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Après la deuxième autopsie à l’institut médico-légal, Ando laissa le soin à ses collègues de s’occuper de dernières formalités et retourna à l’université. Miyashita l’avait appelé pour lui dire qu’il y avait de nouveaux développements à propos du décès de Ryuji Takayama et il bouillait d’impatience de savoir de quoi il retournait. Il sortit du métro en grimpant les escaliers quatre à quatre.

Passant par l’entrée principale de l’hôpital annexe à l’université, il se dirigea à travers les couloirs vers le bâtiment de l’ancien hôpital. Le nouveau bâtiment avait été construit à peine deux ans plus tôt. L’immeuble de seize étages, complètement modernisé, et les vieux bâtiments qui ressemblaient à un ensemble de HLM étaient reliés par un système complexe de corridors et d’escaliers. Un véritable labyrinthe. Tout le monde se perdait invariablement lors de la première visite. Les vieux bâtiments étaient tout imbriqués et, de l’un à l’autre, au fur et à mesure qu’on y avançait, la couleur des couloirs, leur largeur, la façon dont le parquet grinçait et jusqu’à l’odeur, tout différait. Si on se retournait pour regarder la lourde porte d’acier qui tenait lieu de séparation avec le bâtiment moderne au bout du vaste couloir, la perspective se brouillait et on était saisi de l’illusion de contempler l’avenir.

À travers l’interstice de la porte entrouverte du laboratoire de recherche en pathologie médicale, Ando aperçut le dos de Miyashita, assis sur un tabouret rond. Il n’était pas tourné vers le matériel expérimental mais semblait consulter un document posé sur la table centrale. Très concentré, le nez contre son livre, il en tournait avidement les pages. Ando entra, s’approcha de lui par-derrière, tapa légèrement sur son épaule enrobée de graisse.

Miyashita se retourna, ôta ses lunettes, reposa l’ouvrage qu’il regardait. Le titre Introduction à l’astrologie semblait sans rapport avec le problème qui préoccupait les deux hommes.

Miyashita fit tourner son tabouret pour faire face à Ando et s’enquit avec le plus grand sérieux :

— À propos, tu es né quand ?

Pour toute réponse, Ando souleva l’ouvrage d’Introduction à l’astrologie et se mit à le feuilleter.

— L’astrologie, maintenant ?… Tu n’as pourtant rien d’une collégienne.

— Ce qu’il y a là-dedans n’est pas si idiot qu’on pourrait le croire. Alors, ton anniversaire ?

— Dis-moi plutôt…

Ando tira un tabouret de sous la table, s’y assit, d’un geste si vif que le siège heurta le bord de la table, faisant tomber bruyamment le livre posé dessus.

— Hé, du calme !

Miyashita se pencha non sans difficulté et ramassa l’ouvrage. Mais Ando ne prêta aucune attention au manuel qu’il venait de faire tomber.

— … Alors, tu as découvert le virus ?

Miyashita secoua la tête.

— Non, mais je me suis renseigné dans les autres labos de médecine légale pour savoir s’il y avait eu des cadavres autopsiés présentant le même genre de symptômes que Ryuji, et je viens d’avoir leurs réponses.

— Il y en avait ?

— Oui, figure-toi : six !

— Six ?…

Il était pour le moment difficile de dire si ce chiffre signifiait beaucoup ou non.

— Ils ont été plutôt surpris. Ils pensaient être les seuls à avoir à autopsier des cadavres avec de si curieux symptômes.

— Dans quelles universités ont-ils été autopsiés ?

Miyashita tendit la main vers les dossiers éparpillés sur la table, dans laquelle son ventre parut s’enfoncer.

— Deux à l’université E, un à T, trois à l’université Y de Yokohama. Ça fait six en tout. Et il y en aura probablement d’autres.

— Fais voir.

Ando prit le dossier des mains de son ami.

Il contenait un échange de fax datant de la matinée. Les documents – des fiches de renseignements fournis par l’autopsie photocopiées et envoyées par fax – n’étaient pas très lisibles, à cause de ces diverses manipulations. Ando sortit les feuilles du dossier, lut les passages qui l’intéressaient.

Tout d’abord, le cadavre autopsié à l’université T : Shuichi Iwata, dix-neuf ans, décédé le 5 septembre à vingt-trois heures au carrefour devant la gare de Shinagawa, suite à une chute de mobylette. Résultats de l’autopsie : arrêt cardiaque dû à l’obturation de l’artère coronaire par une tumeur d’origine inconnue.

À l’université Y, il s’agissait d’un jeune couple qui avait succombé en même temps. Takehiko Nomi, dix-neuf ans, et Haruko Tsuji, dix-sept ans. Trouvés morts le 6 septembre à l’aube, dans une voiture de location garée au pied de l’Okusuyama, à Yokosuka, préfecture de Kanagawa. Au moment de la découverte des corps, Tsuji avait la culotte descendue jusqu’aux genoux, de même pour le slip et les jeans que portait Nomi. Le cœur des deux jeunes gens s’était donc arrêté de battre en même temps, au moment où ils s’apprêtaient à avoir un rapport sexuel dans la voiture, garée dans un endroit désert en pleine nuit. L’autopsie avait, là encore, révélé la présence d’une tumeur à l’intérieur d’une artère.

— C’est fou, ça ! fit Ando en levant les yeux au plafond.

— Le jeune couple dans la voiture, hein ?

— Oui. Comment ont-ils pu faire un infarctus tous les deux exactement au même moment ? Et en comptant l’autre mort et Shuichi Iwata, cela fait trois personnes décédées avec les mêmes symptômes.

— Et tu as vu le dossier de la famille qui suit ?

Ando baissa à nouveau les yeux vers le dossier.

— Pas encore.

— Jettes-y un coup d’œil. Eux avaient une tumeur dans la gorge, exactement comme Ryuji.

Ando tourna vivement la page pour lire le dossier suivant. Une mère et une fille autopsiées à l’université S. Shizu Asakawa, trente ans, et Yuko Asakawa, un an et six mois. Ce nom retint l’attention d’Ando. Cela lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Miyashita scruta le visage de son compagnon :

— Qu’y a-t-il ?

— Non, rien…

Ando se plongea dans la lecture du dossier.

Dans la matinée du 21 octobre, Shizu et Yoko Asakawa avaient eu un accident, dans la voiture conduite par leur mari et père, à proximité de la rampe de sortie d’autoroute dans direction Urayasu-Oi, dans la baie de Tokyo. Il y avait parfois des embouteillages du côté de cette sortie vers l’entrée du tunnel du port de Tokyo, mais la voiture dans laquelle se trouvaient les victimes avait embouti un camion qui était le dernier véhicule de la file bloquée dans la rampe de sortie. Le choc avait été violent : la mère et la fille, installées sur le siège arrière, étaient mortes sur le coup. Le mari, lui, était gravement blessé.

— Pourquoi a-t-on demandé une autopsie ? s’enquit Ando d’un ton agacé.

Il était rare qu’on procède à des autopsies quand il s’agissait d’un accident de la route, comme c’était le cas ici, de toute évidence. On ne procédait à une autopsie judiciaire, en présence du procureur, qu’en cas de crime.

— Ne t’énerve pas, lis plutôt la suite.

— Tu en as de bonnes ! Si tu faisais changer ton fax ? Le tien est une véritable antiquité. C’est complètement illisible, ça me donne la migraine.

Ando brandit sous les yeux de Miyashita la feuille qu’il paraissait sur le point de rouler en boule. Il avait horreur de devoir s’efforcer de déchiffrer des documents mal imprimés. Il était si énervé et pressé de connaître la suite qu’il n’arrivait pas à assimiler les circonstances de l’accident.

— Tu n’as vraiment aucune patience, lança Miyashita en préambule avant d’entreprendre de lui expliquer ce qui s’était passé :

« On a d’abord cru que la mère et la fille étaient mortes à la suite de la collision. Mais un examen de routine a tout de suite révélé qu’elles n’avaient aucune trace de blessure importante. La voiture a été très endommagée, mais elles étaient assises à l’arrière. Sa a soulevé des doutes et un examen plus approfondi a été demandé. On s’est aperçus que la mère et la fille portaient bien des traces de choc dues à la collision, sur les jambes, le visage, le front, mais qu’aucun organe vital n’avait été touché. Ensuite, ça relève de ton domaine…

« Il fallait observer les blessures que portaient les cadavres pour vérifier si elles avaient été infligées avant la mort ou après, et, dans le premier cas, si elles avaient pu ou non causer la mort. En ce qui concernait la mère et la fille, la réponse était non. Il n’y avait donc qu’une seule conclusion possible : la mère et la fille étaient déjà mortes au moment de l’accident.

— L’homme qui était au volant transportait les cadavres de sa femme et de sa fille…

— Absolument.

Dans ce genre de cas, une autopsie était naturellement ordonnée sur-le-champ. L’hypothèse la plus vraisemblable était la suivante : le mari voulait se suicider avec sa famille, et après avoir étranglé sa femme et sa fille, était parti en voiture avec l’idée de trouver un lieu approprié pour se supprimer lui aussi ; au cours de ce déplacement il avait eu un accident… Cependant, l’autopsie avait lavé le mari de tout soupçon. En effet, la mère et la fille avaient succombé à un infarctus, comme dans les autres cas. Il ne s’agissait donc pas d’un meurtre. La mère et le bébé étaient mortes dans la voiture pendant qu’elle roulait sur l’autoroute, et l’accident avait eu lieu juste après leur mort.

En se fondant sur ces points, il était aisé de deviner pourquoi le mari avait fait une fausse manœuvre au volant. Il n’avait pas dû se rendre compte tout de suite que sa femme et sa fille étaient mortes. Il devait les croire tout bonnement endormies sur le siège arrière, le bébé allongé sur la mère. Comme cela faisait un moment qu’elles ne bougeaient plus, il avait voulu les réveiller et, tenant le volant de la main droite, avait étendu l’autre vers l’arrière pour secouer sa femme. Comme elle ne se réveillait pas – et pour cause –, il avait posé la main sur son genou, après avoir jeté un coup d’œil à la route. À ce moment-là, il avait dû sentir que quelque chose n’allait pas, un changement de température corporelle ou autre. Saisi de panique, il ne s’était pas rendu compte qu’il arrivait dans un embouteillage et avait continué à regarder sa femme au lieu de regarder devant lui.

Voilà plus ou moins ce qui avait dû se passer. Ando, qui avait fait l’expérience de la mort de son fils, imaginait sans peine la panique qui avait pu s’emparer de l’homme au volant. Si seulement il avait su maîtriser sa panique… Alors, cette adorable petite existence n’aurait pas sombré dans le néant. Mais dans le cas de cet homme, même s’il n’avait pas cédé à la panique, cela n’aurait pas changé grand-chose à la situation. Sa femme et sa fille étaient mortes de toute façon.

Cet homme qui avait perdu femme et enfant à peine deux semaines auparavant éveillait la compassion d’Ando, il se demandait ce qu’il était devenu.

— Qu’est-il arrivé au conducteur ?

— Il est toujours hospitalisé.

— Quelle est la gravité de ses blessures ?

— Physiquement, ça va, mais mentalement…

— Mentalement ?

— Il a été transporté à l’hôpital juste après l’accident et depuis il est dans le coma…

Ce qui signifiait que, même s’il avait toujours une conscience, la perte de motilité l’empêchait de se nourrir, peut-être même d’uriner.

— Le malheureux…

Que dire d’autre ? L’état de cet homme disait assez la violence du choc psychique qu’il avait subi et qui avait atteint jusque son cerveau même. À en juger d’après son état, il devait être très attaché à son épouse et à sa fille.

Ando prit le dossier des mains de Miyashita, humecta un doigt de salive pour feuilleter plus facilement les fines feuilles des fax. Il voulait savoir dans quel hôpital se trouvait cet homme. Il voulait avoir des nouvelles de l’état du malade et se disait que, s’il s’agissait d’un hôpital où exerçait un médecin de sa connaissance, il pourrait peut-être obtenir des informations plus précises sur ce qui s’était passé.

La première chose qui lui sauta aux yeux fut le nom de cet homme : Kazuyuki Asakawa.

— Quoi ? laissa-t-il échapper d’une voix ahurie, sous l’effet de la surprise.

Kazuyuki Asakawa… Il avait noté ce nom dans son carnet à peine deux jours plus tôt. C’était l’homme qui avait assailli Maï Takano de questions à propos d’une cassette vidéo, le lendemain de la mort de Ryuji…

— Tu le connais ? demanda Miyashita en bâillant.

— Non, c’est Ryuji…

— Ryuji ?

— Oui, c’est un ami à lui.

— Comment le sais-tu ?

Ando expliqua brièvement à Miyashita le récit que lui avait fait Maï Takano de sa rencontre avec Kazuyuki Asakawa.

— Mauvais signe…

Pourquoi ce nouvel élément était-il « mauvais signe » aux yeux d’Ando ? C’était bien simple. Sept personnes, en comptant Ryuji, étaient mortes de la même manière. Quatre le 5 septembre, une le 19 octobre, deux le 21 octobre… Tous ces gens morts d’une façon inconnue jusqu’alors, l’artère coronaire bouchée par une tumeur interne, devaient avoir un quelconque lien entre eux. La première évidence qui ressortait de tout cela était que cette maladie nouvelle devait être contagieuse. Les limites de la sphère où vivaient les victimes indiquaient que la maladie ne se transmettait probablement pas par l’atmosphère. Cela pouvait être un virus similaire à celui du sida, contagieux seulement dans certaines conditions particulières.

Ando éprouva soudain de l’inquiétude pour Maï Takano. Mieux valait considérer comme certain qu’elle avait eu des relations physiques avec Ryuji. Ando se sentit déprimé en songeant à la façon dont il pouvait la mettre en garde. Des perspectives plutôt négatives se profilent à l’horizon, voilà tout ce qu’il pourrait lui dire pour l’instant. Mais une expression aussi évasive suffisait-elle à prévenir Maï du risque qu’elle courait ?

— Si j’allais à l’université S ?

Les informations contenues dans le dossier que lui montrait Miyashita étaient insuffisantes. Rien ne vaudrait une conversation directe avec le médecin légiste qui avait pratiqué l’autopsie de la mère et de l’enfant. Après avoir demandé à Miyashita l’autorisation d’utiliser son téléphone, Ando composa le numéro de l’université S pour prendre rendez-vous.