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La lumière de cette matinée d’automne ensoleillée pénétrait à flots dans le couloir menant à la salle de dissection. Il y régnait néanmoins une atmosphère sombre et humide, et même le bruit des semelles de caoutchouc de ceux qui le traversaient résonnait ici de façon lugubre. Ils étaient quatre : Ando, médecin légiste, le clinicien qui l’assistait et les deux policiers. Le reste de l’équipe, composée d’un l’assistant, d’un secrétaire et d’un photographe était déjà dans la salle de dissection.
Quand Ando ouvrit la porte, on entendit un bruit d’écoulement d’eau : l’assistant, debout devant le lavabo, lavait énergiquement tous les instruments destinés à l’autopsie. La bonde d’évacuation était plus large que d’ordinaire, l’évier épais et d’un blanc immaculé. Le sol, d’une superficie d’une dizaine de mètres carrés, était imbibé d’eau. C’est pour cela que toutes les personnes présentes, y compris les deux policiers, étaient chaussées de bottes de caoutchouc. Généralement, au cours de l’autopsie, on faisait couler de l’eau par terre sans discontinuer.
Sur la table d’opération, le corps de Ryuji Takayama,. son ventre blanc dénudé, attendaient Ando et son équipe. Le mort mesurait environ un mètre soixante, et son ventre gonflé de graisse, sa poitrine musclée, avaient l’aspect tendu et compact d’un tambour. Ando souleva légèrement le bras droit du cadavre. En dehors de celle de la gravité, on n’y sentait aucune force. C’était la preuve qu’aucune vie n’y subsistait. Ando pouvait jouer librement, comme avec une menotte de bébé, avec le bras d’un homme dont on vantait autrefois la force physique. Lorsqu’ils étaient étudiants, Ryuji était le plus fort d’entre eux et gagnait toujours aux concours de bras de fer. En un rien de temps, le poignet de tous ses adversaires touchait la table. Et maintenant, c’était ce bras qui retombait sans force sur la table de dissection.
Le regard d’Ando descendit vers le bas-ventre du mort, se fixa un instant sur son sexe, tout racorni au milieu de la touffe noire des poils pubiens. La peau du prépuce recouvrait complètement le gland, et il était difficile d’imaginer comment un organe aussi ramolli pouvait appartenir à ce corps robuste. Peut-être n’y avait-il eu aucune relation physique entre Ryuji Takayama et Maï Takano, après tout… C’est du moins la pensée que faisait naître chez Ando la vue de ce sexe étrangement infantile.
Ando saisit son scalpel, l’introduisit sous la peau du menton, incisa d’une seule traite les muscles épais jusqu’au bas-ventre. Il ne restait plus une once de tiédeur dans ce corps, sans vie depuis plus de douze heures. Ando découpa les côtes au cutter, les écarta une à une pour sortir les poumons, qu’il passa l’un après l’autre à son assistant. À l’époque de leurs études, Ryuji était un adversaire obstiné du tabac ; il avait dû rester fidèle à cette hygiène de vie, car ses poumons avaient une couleur rosée et un aspect bien propre. L’assistant mesura rapidement les poumons, les pesa, transmit les résultats au secrétaire qui les nota sans rien omettre. Pendant ce temps, les flashes se succédaient dans la salle, tandis que le photographe prenait des clichés du cœur sous toutes les coutures. Les opérations, pratiquées par une équipe rodée, se déroulaient avec une parfaite maîtrise.
Le cœur était recouvert d’une légère pellicule de graisse. Sous la lumière chirurgicale, il avait une couleur jaunâtre et semblait légèrement plus gros que la moyenne. Trois cent douze grammes. C’était le poids du cœur de Ryuji Takayama. Un poids correspondant à 0,36 % de sa masse corporelle. Il suffisait de regarder de l’extérieur ce cœur qui battait encore normalement douze heures auparavant pour se rendre compte d’une altération : la plus grande partie du ventricule gauche, sous la graisse, avait une couleur rouge un peu plus foncée que le reste. Un caillot quelconque avait dû boucher une partie de l’aorte et, le sang ne pouvant plus circuler, le cœur avait cessé de battre. À première vue, tout indiquait un infarctus du myocarde.
D’après la taille de la partie altérée, Ando pouvait supposer à quel endroit s’était produit la thrombose. C’était juste dans la partie de l’aorte où commence l’artère coronaire gauche. Si cet endroit se bouchait, le risque de mort subite était extrêmement élevé. La cause de la mort était établie, mais il faudrait attendre les résultats d’analyses des jours suivants pour savoir pour quelle raison cette artère s’était bouchée. Sûr de lui, Ando prononça son diagnostic : « arrêt du cœur par obturation de la coronaire gauche », après quoi il s’attaqua à l’extraction du foie. Ensuite, il vérifia que la rate, les reins, les intestins ne présentaient aucune anomalie, examina le contenu de l’estomac, sans découvrir aucun élément susceptible de retenir son attention.
Au moment où il s’apprêtait à découper la boîte crânienne, son assistant fit remarquer en penchant la tête d’un air de doute :
— Professeur, il y a quelque chose de bizarre à la gorge…
Il pointait le doigt vers l’œsophage ouvert en deux. On distinguait en effet une tumeur sur la membrane muqueuse du pharynx. Elle n’était pas très grosse et si son assistant n’avait pas attiré son attention dessus, Ando n’aurait rien vu. C’était d’ailleurs la première fois qu’il voyait ce genre de symptôme… Cela n’avait sans doute rien à voir avec la cause de la mort mais, par précaution, il retira le sarcome. Pour savoir de quoi il s’agissait, il faudrait attendre les résultats de l’analyse chimique.
Ensuite, Ando incisa la peau du crâne de son ancien condisciple et la découpa du sommet de la tête jusqu’au front. À voir l’envers blanc de la peau retournée, on comprenait bien que la peau du visage était faite d’une seule pièce, avec des ouvertures pour le nez, la bouche, les yeux.
Ando entreprit d’extraire le cerveau de la boîte crânienne.
Il était complètement blanc, parcouru de petites rides. Parmi les étudiants en médecine, qui constituaient déjà une élite, les capacités intellectuelles de Ryuji sortaient du rang. Il avait étudié l’anglais, l’allemand et le français, et surprenait souvent son professeur en posant de nombreuses questions auxquelles il leur était impossible de répondre sans avoir lu les publications scientifiques les plus récentes. Cependant, plus il approfondissait la médecine, plus son intérêt se portait vers le domaine des mathématiques pures. Pendant un temps, le jeu consistant à déchiffrer des messages codés avait été en vogue dans la classe. Il fallait décoder le plus rapidement possible le cryptogramme que les autres joueurs lançaient chacun leur tour. Ryuji était toujours le plus fort et résolvait sans difficulté même des messages dont Ando était sûr qu’ils étaient impossibles à déchiffrer. Mais plutôt que d’admirer les talents de son ami pour les mathématiques, Ando ressentait un frisson, comme si Ryuji avait lu à l’intérieur de son esprit. Parmi leurs condisciples, personne, à l’exception de Ryuji, ne parvenait à percer les énigmes proposés par Ando. Qui plus est, à part Ando, personne n’était jamais parvenu à résoudre les codes mis au point par Ryuji. Ando lui-même n’y parvint d’ailleurs qu’une seule fois. Il savait bien que c’était un simple coup de chance. Ce n’était pas le résultat d’un raisonnement logique ; simplement, en regardant par la fenêtre, ses yeux étaient tombés par hasard sur l’enseigne d’un fleuriste voisin, et le numéro de téléphone inscrit dessus lui avait fourni un indice lui permettant de résoudre le cryptogramme en question. Son intuition s’était superposée par hasard à la pensée de Ryuji… Ando était toujours resté persuadé que ce qui s’était passé n’était dû qu’à une simple coïncidence.
À l’époque, ce qu’Ando ressentait pour Ryuji Takayama était assez proche de la jalousie. Il lui était arrivé plusieurs fois de perdre confiance en lui-même, avec un sentiment d’écrasement et d’incapacité, à l’idée qu’il ne pourrait jamais contrôler à son tour son camarade et serait toujours sous sa domination.
Et ce cerveau si extraordinaire, voilà qu’aujourd’hui il l’avait sous les yeux. Il était légèrement plus lourd que la moyenne, mais ne différait en rien en apparence de celui d’un homme ordinaire. Quelles pensées avait bien pu traverser ces cellules, du vivant de Ryuji ? Son intérêt pour les mathématiques pures avait grandi jusqu’à le mener au domaine de la logique… Ando arrivait à comprendre ça. Si Ryuji avait vécu encore dix ans, il aurait sans aucun doute produit des travaux remarquables dans ce domaine. Comme Ando avait envié, admiré ses talents d’une espèce rare ! Sur son encéphalogramme, ses ondes cérébrales devaient plonger vers des abîmes sans fond, monter comme des pics infranchissables.
Mais maintenant, tout était fini. Ces cellules avaient cessé de fonctionner. Ce cerveau génial était mort, à cause d’un cœur qui s’était arrêté de battre parce qu’une artère s’était bouchée. Maintenant, enfin, le corps physique de Ryuji se trouvait sous le contrôle d’Ando.
Après avoir vérifié que le cerveau ne présentait pas d’hémorragie, Ando le replaça dans la boîte crânienne.
Cinquante minutes à peine s’étaient écoulées depuis qu’il avait saisi son scalpel. Dans la plupart des cas, une autopsie était achevée en moins d’une heure. Au moment où il terminait ses investigations, Ando plongea la main dans le bas-ventre de Ryuji vidé de ses entrailles et tâtonna du bout des doigts pour trouver les testicules, qu’il retira. Les deux boules de chair grisâtre, de la taille de deux œufs de caille, roulèrent dans sa main comme de jolies billes.
Qui était le plus à plaindre ? se demanda Ando. Ryuji, mort sans descendance, ou lui, qui avait perdu un fils âgé de trois ans ?
C’est moi, conclut-il sans l’ombre d’une hésitation. Au moins Ryuji était mort sans savoir. Ce chagrin impossible à mesurer, cette souffrance si forte qu’elle vous transperce la poitrine, Ryuji ne les avait pas connus de son vivant. Le bonheur d’avoir des enfants était peut-être lui aussi incommensurable. Mais le chagrin de les avoir perdus ne disparaissait sans doute jamais, même si on vivait cent ans. Ando, en proie à des pensées complexes, fit rouler sur la table d’opération ces deux testicules qui avaient achevé leur rôle sans produire la vie.
Ensuite, il ne restait plus qu’à recoudre le cadavre. Ando bourra le ventre vide de papier journal roulé en boule pour lui redonner du volume, puis recousit ensemble les deux morceaux de peau. Il fit de même pour la tête, puis le mort fut lavé et revêtu d’un kimono de coton tout propre. Il paraissait plus mince qu’avant l’autopsie, à cause de tous les organes qu’on lui avait retirés.
« Tu as bien maigri, hein, Ryuji… »
Depuis un moment Ando s’adressait intérieurement au cadavre, et se demandait pourquoi. Il ne faisait pas cela d’habitude. Était-ce du cadavre lui-même qu’émanait une atmosphère qui le poussait à lui adresser la parole ? Ou était-ce simplement parce qu’il s’agissait d’un ancien condisciple ? Naturellement, cela restait un monologue. Il lui sembla cependant, au moment où deux assistants soulevaient le cadavre pour le déposer dans son cercueil, entendre la voix de Ryuji Takayama résonner tout au fond de lui. En outre, les alentours de son nombril le démangeaient curieusement. Il se gratta sans succès, et eut la sensation de sentir cette démangeaison flotter autour de lui, comme séparée de son corps.
Passablement inquiet, il s’approcha du cercueil et tâta le corps de Ryuji, de la poitrine au ventre. Il sentit un petit objet dur pointer du côté de la poitrine, et souleva légèrement le kimono mortuaire pour voir. En regardant bien, juste au-dessus du nombril, un morceau de papier journal dépassait entre les deux morceaux de peau recousus. Il avait pourtant recousu soigneusement le cadavre. D’où sortait ce bout de papier plié ? Sans doute, le journal avait-il bougé tandis qu’on déplaçait le corps et avait trouvé une fente où s’introduire. Le papier légèrement taché de sang portait des traces de gras, et sous cette pellicule blanche apparaissait quelques chiffres imprimés.
De petits chiffres, difficiles à lire. Ando rapprocha son visage pour mieux les voir. Il y avait six chiffres, disposés sur deux rangs par colonnes de trois.
178 136
Était-ce la page de la Bourse, ou un numéro de téléphone, ou encore les chiffres d’un code d’émission de télévision ? Toujours est-il que ce coin de page ne portant que six chiffres était étonnant pour un journal. A tout hasard, Ando les grava dans sa mémoire.
178, 136…
Puis, du bout de ses doigts toujours gantés de caoutchouc, il repoussa le papier à l’intérieur du corps, tapota délicatement la peau. Après avoir vérifié que le journal ne ressortait plus, il rajusta le vêtement du mort, passa de nouveau sa main sur le ventre. Cette fois, la surface arrondie était bien lisse, sans la moindre aspérité. Ando recula de deux ou trois pas.
Il tremblait sans raison, des frissons glacés lui parcouraient l’échiné. Quand il leva les bras pour enlever ses gants de caoutchouc, tous ses poils se hérissèrent, du dos de la main jusqu’au coude. Il prit appui sur l’escabeau à côté de lui et examina à nouveau attentivement le visage de Ryuji Takayama. Au bord des paupières paisiblement closes du mort, les cils tremblaient légèrement comme si elles allaient se soulever à l’instant. Le bruit d’écoulement d’eau dans la salle était assourdissant. Tout le reste de l’équipe présente s’activait, chacun était concentré sur ses propres tâches et Ando était apparemment le seul à se rendre compte que l’eau jaillissait à flots. Un doute ridicule traversa l’esprit du médecin. Ryuji était-il vraiment mort ? Comment ce papier journal qui emplissait son ventre avait-il pu bouger, son ventre se soulever ? Ni les assistants ni les policiers ne semblaient avoir remarqué quoi que ce soit. Comment pouvaient-ils rester aussi indifférents à ce qui se passait à côté d’eux ? C’était vraiment étrange.
Soudain, Ando fut pris d’une envie pressante. À peine avait-il imaginé Ryuji Takayama se levant et se mettant à marcher dans un bruit de papier froissé, qu’un besoin incoercible de vider sa vessie l’avait envahi.