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Tout en déjeunant, Ando regardait distraitement des enfants jouer à la balançoire et à la bascule sous les arbres du parc situé tout près de la bibliothèque. Le restaurant, qui devait être plein jusque-là, commençait à se vider, il y avait de plus en plus de places libres. Ando avait placé la feuille imprimée portant les résultats de l’analyse vectorielle à côté de son plateau d’aluminium, mais son regard s’écartait fréquemment du message codé pour revenir à la scène en contrebas de la fenêtre. À travers la vitre en un seul bloc, il pouvait voir, comme une scène d’un film muet, les enfants jouer dans le parc. Ando ne pouvait empêcher son regard de rester fixé sur tous les petits garçons de cinq ans qu’il croisait. Ses yeux se dirigeaient presque inconsciemment sur les enfants qui le faisaient penser à son fils et ne les quittaient plus pendant plusieurs minutes.
Deux ans plus tôt, alors qu’il vivait encore à Aoyama, il lui était arrivé, un dimanche après-midi, de se rappeler brusquement qu’il lui manquait un document pour une réunion de recherche, et il avait emmené son fils en promenade jusqu’à la bibliothèque où il se trouvait maintenant. Mais, voyant qu’un panneau à l’entrée indiquait : « Entrée interdite aux personnes de moins de dix-huit ans », il avait renoncé à y entrer parce qu’il ne pouvait laisser son fils seul dehors pendant qu’il se livrait à ses recherches. À la place, il l’avait emmené jouer dans le parc. Debout derrière la balançoire, il avait poussé son fils pendant un long moment. Et maintenant, cette même balançoire, installée sous un gingko aux feuilles jaunies par l’automne, tremblait au rythme d’un autre petit garçon. Il ne pouvait voir l’expression de l’enfant, qui tendait et pliait tour à tour les jambes pour se donner de l’élan. Mais au fond de ses tympans, il entendait résonner à nouveau la voix de son propre fils. Qui avait trois ans à l’époque…
Quand il regardait dehors, les pensées d’Ando avaient tendance à se mettre facilement à errer. Il ramena son regard à la feuille devant lui, prit son stylo.
Il fallait revenir aux bases du décodage de messages secrets. Pas d’autre moyen de résoudre le genre de message qu’il avait sous les yeux que d’établir une hypothèse de départ, l’essayer, jusqu’à un certain point et, si ça ne marchait pas, l’abandonner rapidement. Pour un message d’une vingtaine de signes, il ne pouvait pas se fier aux tableaux de statistiques de fréquence d’utilisation et d’occurrences. Et le message n’utilisait pas forcément la méthode de substitution. Non, il fallait procéder par élimination et établir une hypothèse après l’autre, les essayer systématiquement jusqu’à ce qu’il trouve la bonne.
Il se demanda s’il n’avait pas éliminé trop vite une de ses hypothèses. Il venait en effet de se dire qu’il pouvait très bien s’agir d’une anagramme.
Ando retourna dans la salle de lecture et essaya à nouveau la division de lettres trois pas trois.
ATG GAA GAA GAA TAT CGT TAT ATT CCT
CCT CCT CAA CAA CAA.
Il avait jugé un peu plus tôt que les occurrences de trois lettres identiques n’existaient guère en anglais et avait rejeté cette possibilité. Mais si on remplaçait certaines lettres par d’autres, on pouvait reprendre cette hypothèse. Ainsi par exemple, un message avec de nombreuses lettres répétées :
OOOOEEEBBDDTPNHR
Si on remplaçait les lettres à l’intérieur du message par d’autres selon certaines règles, cela pouvait donner une phrase pleine de sens, telle que :
BOB OPENED THE DOOR
(Bob a ouvert la porte.)
Mais oui, c’était peut-être ça !
Ando allait s’attaquer à cette hypothèse, mais s’interrompit brusquement. Il venait en effet de réaliser que s’il devait convertir chaque groupe de trois lettres en une lettre de l’alphabet, puis remplacer à nouveau chaque lettre par une autre, cela allait lui prendre un temps fou. Or, ce genre de cryptogramme n’était pas résolu plus facilement parce qu’on y consacrait plus de temps. Il lui fallait une clé pour découvrir comment établir les correspondances, sinon, il aurait tellement de possibilités qu’il ne saurait pas laquelle était la bonne, comme avec les groupes de deux lettres un peu plus tôt. Il songea même que la clé était peut-être indiquée dans le premier message de Ryuji. Les chiffres 178 136, qui correspondaient au mot RING, indiquaient peut-être l’ordre de correspondance des lettres. Seulement, avant cela, il fallait déterminer précisément l’alphabet.
Laissons tomber.
Il fallait changer la direction de sa pensée.
Ando se rendait compte que tout en voulant étudier toutes les possibilités et procéder par élimination, il suivait toujours le même type de raisonnement. N’était-il pas trop attaché à l’idée qu’un groupe de lettres – deux ou trois, peu importait – correspondait à un signe alphabétique ?
La solution devait être précise et simple, sans utilisation de moyens compliqués.
Ando n’arrivait pas à se concentrer longtemps, son regard, fixé sur la feuille imprimée devant lui, avait tendance à errer dans la salle. Il se rendit compte qu’il était en train de contempler la chevelure d’une jeune femme assise à une table qui lui faisait face en diagonale. Son front penché en avant lui faisait penser à Maï Takano.
Où était Maï maintenant ?
Était-elle en sécurité ? Maï… L’ancienne petite amie de Ryuji…
Peut-être Ryuji cherchait-il par ce message à indiquer à Ando où se trouvait la jeune fille ?
À peine cette idée eut-elle traversé l’esprit d’Ando qu’il se mit à sourire, tant elle lui paraissait relever d’une imagination digne d’un auteur de bande dessinée. Quelle puérilité de sa part ! Il se croyait donc dans un manga ! Il se voyait comme le détective privé qui allait sauver l’héroïne en danger. Il se trouva soudain ridicule. En fait, cette répétition de quarante-deux bases chimiques dans l’ADN d’un virus devait pouvoir être expliquée scientifiquement. Cela n’avait rien à voir avec un quelconque message codé. À la seule idée de cette éventualité, Ando sentit son enthousiasme diminuer sérieusement. Au départ, il s’agissait simplement de passer le temps. Mais entre passer le temps et le perdre à des stupidités, il y avait une différence.
Les rayons de soleil, à travers la fenêtre orientée à l’ouest, faisaient jouer des reflets dorés sur les poils de ses deux bras. La concentration d’Ando s’était considérablement émoussée après le déjeuner. Il se dressa à demi sur son siège et regarda autour de lui, cherchant une place à l’abri du soleil. La plupart des étudiants et des candidats aux examens présents dans la bibliothèque somnolaient derrière leurs piles de livres. Ando aurait beau changer de place, cela ne lui rendrait pas sa concentration d’esprit. C’était la salle de lecture tout entière qui était en proie à un assoupissement général. Ando se calma et resta assis à la même place.
« Soyons logique. Logique ! » murmura-t-il. Si différentes lettres de l’alphabet s’appliquaient à un même groupe de trois lettres, ce n’était plus des fonctions. Si plusieurs lettres correspondaient à une seule, ou chaque lettre à une autre, alors la réponse serait claire et précise. Voyons, n’y avait-il pas quelque part des correspondances de ce genre ?
Ando se leva. Il savait que suivre un cheminement logique était le seul moyen de trouver la solution. Le pressentiment soudain d’avoir fait un pas en direction de la réponse fit voler en éclat sa somnolence et le poussa à l’action.
Il s’approcha du rayon Sciences naturelles et retira de son étagère un ouvrage sur l’ADN, qu’il se mit à feuilleter avec impatience. Son excitation montait, ses mains s’étaient mises à transpirer. Ce qu’il devait trouver, c’était un tableau de correspondances entre les groupes de trois bases et un acide aminé.
Ando ouvrit le livre à la page qu’il cherchait et le posa sur la table à côté de sa feuille d’analyse. Il traduisit en acide aminé, en suivant le tableau qu’il avait sous les yeux, chaque groupe de trois bases (codon) composant une protéine. Il y avait vingt sortes d’acides aminés en tout. Cependant, dans la mesure où un codon indiquait un acide aminé, chaque groupe de trois lettres correspondait à un nom. Ando nota le code désignant l’acide aminé correspondant entre parenthèses à côté de chaque groupe de trois lettres :
| ATG (Met) | GAA (Glu) | GAA (Glu) | GAA (Glu) |
| TAT (Tyr) | CGT (Arg) | TAT (Tyr) | ATT (Ile) |
| CCT (Pro) | CCT (Pro) | CCT (Pro) | CAA (Gin) |
| CAA (Gin) | CAA (Gin) |
Ensuite il prit la première lettre de chaque acide aminé et les nota les unes à la suite des autres.
MGGGTATIPPPGGG
Cela n’avait aucun sens.
Apparemment, le point important semblait être l’interprétation de ces lettres regroupées trois par trois. Certainement ces lettres triplées devaient signifier quelque chose, mais quoi ? Ando essaya de garder seulement une de ces lettres chaque fois, laissant deux espaces ensuite à la place des répétitions.
MG TATIP G
Cela ne signifiait rien non plus en anglais.
Cependant, Ando éprouvait la certitude qu’il approchait de la solution. Il lui semblait, sans savoir pourquoi, qu’il suffisait de peu pour qu’un mot plein de sens apparaisse.
Seuls Glu, Pro et Gin étaient répétés trois fois.
Ando modifia la disposition de lettres.
Met Glu (x 3) Tyr Arg Tyr Ile Pro (x 3) Gin (x 3)
Quand il eut regardé les lettres environ une minute d’affilée, un mot en anglais vint flotter sous ses yeux.
Il s’était rendu compte que lorsque les codons étaient répétés, cela ne voulait pas dire : « trois fois la même lettre », mais « lettre en troisième position » ! Cela signifiait : « Choisis la troisième lettre du code de l’acide aminé désigné. » Et cela donnait :
Met Glu Tyr Arg Tyr Ile Pro Gin
MuTATIon
MUTATION !
Oubliant complètement le lieu où il se trouvait, Ando avait poussé un cri. S’il avait résolu le problème d’après la logique des fonctions, en essayant et en éliminant tour à tour toutes les possibilités, il n’aurait pas trouvé autre chose. Une réponse claire et précise, utilisant un seul système.
Cependant, il était maintenant confronté à un autre problème. Il se prit la tête dans les mains : comment fallait-il interpréter ce mot, « Mutation », emprunté au vocabulaire spécialisé de la biologie. Il n’en avait pas la moindre idée.
« Ryuji, qu’est-ce que tu veux donc dire par là ? » prononça une voix intérieure au fond d’Ando, qui tremblait encore d’excitation d’avoir réussi à décoder le message du mort.