eh bien, tu te la coules douce, toi.

Après avoir exprimé sa stupéfaction en ces termes, Miyashita entama une litanie de reproches :

— J’ai essayé de te joindre toute la journée, moi, dis donc !

— Je ne suis pas toujours chez moi, qu’est-ce que tu veux !

— Bon, ça va. Au fait, devine où je suis en ce moment ?

D’où pouvait-il bien appeler ? Pas de chez lui, c’était certain. Ando entendait un bruit de circulation. Pas de la cabine en bas au coin de la rue, tout de même ?

— Ne me dis pas que tu es dans le coin et que tu veux monter me voir maintenant ?

Non, pas maintenant. Masako était à côté, dans le bain… Même si Miyashita voulait venir, Ando avait l’intention de refuser fermement.

— Mais non, idiot. Je suis au théâtre. Au théâtre, je te dis.

— Comment ça, au théâtre ?

C’était au tour d’Ando d’être surpris. Que faisait Miyashita au théâtre, alors qu’il venait de dire à Ando qu’il se la coulait douce, simplement parce qu’il avait vu deux films dans la journée ? Mais Miyashita n’était pas en train d’assister à une représentation

— Je suis devant le théâtre des arts acrobatiques.

Ando avait déjà entendu ce nom-là quelque part.

Mais où ? Ah, oui, ce nom figurait dans « Ring » : c’était la troupe de théâtre dont Sadako Yamamura avait fait partie juste avant sa mort.

— Et qu’est-ce que tu fais là ?

— Eh bien, j’ai découvert hier que les descriptions du rapport d’Asakawa était aussi précises que des images tournées par l’objectif d’une caméra vidéo.

— Oui, moi aussi, je m’en suis rendu compte.

Mais pourquoi revenir encore là-dessus ? se demanda

Ando, tout en s’emparant du catalogue des éditions S sur la table de chevet et en commençant à griffonner dans la marge. Ando avait l’habitude de prendre des notes quand il téléphonait. Étrangement, cela le calmait. Il coinçait toujours le combiné contre son épaule gauche, tandis que sa main droite griffonnait librement sur un carnet : telle était sa posture favorite quand il téléphonait.

— Aujourd’hui, je me suis avisé d’une chose que nous aurions pu vérifier sur place… Le visage, tu vois, le visage… nous sommes allés jusqu’à Atami pour voir à quoi ressemblait une personne qui était pourtant tout près de nous…

Ando commençait à s’impatienter. De quoi diable Miyashita voulait-il parler ?

— Cesse de tourner autour du pot et dis-moi clairement de quoi tu parles.

— De Sadako Yamamura, voyons ! lança Miyashita.

— Hé, une minute, Sadako Yamamura, est morte en 1966…

Ando s’interrompit. Il venait de comprendre pourquoi Miyashita s’était rendu au théâtre.

— Ah, tu voulais une photo, c’est ça ?

Dans « Ring », il y avait une scène où le journaliste Yoshino, correspondant du journal M à Yokosuka, rendait visite au siège de la troupe de théâtre dont Sadako faisait partie autrefois, et on lui montrait une photo de la jeune femme. Le curriculum vitae de Sadako au moment de son entrée dans la troupe avait été conservé et le journaliste avait pu faire une photocopie des deux photos d’elles incluses dans le dossier, une qui la représentait en pied, l’autre seulement à partir du buste.

— Je viens de me rendre compte que nous avions un moyen très simple de voir à quoi ressemblait Sadako.

Ando essaya d’imaginer à quoi ressemblait la jeune femme. Dans « Ring », sa description était frappante, et Ando en avait gardé un souvenir précis. Un corps long et mince, une poitrine pas très forte mais des proportions parfaitement équilibrées. Un visage assez neutre, mais dépourvu du moindre défaut, avec des yeux et un nez parfaits. Ando avait gardé l’image d’une beauté difficile à approcher.

— Et alors ? Tu as pu voir les photos ? demanda-t-il d’un ton soudain enthousiaste.

Miyashita avait dû voir les clichés. Et comme prévu, le visage de la jeune femme correspondait exactement à ce qu’il avait imaginé. C’est pour l’en informer qu’il téléphonait maintenant à Ando. Du moins était-ce ce qu’Ando croyait.

Mais à l’autre bout du fil, un profond soupir lui répondit :

— Non, mon vieux, tu te trompes.

— Comment ça ?

— Tu te trompes, elle n’est pas du tout comme on l’imaginait.

Ando en resta coi.

— Comment dire… ? poursuivit Miyashita, sur la photo, elle n’était pas du tout comme je le croyais. C’est une belle femme, sans aucun doute. Mais comment dire… ?

— Quoi, qu’y a-t-il ?

— Eh bien, je ne sais pas… Ça m’a complètement troublé. J’ai pensé tout d’un coup à un de mes amis, excellent portraitiste. Je lui ai demandé un jour quel genre de visage était le plus difficile à dessiner. Il m’a répondu que chaque physionomie avait ses caractéristiques propres et qu’il était aisé de parvenir à une ressemblance entre le modèle et le tableau, et qu’en fait aucun visage n’était difficile à dessiner. Comme j’insistais, il a fini par me dire que les seuls traits qu’il avait du mal à reproduire, c’étaient les siens. Il m’a expliqué que plus le peintre avait une conscience de soi prononcée, plus le portrait qu’il faisait de lui-même s’éloignait de l’original et finissait par représenter une personne complètement différente.

— Et alors ?

Quel rapport cela avait-il avec le sujet qui les préoccupait ?

— Rien, je me suis juste rappelé cette conversation, c’est tout… C’est pareil pour la cassette, tu sais. Ces images n’ont pas été filmées par une caméra vidéo, mais construites directement par les yeux et l’esprit de Sadako Yamamura. Pourtant…

— Pourtant ?

— Les paysages et les gens sont représentés fidèlement.

— Comment peux-tu dire ça ? Tu n’as pas vu les images.

— Mais c’est écrit dans « Ring ».

L’irritation d’Ando augmentait. Le ton de Miyashita avait quelque chose d’hésitant. On aurait dit un enfant qui voulait se mettre à marcher, mais craignait encore de faire le premier pas.

— Écoute, mon vieux, si tu me disais directement où tu veux en venir ?

À l’autre bout du fil, Miyashita prit une profonde inspiration puis marqua une pause.

— Je me demande si c’est vraiment Kazuyuki Asakawa qui a écrit « Ring ».

« Mais qui sinon lui ? » s’apprêtait à demander Ando mais, juste à ce moment, un signal retentit, indiquant que la communication allait être coupée.

— Ah, zut, ma carte est épuisée. Dis, tu peux recevoir des photos sur ton fax ? demanda Miyashita très vite.

— Sans problème. Les photos apparaissent clairement. En tout cas, c’est ce qu’affirmait la publicité, c’est pour ça que j’ai acheté ce fax.

— Bon je te les envoie, alors. Je voudrais que tu vérifies tout de suite si ces photos sont en accord avec l’image que tu avais de Sadako Yamamura, ou si c’est juste moi qui…

La ligne fut coupée brusquement.

Ando resta un moment à regarder dans le vague, le téléphone toujours sur l’épaule. Le bruit de la douche dans la salle de bains avait cessé, un silence total régnait dans l’appartement. Un léger courant d’air traversa la pièce. En levant les yeux, Ando s’aperçut que le vasistas était entrouvert, laissant passer l’air froid de la nuit. Au loin, dans la rue, on entendait des bruits de klaxons. Cela faisait un écho sec et brutal dans la pièce. Les sons parvenaient sans doute directement à cause de la sécheresse de l’atmosphère extérieure. Comparé à cela, l’intérieur de l’appartement semblait imprégné d’humidité. La vapeur qui s’échappait de la salle de bains avait envahi les autres pièces. Masako restait vraiment longtemps dans son bain, songea Ando.

Ando réfléchit un moment à ce que Miyashita venait de lui dire. Il comprenait très bien son état d’esprit. Il avait dû se sentir nerveux toute la journée. Plutôt que de passer son temps à anticiper sur le fait de savoir s’il était ou non atteint par le virus, il avait décidé d’agir. Il s’était souvenu que Sadako avait appartenu à une troupe de théâtre et que des photos d’elle y étaient conservées. Il avait dû vouloir se rendre sur place pour une simple vérification, cependant, il avait constaté que les photos étaient complètement différentes de l’image qu’il s’était faite de la jeune femme. Soucieux de vérifier si c’était une impression personnelle ou si Ando la partagerait, il avait fait des photocopies pour pouvoir les lui montrer. Et maintenant, il s’apprêtait à lès envoyer par fax à Ando.

Ando jeta un coup d’œil en direction du fax. Pour l’instant, il restait parfaitement silencieux.

Le regard d’Ando tomba à nouveau sur le catalogue des éditions S. Il le prit en main, se mit à le feuilleter pour passer le temps en attendant l’arrivée du fax. En dernière page étaient annoncées les prochaines publications. Sous l’intitulé « à paraître en février » étaient indiqués une dizaine de titres et d’auteurs, accompagnés d’un bref résumé. Vers le milieu de la liste, Ando tomba sur le nom de Ryuji Takayama. Le titre de l’ouvrage était : La Structure de la conscience (L’avant-garde de la pensée moderne) annonçait le résumé. Coincé entre un roman d’amour et un essai dévoilant les dessous des milieux de la télévision, l’ouvrage de Ryuji donnait une impression de rigueur. C’était l’œuvre posthume de son ami. Ardu ou pas, il faudrait qu’il la lise, songea Ando, tout en faisant une marque au stylo à côté du titre. Soudain il éprouva une sorte de décharge électrique dans son esprit. De quoi pouvait-il s’agir ? Le stylo en suspens, il se mit à réfléchir. Il lui semblait que, sur la page qu’il venait juste de regarder, il avait vu un autre mot qui lui était familier. Il parcourut le reste de la page des yeux. Dans la liste des parutions du mois de mars, annoncées en plus petits caractères que ceux de février, sur la troisième ligne, il découvrit ce qu’il cherchait…

De surprise, Ando écarquilla les yeux. Il crut d’abord à une simple coïncidence, mais le nom de l’auteur, à côté du titre, ne laissait aucune place au doute.

Il était en effet inscrit :

« A paraître en mars : Ring de Junichiro Asakawa, un roman de terreur aux frissons garantis ! »

Stupéfait, Ando laissa tomber le catalogue sans même s’en rendre compte.

Le frère d’Asakawa avait donc l’intention de publier ce récit ! Voilà qui expliquait son attitude pleine de froideur à l’égard d’Ando lorsqu’ils s’étaient croisés dans les salons d’accueil des éditions S.

Junichiro avait dû apporter quelques modifications au reportage de son frère pour lui donner des allures de roman, et s’apprêtait à le publier. Seul Ando pouvait savoir qu’il avait plagié son frère. Voilà pourquoi Junichiro avait feint de ne pas le connaître et s’était éloigné sans même lui dire bonjour. Une conversation prolongée avec Ando lui aurait fait courir des risques : si l’existence de la disquette avait été évoquée devant ses collègues de la maison d’édition, ils auraient pu apprendre la vérité. Or, il voulait faire passer ce texte pour un roman original écrit de sa main.

— Il ne faut surtout pas qu’il publie ça ! grommela Ando entre ses dents.

Il fallait au moins que la publication soit retardée jusqu’à ce que l’on ait la preuve que le dossier « Ring » ne pouvait faire aucun mal à ceux qui le lisaient. C’était le devoir d’Ando en tant que médecin. Dès le lendemain, Miyashita et lui-même se soumettraient à une analyse de sang. Si jamais elle se révélait positive… S’il s’avérait que Miyashita et Ando étaient porteurs du virus Ring, alors la diffusion de ce livre pourrait entraîner une terrible catastrophe. Au départ, il n’existait qu’une seule cassette maléfique. Et elle se multipliait à un rythme très lent. Mais si c’était un livre qui était publié, alors la diffusion du virus atteindrait des proportions gigantesques. Il y aurait au moins dix mille nouvelles contaminations, on pouvait même craindre qu’il y en eût des centaines de milliers. Le virus se serait disséminé simultanément dans tout le pays, à une vitesse affolante.

Ando grinça des dents. L’image d’un énorme raz de marée venait de traverser son esprit. Une énorme muraille d’eau noire, qui avançait sans bruit. Ando crut sentir autour de lui le vent que soulevait la pression de cette énorme lame. Il s’approcha de la fenêtre, referma le vasistas. De là, il jeta un coup d’œil dans le couloir et aperçut Masako, un drap de bains autour de la taille, en train de fouiller vivement dans son sac de voyage, sans doute à la recherche de sous-vêtements propres. Il la voyait de profil, elle semblait absorbée par ce qu’elle faisait.

Le téléphone sonna à nouveau. Ando souleva le combiné, entendit un bruit de fax de l’autre côté, appuya sur le mode « réception ».

Bientôt, la photo commença à s’imprimer sur sa machine avec le grésillement caractéristique du fax. Ando, immobile, regardait la feuille blanche émerger lentement de la machine noire. Il sentit une présence derrière lui, se retourna. Masako, vêtue d’un simple slip, avait mis sur ses épaules la serviette qui lui ceignait les hanches un moment plus tôt, et se tenait debout, juste derrière lui. Elle avait les joues encore empourprées par le bain, et ses yeux dégageaient une lumière qu’Ando ne leur avait encore jamais vue. Des yeux humides, d’une beauté telle qu’il eut envie de la serrer contre lui et d’embrasser ses paupières. En même temps, une expression résolue flottait sur se traits.

Un « bip » annonça la fin de l’impression. Ando arracha la feuille de la machine, s’assit sur le lit et regarda le fax : il y avait deux photos côte à côte sur la feuille. Ce n’était pas aussi clair qu’un véritable cliché, mais les images étaient de bonne qualité.

Ando laissa échapper un cri. C’était certain, la personne représentée sur cette photo ne correspondait pas à l’image qu’il s’était faite de Sadako Yamamura. Cependant, ce n’est pas pour cela qu’il avait crié. La femme représentée sur le fax n’était autre que celle qui se tenait debout, devant lui, en ce moment même.

La femme lui prit le fax des mains, l’examina attentivement. Ando leva sur elle un regard sans force, comme un enfant que sa mère vient de prendre en faute. Cette femme n’était pas la sœur de Maï Takano et ne s’appelait pas Masako. Tout cela n’était que mensonges… Il parvint enfin à articuler d’une voix étranglée :

— Sadako Yamamura… c’était toi ?

La femme tordit légèrement le coin des lèvres, comme si l’affolement d’Ando lui paraissait comique.

Ando sentit un grand vide blanc envahir l’intérieur de son esprit. Pour la première fois en trente années de vie, il perdit connaissance.