5
Debout devant le téléphone public installé dans le hall de la bibliothèque, Ando composait le numéro de Miyashita. Il était résigné d’avance à ne pas obtenir de réponse – après tout, c’était le soir d’une première journée de congé – mais, contre toute attente, Miyashita était chez lui en famille et Ando put lui annoncer tout de suite qu’il avait déchiffré le message.
Miyashita devait être dans son salon ou sa salle à manger car Ando pouvait entendre, comme s’il se trouvait dans la pièce, le bruit que faisaient la femme et les enfants de son ami en s’affairant aux préparatifs du repas. Miyashita mit sa main en cornet autour de sa bouche pour étouffer les bruits, sans succès.
— Bravo ! Alors, qu’est-ce que c’était, cette phrase ?
La voix sonore de Miyashita résonna dans les oreilles d’Ando, encore amplifiée par la main qui l’entourait.
— Pas une phrase, mais un seul mot.
— Bon, cesse de tergiverser et dis-moi ce que c’était.
— « Mutation ».
— « Mutation » ? « Mutation » ? répéta Miyashita plusieurs fois, comme pour vérifier qu’il avait bien entendu.
— Qu’est-ce que ça veut dire, à ton avis ? demanda Ando.
— Je n’en sais fichtre rien. Et toi, tu as une idée ?
— Pas la moindre.
— Tu ne passerais pas me voir, maintenant ?
Miyashita habitait dans une élégante résidence située dans l’arrondissement de Tsurumi. Il fallait changer à Shinagawa et prendre ensuite un express, mais il ne fallait pas plus d’une heure pour se rendre jusque chez lui.
— Si tu veux…
— Appelle-moi en arrivant à la gare, il y a un bar juste à côté. Tu pourras me raconter tout ça autour d’un verre.
La fille de Miyashita, qui était encore à la maternelle, avait compris que son père allait sortir et Ando l’entendit hurler :
— Papa, je veux pas que tu partes !
Elle avait dû s’accrocher à la taille de son père, car Ando entendit son ami gronder la fillette en couvrant le combiné d’une main, puis changer de pièce pour se débarrasser d’elle. Bien que ce ne soit pas lui qui l’ait poussé à sortir, Ando se sentit soudain coupable. En même temps, il se sentit envahi par un terrible sentiment de perte et une insupportable jalousie.
— On peut remettre ça à un autre jour, proposa-t-il, mais Miyashita refusa catégoriquement.
— Non, non, je veux tous les détails tout de suite. Allez, appelle-moi de la gare, je serai là en un rien de temps.
Il raccrocha sans attendre la réponse d’Ando. Les échos de la paisible atmosphère familiale qui régnait chez Miyashita s’attardèrent longtemps dans les oreilles d’Ando. Il poussa un soupir plein de désespoir, sortit de la bibliothèque et se dirigea vers le métro.
Ando n’avait pas repris l’express de la ligne Keihin depuis sa visite, huit jours auparavant, à l’appartement de Maï Takano. Après la gare de Shinagawa, la voie de chemin de fer s’élevait et surplombait des rangées de maisons et de magasins, dont on voyait clignoter les néons. Il était seulement six heures du soir mais, en ce milieu de mois de novembre, il faisait déjà presque complètement nuit. En regardant du côté de la baie de Tokyo, Ando aperçut des lumières allumées ici et là aux fenêtres des grands ensembles de Yashio, qui formaient un échiquier enserré entre des canaux. En ce début de soirée de jour férié, il y avait plus de lumières éteintes qu’allumées. Ando, ayant sans doute encore à l’esprit ses récents essais de décryptage, essaya de découvrir des chiffres dans les motifs que formaient ces fenêtres allumées et éteintes. Dans un des immeubles de cette forêt d’immeubles, les lumières semblaient former le signe « ko », mais cela ne signifiait rien de particulier.
Mutation… Mutation…
Tout en contemplant le paysage au loin, Ando se répétait ces mots comme une litanie. Il espérait, à force de le répéter, finir par comprendre ce que Ryuji avait voulu dire.
Au loin, une sirène de bateau résonna. Le train qui glissait doucement sur les rails s’arrêta soudain : un signal venait de prévenir le conducteur du passage d’un express en sens inverse. Ando, qui était monté dans une voiture de queue, passa la tête par la portière pour lire le nom de la gare. Qu’était celle où il était descendu pour aller chez Maï. Il regarda du côté des rues commerçantes qui entouraient la gare, cherchant l’immeuble où habitait Maï. Il se rappelait que les fenêtres de l’appartement de la jeune fille donnaient sur la gare, on pouvait voir les silhouettes des gens sur les quais. L’appartement devait donc être lui aussi visible depuis la gare, se dit-il.
La visibilité n’était pas très bonne depuis l’intérieur du train. Ando descendit donc sur le quai, alla jusqu’au bout, se pencha par-dessus la barrière. La rue commerçante s’étendait vers l’est, coupant à angle droit les voies de chemin de fer. A quelques dizaines de mètres de là, Ando aperçut l’étroit immeuble de six étages entouré des boutiques, où se trouvait le studio de Maï.
Soudain, il entendit le vacarme de l’express qui s’approchait en sens inverse, en direction de Shinagawa. Après son passage, les portes du train omnibus qu’avait emprunté Ando se fermeraient automatiquement, et il repartirait en direction de Kawasaki. Ando chercha rapidement du regard la fenêtre du troisième étage de l’immeuble. Maï occupait le studio 303, le troisième à partir de la droite. L’express passa, le signal de départ de l’omnibus retentit. Ando regarda sa montre. Il était six heures un peu passées, Miyashita s’apprêtait sans doute à dîner en famille. Ando était gêné à l’idée d’arriver trop tôt et d’obliger son ami à se lever de table au milieu du repas. Il avait au moins trente minutes devant lui, et décida de prendre le train suivant. L’omnibus repartit en laissant ce passager sur le quai.
Aucune des fenêtres du troisième étage de l’immeuble de Maï n’était éclairée.
La jeune fille n’était donc toujours pas rentrée ?
Voyant l’espoir qu’il avait inconsciemment nourri déçu de la sorte, Ando s’apprêtait à ramener les yeux vers la gare, lorsqu’une bande de lumière bleuâtre filtrant de la troisième fenêtre arrêta son regard. Il plissa les paupières, se demandant s’il n’était pas l’objet d’une hallucination, mais effectivement une bande de lumière blafarde vacillait comme un drapeau à la fenêtre. Une lumière si faible qu’il fallait vraiment concentrer son regard avec attention pour la voir et qui s’éteignait par instants pour se rallumer ensuite. Ando se pencha en avant, essaya de distinguer de quoi il s’agissait exactement, mais c’était trop loin pour qu’il pût discerner avec précision.
Il avait bien envie d’aller de nouveau au studio voir de plus près ce qui s’y passait. Après tout, cela ne lui prendrait qu’une vingtaine de minutes, exactement le temps dont il disposait ayant le prochain train… Sans hésiter, Ando passa le portillon de sortie et s’engagea dans la rue commerçante.
Une fois au pied de l’immeuble, Ando comprit enfin d’où venait la lueur en levant la tête vers le troisième étage : un bout de rideau de dentelle dansait dans le vent par la fenêtre restée ouverte et le néon d’une agence de location de voitures, située juste en face, se reflétait sur le tissu blanc. Il arrive qu’une lumière crue projetée sur un fond d’un blanc immaculé produise un effet phosphorescent. De la même façon, le néon bleu teintait le tissu blanc d’une légère lueur, visible même depuis le quai de la gare. Seulement, cela n’expliquait pas tout aux yeux d’Ando : il se rappelait en effet que lors de sa visite, huit jours auparavant, il avait refermé cette fenêtre ouverte, et remis en place le rideau à demi tiré. Il était sûr que cette fenêtre n’était pas restée ouverte. Et, chose plus étrange encore, en cette soirée sans un souffle d’air, d’où pouvait donc venir la brise qui agitait le rideau et le soulevait presque à l’horizontale pardessus la rambarde du balcon ? On n’entendait aucun bruit de vent. Les feuillages des arbres qui bordaient la rue étaient parfaitement immobiles. Ce rideau qui flottait sous un vent vigoureux, au-dessus des cimes que ne parcouraient pas le moindre frémissement, donnait une dérangeante impression de déséquilibre. Cependant aucun des passants qui déambulaient dans la rue ne levait la tête, et ce sinistre spectacle semblait échapper à tout le monde.
La seule explication possible était que ce vent était produit par une force mécanique. Il s’agissait d’un souffle artificiel, peut-être produit par un ventilateur à forte puissance en marche dans l’appartement ? Mais pourquoi ? La curiosité d’Ando était éveillée.
Il pénétra dans le hall de l’immeuble. Le seul moyen d’en avoir le cœur net était d’aller visiter une fois de plus le studio.
Le concierge devait être en vacances lui aussi, comme tout le monde ce jour-là, car un rideau était tiré devant la fenêtre de sa loge. L’intérieur de l’immeuble paraissait très calme, comme s’il ne s’y trouvait pas âme qui vive.
Ando prit l’ascenseur jusqu’au troisième étage, puis s’avança vers le studio de Maï. Plus il approchait de la porte 303, plus sa démarche se ralentissait, ses gestes devenaient plus lourds. Une partie de son instinct lui ordonnait de rebrousser chemin, mais sa curiosité l’emportait. Au fond du couloir, une porte restée ouverte donnait sur un escalier de secours en spirale. En cas de danger, mieux vaudra descendre cet escalier quatre à quatre que d’attendre l’ascenseur…, songea Ando, comme si une peur sans objet précis le poussait à imaginer déjà des plans de fuite.
Sur la porte de l’appartement 303, une plaque rouge collée sous la sonnette portait le nom Takano en majuscules. Rien n’avait changé depuis la dernière visite d’Ando. Sur le point d’appuyer sur le bouton, il hésita, regarda dans le couloir, vérifia qu’il n’y avait personne, puis colla son oreille à la porte. Il n’entendit pas un son à l’intérieur, pas le moindre ronflement de ventilateur ou autre appareil électrique. Ando se demanda si le rideau de dentelle voletait toujours à l’extérieur de la fenêtre. L’intérieur du studio paraissait si désert et silencieux qu’il était difficile d’imaginer le moindre mouvement à l’intérieur, fût-ce un rideau agité par le vent.
— Mademoiselle Takano !
Au heu d’appuyer sur la sonnette, Ando appela doucement le nom de la locataire, puis frappa à la porte. Pas la moindre réponse.
Maï Takano avait vu la cassette. Ando en était persuadé. Ce qui était étrange, c’est que les images aient disparu. Qui plus est, quelques jours avant la visite d’Ando. Cinq jours après que Maï eut disparu. Qui, et pour quelle raison, avait effacé ces images ?
Soudain, Ando se remémora l’atmosphère du studio, qui évoquait les entrailles encore chaudes d’une morte. Le fond d’eau tiède dans la baignoire, le bruit des gouttes d’eau, la sensation d’une main visqueuse lui caressant le talon d’Achille…
Il recula d’un pas. En tout cas, les quatre exemplaires de la cassette maléfique étaient détruits. L’affaire était close. On ne tarderait sans doute pas à découvrir le cadavre de Maï quelque part. À quoi lui servirait de se démener pour voir ce qui se passait ici ? Cela n’apporterait aucun élément nouveau… Ando fit quelques pas en direction de l’ascenseur. Mieux valait s’éloigner d’ici avant qu’il ne se produise il ne savait quel phénomène surnaturel. Mais pourquoi, se demanda-t-il, était-il pris d’une furieuse envie de fuir chaque fois qu’il venait sur ces lieux ?
Il appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur, tout en murmurant « mutation, mutation ». N’importe quelle pensée valait mieux que d’imaginer l’intérieur de ce studio. L’ascenseur tardait à arriver.
Soudain, il entendit le déclic d’une serrure vers le milieu du couloir, sur sa droite. Il se raidit, tourna un peu le menton de biais en direction du bruit, sans se retourner complètement. Il vit la porte du studio 303 s’ouvrir lentement. Pas de doute, c’était bien l’appartement de Maï, il pouvait voir, du coin de l’œil, la plaque rouge sous la sonnette. Inconsciemment, il pressa plusieurs fois de suite le bouton d’appel de l’ascenseur. Celui-ci quitta le rez-de-chaussée avec une lenteur exaspérante.
Ando se tendit plus encore en voyant une silhouette franchir la porte 303. Une femme, vêtue d’une robe d’été verte, avait sorti une clé de son sac à main et s’apprêtait à refermer la porte, le profil tourné du côté d’Ando. Ando l’examina discrètement. La femme portait des lunettes de soleil, mais de toute évidence, il ne s’agissait pas de Maï. Ando n’avait aucune raison d’avoir peur. Pourtant, malgré ce que lui disait sa raison, Ando éprouvait une réaction intérieure de terreur.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit enfin devant lui et Ando se glissa à l’intérieur, voulut appuyer sur le bouton « fermeture » mais se trompa et pressa sur celui qui maintenait la porte ouverte. À l’instant où la porte se refermait enfin, une main blanche se glissa par l’interstice. L’ascenseur, sentant un corps étranger empêcher sa fermeture, se rouvrit automatiquement. Devant Ando se dressait la silhouette de la femme. Les verres fumés de ses lunettes l’empêchaient de distinguer l’expression de son regard. La main posée sur le bord de la porte, cette femme aux traits réguliers, qui paraissait âgée d’environ vingt-cinq ans, se retourna d’un bloc et, d’un geste calme, actionna la commande de fermeture, puis appuya sur le bouton du rez-de-chaussée. Ando avait reculé à petits pas et pressait le dos de toutes ses forces contre la paroi du fond. Il se tenait sur la pointe des pieds. Son regard fixé sur le dos de l’inconnue interrogeait celle-ci en silence : « Qui êtes-vous donc ? »
D’étranges effluves, qui n’étaient pas celles d’un parfum, frappèrent les narines d’Ando, qui grimaça en retenant son souffle. D’où venait cette odeur ferrugineuse, qui rappelait celle du sang ? La femme avait les cheveux longs jusqu’à la taille, sa main posée sur la paroi était d’une blancheur presque transparente. Ando observa ses doigts, remarqua que l’ongle d’un index était fendu. La vue de ses bras, nus malgré la saison, donnait froid rien qu’à les regarder. La femme ne portait pas de bas non plus et portait des escarpins enfilés directement sur ses pieds nus. Ses jambes portaient des traces violettes, comme des marques de coup. Ando frissonna sans avoir pourquoi. Il avait beau essayer de les contenir, il sentait des frissons monter du plus profond de son être. Le temps lui paraissait passer très lentement, enfermé seul à seul avec cette femme dans la cabine étroite. Ando retint son souffle tout le temps que dura la descente jusqu’au rez-de-chaussée. Ensuite, la femme traversa le hall en ligne droite et disparut dans la rue commerçante envahie par la nuit.
Elle mesurait environ un mètre soixante, était d’une corpulence normale. Sa robe courte – dix centimètres au-dessus du genou – et serrée faisait gracieusement ressortir la forme de ses fesses, ses jambes avaient des mouvements souples. Était-ce parce qu’elle ne portait pas de bas ? La peau à l’arrière de ses genoux paraissait particulièrement blanche, ses mollets lisses et gonflés. Elle avait disparu dans la nuit, dans sa légère robe d’été, en cette saison où au moins une personne sur deux portait déjà un manteau.
En sortant de l’ascenseur, Ando resta figé sur place un moment, les yeux fixés sur les ténèbres où la femme s’était évanouie.