3
L’appartement de Maï n’était séparé de l’université que par une station de métro. En sortant de la gare, Ando sortit son agenda et un plan du quartier, et se mit en devoir de trouver l’adresse.
En chemin, il croisa une fillette vêtue d’un kimono orange, se rendant au temple en compagnie de ses parents. Il l’observa discrètement. Elle devait avoir tout juste sept ans et avait un joli minois aux traits réguliers. Dans la lumière de l’après-midi, le brocart de son kimono, revêtu à l’occasion de la fête des enfants, étincelait de couleurs vives. Elle tenait fermement la main de sa mère et sautillait dans ses socques de bois traditionnelles qu’elle n’avait pas l’habitude de chausser. Ando ne put s’empêcher de se retourner pour suivre du regard la jolie silhouette, accompagnée par les parents endimanchés. Dans une quinzaine d’années, songea-t-il, ce serait une belle jeune fille comme Maï Takano…
Un immeuble de six étages face à une rue commerçante correspondait au numéro noté dans son carnet. L’apparence extérieure de l’immeuble suffisait à donner une idée de l’étroitesse du studio de Maï Takano. Les loyers devaient être faibles, mais l’immeuble divisé en quantité de petits studios où on entassait des locataires.
Ando sonna à la loge du concierge. Un homme vieillissant ouvrit le petit guichet de l’accueil. Ando déclina son identité et le but de sa visite.
— Ah, oui, oui, la mère de Mlle Takano m’a prévenu, dit l’homme en sortant de sa loge, un trousseau de clés s’entrechoquant à la ceinture.
— Je suis désolé de vous donner tout ce mal.
— Ce n’est rien, c’est vous qu’il faut remercier d’avoir pris la peine de vous déranger. C’est terrible, non, ce qui arrive à Mlle Takano ?
Se demandant ce que la mère de la jeune fille avait pu raconter au concierge, Ando suivit ce dernier en marmonnant un vague « oui ».
Devant l’ascenseur, quatre rangées de boîtes aux lettres s’alignaient sur le mur. Plusieurs journaux dépassaient de l’une d’elles, située en haut. Ando se pencha, songeant qu’il devait s’agir de la boîte aux lettres de Maï. Le nom sur la boîte le lui confirma : « Takano ».
— Oui, c’est la boîte aux lettres de Mlle Takano. C’est bien la première fois qu’elle ne relève pas son courrier, vous savez.
Ando sortit les journaux entassés dans la boîte, vérifia la date de chacun d’eux : le plus ancien datait du jeudi 8 novembre. Cela faisait donc sept jours que Maï n’était pas descendue chercher son courrier. Il était impensable qu’elle ait dormi à l’extérieur pendant tout ce temps. Elle devait être chez elle… Mais dans un état qui ne lui permettait pas d’aller relever son courrier.
Tous les éléments convergeaient vers cette unique possibilité.
— On y va ? s’impatienta le concierge.
On eût dit qu’il avait lu dans l’esprit d’Ando le recul que ce dernier ressentait maintenant devant la tâche à accomplir.
— Allons-y.
Se dispensant des encouragements à lui-même, Ando pénétra dans l’ascenseur à la suite du concierge.
L’appartement de Maï était le numéro 303 au deuxième étage. Le concierge tira une clé de son trousseau, l’introduisit dans la serrure.
Inconsciemment, Ando s’était écarté de la porte.
« J’aurais dû prendre des gants de caoutchouc chirurgicaux avec moi », songea-t-il.
Il regrettait cet oubli. Le virus qui avait causé la mort de Ryuji n’était sans doute pas transmissible par l’air. Il imaginait plutôt quelque chose de semblable au virus du sida. Mais tant qu’on ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mieux valait être trop prudent que pas assez. Non pas qu’Ando tînt tellement à la vie, mais il voulait au moins résoudre cette affaire avant de mourir.
Le déclic de la serrure se répercuta dans le couloir. Ando recula encore d’un pas, concentrant cependant son odorat sur l’intérieur de l’appartement. Il était habitué à l’odeur de cadavre. Bien qu’on fût à la saison sèche, la décomposition devait déjà être assez avancée. Ando s’y était préparé. Même s’il découvrait en entrant le spectacle auquel il s’attendait, il était sûr qu’il parviendrait à contenir son émotion.
Quand la porte fut entrouverte de quelques dizaines de centimètres, une bouffée d’air s’échappa dans le couloir. La fenêtre donnant sur le balcon avait dû rester ouverte. Ando reçut cet air de face, le respira lentement à pleins poumons. Il ne sentit pas cette puanteur caractéristique des cadavres. Il inspira, expira plusieurs fois de suite. Non, décidément, il n’y avait aucune odeur de décomposition. Le soulagement d’Ando était tel qu’il manqua s’effondrer et dut s’appuyer au mur du couloir pour rester debout.
— Allez-y, je vous en prie.
Le concierge, debout dans l’entrée, invitait Ando à pénétrer à son tour dans l’appartement.
Depuis le vestibule, le regard embrassait l’ensemble du studio. Ando n’eut pas besoin de faire deux fois des yeux le tour de l’appartement : le corps de Maï ne s’y trouvait pas, c’était évident. Ainsi, son intuition n’était pas la bonne… Sa tension se dénouait enfin, et il poussa un profond soupir.
Il ôta ses chaussures, comme il se doit avant dans tout intérieur japonais, et entra dans la pièce en passant devant le concierge.
— Mais où est-elle donc passée ? entendit-il le vieil homme grommeler dans son dos.
Ando était maintenant en proie à une étrange sensation oppressante. Malgré son soulagement de ne pas découvrir la scène à laquelle il s’attendait, son cœur continuait à battre à grands coups trop rapides. Une atmosphère étrange régnait dans la pièce. Mais il n’aurait su dire d’où elle provenait.
Cela faisait une semaine que Maï n’était pas revenue chez elle.
C’était la conclusion qui s’imposait maintenant.
Mais alors, où était-elle ?…
Nouvelle énigme. La réponse se trouvait-elle dans cette pièce ?
Juste à côté de l’entrée se trouvait une minuscule salle de bains. Ando entrouvrit la porte, vérifia qu’il n’y avait personne à l’intérieur, ramena une fois de plus son regard sur la pièce principale.
Tout était conçu pour rendre l’utilisation du minuscule appartement le plus fonctionnelle possible. Un matelas et des couettes, soigneusement pliés, étaient empilés dans un coin. Il n’y avait pas la place de mettre un lit et apparemment pas non plus de placard où ranger la literie. En guise de bureau, il y avait une petite table basse, sous laquelle on devait pouvoir placer un brasero électrique en hiver. Des feuilles de manuscrit étaient éparpillées dessus. Des brouillons servaient de sous-tasse à un bol empli de lait jusqu’au quart. Le mur était couvert d’étagères à livres, mais une partie était occupée par un poste de télévision avec magnétoscope intégré. Tous les autres appareils électriques avaient dû être, comme cette télévision, achetés en pensant à la taille de la pièce. Tout était parfaitement intégré à la pièce, comme des meubles installés exactement là où il fallait.
Devant la table basse, tanguait un tabouret représentant un pingouin. Un pyjama soigneusement plié était posé dessus, juste à côté d’un soutien-gorge et d’un slip roulés en boule.
C’était l’appartement d’une jeune fille, après tout.
Ando se sentait mal à l’aise depuis un moment. Il se sentait oppressé, il faisait de la tachycardie. Il en comprit enfin la raison quand son regard tomba sur les sous-vêtements de Maï : il se faisait l’effet d’être un voyeur espionnant une femme dans l’intimité de son appartement.
— Alors, professeur ?
Le concierge était resté dans l’entrée, sans se déchausser et ne faisait pas mine de monter sur les nattes. Sa remarque était destinée à pousser Ando à s’en aller au plus vite, puisque de toute évidence l’appartement était vide.
Sans répondre, Ando avança jusqu’à la kitchenette. Le sol était recouvert de parquet, pourtant il donnait l’impression de s’enfoncer à chaque pas comme dans un tapis. En levant la tête, Ando aperçut au-dessus de l’évier un néon allumé d’une dizaine de watts. La lumière crue de l’après-midi l’avait jusque-là empêché de remarquer cette lampe allumée. Il y avait deux verres dans l’évier. Ando ouvrit le robinet, laissa un peu couler l’eau, qui devint rapidement chaude. Il tira la ficelle qui pendait de la lampe au néon pour éteindre celle-ci, et s’éloigna de la cuisine. La chair de poule avait envahi tout son corps.
Il avait regardé partout sans découvrir le moindre indice pouvant lui donner une idée de l’endroit où se trouvait Maï.
— Allons-y, dit-il sans regarder le concierge, en commençant à enfiler ses chaussures.
Il sortit de la pièce, entendit son compagnon tourner la clé dans la serrure derrière lui. Ando se redressa, se dirigea vers l’ascenseur. Tandis qu’ils attendaient l’ascenseur côte à côte, Ando repensa soudain à une jeune fille qu’il avait autopsiée au cours de l’été : elle avait été étranglée chez elle, dans son appartement. Son cadavre avait été découvert une dizaine d’heures après le meurtre mais en le disséquant, Ando avait été légèrement surpris de constater que les organes internes avaient conservé une certaine chaleur – à peu près la température du corps. Quand un être humain meurt, la température du corps baisse rapidement, au rythme d’un degré par heure. Cela reste naturellement une moyenne, qui varie en fonction de la saison et du lieu mais il n’en reste pas moins qu’il est extrêmement rare qu’un corps privé de vie conserve sa température une dizaine d’heures après la mort.
L’ascenseur arriva au deuxième. La porte s’ouvrit.
— Attendez un peu.
Ando ne pouvait s’en aller ainsi, sans en avoir le cœur net. Il ne trouvait pas de mots pour qualifier cette étrange impression de lourdeur quand il était entré chez Maï, et la sensation ressentie en foulant le parquet devant la kitchenette, mou comme s’il était en train de fondre…
C’était la même chose que lorsqu’il avait senti la tiédeur des organes internes, au moment d’autopsier cette jeune fille morte dix heures auparavant. Voilà à quoi il pouvait comparer l’étrange atmosphère qui régnait dans l’appartement de Maï.
Ando restait planté devant la porte de l’ascenseur ouverte, sans faire mine d’y monter, bloquant par la même occasion le chemin au concierge qui ne pouvait pas non plus y pénétrer.
— Vous ne montez pas ? finit par dire celui-ci.
Ando répondit par une autre question :
— Vous n’avez pas vu Mlle Ando depuis une semaine, n’est-ce pas ?
La porte de l’ascenseur se referma, on l’entendit redescendre.
— Mais non, bien sûr. Si je l’avais vue…
Le concierge de son immeuble ne l’avait pas vue, elle n’était pas réapparue depuis une semaine à l’université, alors qu’en temps ordinaire elle ne manquait jamais les cours ; quand on appelait chez elle, le téléphone sonnait dans le vide, et pour finir, ses journaux étaient restés dans la boîte aux lettres depuis une semaine entière. C’était clair : elle n’avait pas remis les pieds chez elle depuis le jeudi précédent. Et pourtant cette atmosphère dans son appartement… Ce n’était pas celle d’une pièce inoccupée depuis huit jours. On aurait juré qu’il y avait quelqu’un dans cette pièce jusqu’à un instant avant leur arrivée.
— Je voudrais retourner encore une fois dans l’appartement, annonça Ando en se tournant vers le concierge.
Ce dernier parut légèrement surpris. La gêne, bientôt remplacée par une évidente expression de crainte, se peignit sur son visage.
« Ce type a peur de quelque chose », devina Ando.
Le concierge tendit son trousseau de clé à Ando en disant :
— Vous n’aurez qu’à passer me les rendre à la loge en repartant.
« Si vous voulez retourner là-bas, allez-y, mais sans moi ! » semblait-il vouloir dire.
Ando aurait aimé savoir quelle impression le concierge avait ressentie dans cet appartement. Cependant, s’il lui posait la question, l’homme serait sans doute bien embarrassé de répondre. Il ne s’agissait pas d’une chose facile à exprimer. Comment expliquer cette atmosphère subtile ?
— Merci beaucoup, je vous emprunte les clés, alors.
Le trousseau à la main, Ando tourna rapidement les talons. Il craignait, s’il tardait trop, de voir son courage faillir. Son intention était de retourner vérifier ce qui était à l’origine de cette étrange atmosphère, puis de quitter rapidement les lieux.
Il rouvrit donc la porte du studio. Il aurait préféré la laisser ouverte pendant sa visite, mais, dès qu’on la lâchait, elle se refermait automatiquement. À l’instant même où elle se referma, la circulation de l’air cessa brusquement.
Ando ôta ses chaussures, s’approcha de la fenêtre entrebâillée, la referma, écarta le plus largement possible les rideaux de dentelle. Il était quinze heures passées, et des rayons obliques pénétraient largement par cette fenêtre orientée au sud. Ando fit une fois de plus du regard le tour de la pièce baignée de soleil. Elle n’avait rien de particulièrement féminin, ni masculin d’ailleurs. Rien, si ce n’est cette chaise en forme de pingouin, ne permettait de déterminer si le studio était occupé par un homme ou une femme.
Ando s’assit par terre à côté du siège, prit dans sa main les sous-vêtements posés dessus. Il les renifla, les éloigna de son nez, puis les sentit à nouveau. Le maillot de corps de son fils, à l’époque où il commençait à peine à trottiner, dégageait exactement la même odeur, songea-t-il. Était-il possible que Maï n’ait pas encore connu d’homme ? L’odeur des jeunes filles vierges évoquait celle des nourrissons.
Ando reposa les vêtements, se tourna à demi : son regard tomba sur la télévision. La lampe témoin rouge était allumée. Le magnétoscope semblait lui aussi allumé. Ando appuya sur le bouton « eject », et une cassette sortit de l’appareil. Une étiquette blanche collée sur la tranche indiquait : « Liza Minnelli, Frank Sinatra, Sammy Davis Junior, 1989. »
C’était écrit en grosses lettres, au feutre épais, d’une écriture qui n’avait rien de féminin. Ando saisit la cassette pour l’examiner, remarqua qu’elle était rembobinée. Après l’avoir regardée sous tous les angles, il l’introduisit à nouveau dans la fente du magnétoscope. Il se rappelait que l’ensemble de l’affaire était lié à une histoire de cassette : Asakawa avait questionné Maï à propos d’une cassette, et au moment de l’accident, il y avait un magnétoscope sur le siège avant de la voiture d’Asakawa.
Ando appuya sur le bouton « play ».
Au bout de deux ou trois secondes à peine, des images brouillées, comme de l’encre noire mélangée à un liquide visqueux apparurent sur l’écran où ondulaient des lignes noires ; des points lumineux clignotaient, se déplaçaient à droite ou gauche, s’élargissaient de plus en plus. Au bout de quelques secondes, Ando fut envahi par une désagréable sensation. Tandis qu’il se demandait quelles images ces points lumineux allaient former, il vit apparaître un spot publicitaire récent, dans un violent contraste de lumière et d’obscurité. On eût dit que des ténèbres menaçantes se déchiraient soudain pour laisser place à une joyeuse scène du quotidien. En quelques secondes, la tension dans les épaules d’Ando se relâcha, le soulagement l’envahit.
Des spots publicitaires se succédaient rapidement. Il fit défiler les images en accéléré, tomba ensuite sur les annonces météo. Une jeune femme souriante pointait le doigt sur une carte. Ando avança encore. Apparemment c’était le journal télévisé du matin. La scène changea, le reporter, micro en main, se tournait vers les caméras placées derrière lui et s’éloignait tout en continuant à parler. Il annonçait le divorce d’un couple d’artistes connus. Ando avait beau faire défiler la cassette toujours plus loin, il ne voyait pas trace de l’émission musicale annoncée dans le titre. D’autres images avaient dû être enregistrées par-dessus.
Au fur et à mesure qu’il regardait, la tension d’Ando se relâchait. Il avait craint de voir défiler il ne savait quelle scène horrible à la place d’un spectacle de Liza Minnelli, ou de Frank Sinatra mais, mis à part les quelques secondes désagréables du début, son inquiétude se révélait infondée : seules des images d’émissions télévisées complètement stéréotypées étaient apparues. Au journal télévisé succéda la rediffusion d’un feuilleton. Ando arrêta la cassette, la fit revenir en arrière. Il voulait revoir les prévisions météorologiques du début.
Il remit la cassette en marche au début de la météo. Une voix de femme annonça :
— Regardons ensemble les prévisions pour ce mardi 13 novembre…
Ando appuya sur le bouton « pause », et l’image s’immobilisa.
13 novembre ?
On était le 15, cette cassette avait donc été enregistrée deux jours plus tôt, dans la matinée. Qui avait appuyé sur le bouton à ce moment-là ?
Maï serait-elle revenue chez elle l’avant-veille, dans la matinée ?
Mais dans ce cas, rien n’expliquait les journaux entassés dans la boîte aux lettres. Elle aurait tout simplement oublié de les prendre ?
Ou alors…
Ando ouvrit le panneau avant du magnétoscope pour vérifier les informations de pré-enregistrement. Mai avait pu actionner cette commande avant de partir de chez elle pour enregistrer automatiquement une émission de son choix pendant son absence.
À ce moment, Ando perçut un bruit d’eau. Il leva la tête et jeta un coup d’œil, de l’endroit où il était aussi, vers le robinet de la kitchenette, mais il ne semblait pas goutter. Laissant le magnétoscope, il se leva pour aller regarder dans la salle de bains à côté de l’entrée.
La porte était légèrement entrouverte, comme un instant plus tôt. À l’intérieur, la lumière était allumée. Ando voulut ouvrir grande la porte mais la cuvette des W.-C. gênait l’ouverture. Il passa le buste à travers cette porte à demi ouverte. Un rideau de nylon était tombé dans la baignoire-sabot. Ando le retira pour inspecter l’intérieur de la baignoire. Des gouttes d’eau tombaient du plafond, il restait un fond d’eau dans la baignoire. Ando observa attentivement. Une nouvelle goutte tomba, faisant trembler l’eau accumulée au fond, sur une profondeur d’une dizaine de centimètres. Ando s’aperçut que cette eau formait un léger tourbillon autour de la bonde d’évacuation, et quelques cheveux flottant à la surface tourbillonnaient en même temps, suivant le mouvement de l’eau.
Ando approcha encore plus son visage de la baignoire. Le bouchon rond et noir de la bonde était enlevé. Ando ne comprit pas tout de suite ce que cela signifiait. Du savon ou des cheveux devaient bloquer le tuyau d’évacuation, si bien que l’eau s’écoulait avec une extrême lenteur, malgré la bonde ouverte. Cependant, elle s’écoulait bel et bien, ainsi qu’il put le constater en observant de plus près le niveau de l’eau.
Ando comprit enfin, et un soupçon se fit jour dans son esprit :
Qui avait enlevé le bouchon de cette baignoire ?
De toute évidence, ce n’était pas le concierge. Il était resté debout dans l’entrée sans même se déchausser et n’avait pas fait un pas à l’intérieur de l’appartement.
Qui, alors ?
Ando avança d’un pas dans la salle de bains, se pencha. En hésitant un peu, il tendit la main pour toucher l’eau. Elle n’était pas encore complètement refroidie et conservait une légère tiédeur. Quelques cheveux s’enroulèrent aux doigts d’Ando. Il retrouva la même sensation que quand il avait plongé la main à l’intérieur de ce cadavre, dont la mort remontait à plus de dix heures, et qu’il avait senti la tiédeur des organes. Dans cette pièce prétendument inoccupée depuis une semaine, quelqu’un avait pris un bain moins d’une heure plus tôt et avait vidé la baignoire après avoir aéré la salle de bains.
Ando retira sa main de l’eau en hâte, l’essuya sur son pantalon.
Sur le rouleau de papier toilette posé derrière la cuvette des W.-C., il remarqua une trace brune. Apparemment, ce n’était pas une trace d’excrément mais plutôt de bile. On distinguait, sous la fine membrane qu’elle formait, un morceau d’aliment à moitié digéré. De la carotte ou une autre substance solide de couleur rouge.
Était-ce Maï qui avait vomi ici ?
Ando se pencha encore davantage pour observer de plus près le morceau de vomi, mais il perdit l’équilibre et sa joue alla buter contre le bord de la cuvette. Le visage collé contre la lunette couleur crème, il grimaça. À ce moment il crut entendre un rire derrière lui.
Ando retint le cri qui lui montait aux lèvres et resta immobile.
Ce n’était pas une hallucination auditive, il en était sûr. Il avait bel et bien entendu quelqu’un rire d’une voix basse et moqueuse « Pff, pff, pff ! » dans son dos. On aurait dit que cette voix montait du sol. Ce rire s’était épanoui brusquement, comme une plante aux racines profondes étendant sa tige vers le ciel et fleurissant soudain. Ando se raidit, retint son souffle.
Il entendit rire à nouveau. Non, ce n’était pas une illusion. Il avait la sensation d’une présence derrière lui. Il était incapable de se retourner, et même de faire le moindre mouvement. Incapable aussi de décider ce qu’il convenait de faire. La joue toujours collée contre la surface lisse de la cuvette des W.-C., il parvint enfin à articuler stupidement : « Monsieur le concierge, vous êtes là ? » mais il ne pouvait contenir les tremblements de sa voix. Il sentit un courant d’air sur sa jambe restée en dehors de la salle de bains. Quelque chose se déplaçait. Il sentit cette chose effleurer sa cheville, à l’endroit où sa peau apparaissait entre le bas du pantalon et la chaussette. La créature se déplaçait de biais, et son contact laissa une sensation glacée sur sa cheville. Les membres inférieurs d’Ando se révulsèrent à ce contact, un gémissement involontaire lui échappa. Ce n’était peut-être qu’un chat dissimulé quelque part dans le studio qui venait de lui lécher le tendon d’Achille… C’est du moins ce qu’Ando s’efforçait de croire, mais en vain. Ce n’était pas un chat : tous ses sens le lui disaient. La présence derrière son dos était bien plus énigmatique que ça.
Comme son visage était plus bas que le bord de la baignoire, il ne pouvait voir l’intérieur mais se rendait compte que l’eau s’était presque complètement écoulée. Les derniers cheveux et les dernières gouttes d’eau étaient en effet aspirés dans la tuyauterie avec un bruit de siphon. Un autre son se superposait à celui-là : les grincements du parquet de la salle de bains. Comme si quelqu’un s’éloignait lentement…
Ne pouvant se retenir plus longtemps, Ando poussa un hurlement. Sans raison, il hurlait simplement de rage impuissante. Ensuite, il décocha un coup de genou dans la porte de la salle de bains, ce qui fit un vacarme épouvantable. Pour finir, il appuya sur le bouton de la chasse d’eau et la déclencha. Encouragé par le vacarme qu’il avait lui-même causé, il se redressa lentement. Prenant appui sur une main, il se releva à demi, puis essaya d’entendre ce qui se passait derrière lui. Il pensa sérieusement que la seule solution était de quitter l’appartement à reculons, sans se retourner. Sa nuque était envahie par la chair de poule, comme si une grappe de minuscules araignées rampaient le long de son dos.
Il recula avec précaution, vérifiant que ses talons ne touchaient rien au passage, puis se retourna d’un bloc, actionna le bouton de la porte d’entrée, déboula comme une flèche dans le couloir. Ses épaules heurtèrent le mur, mais il endura la douleur, regardant du coin de l’œil la porte se refermer automatiquement.
Respirant par saccades, il se dirigea vers l’ascenseur. Le trousseau de clés tintait dans sa poche. Heureusement que je ne l’ai pas oublié à l’intérieur, songea-t-il avec soulagement. Il n’avait aucune envie de retourner une fois encore visiter cet appartement. Il y avait quelqu’un, ou quelque chose, à l’intérieur. Ando en était certain, même après avoir tout inspecté en détail et constaté qu’il n’y avait aucun endroit où se cacher. Pas de placard pour les matelas : ils étaient empilés par terre. La penderie était étroite en largeur et dépourvue de profondeur. Non, il n’y avait aucune cachette là-dedans. Sauf, peut-être, pour une créature de toute petite taille…
Un moustique – ce n’était pourtant pas la saison – vrombissait autour de ses oreilles. Il avait beau le chasser, il revenait l’entourer de ses bourdonnements. Ando toussa faiblement, enfonça les poings dans ses poches. Il eut froid, soudain. L’ascenseur n’arrivait pas. Quand il regarda les boutons au-dessus de lui, se demandant pourquoi cet ascenseur mettait autant de temps, il s’aperçut qu’il était resté bloqué au rez-de-chaussée. Mais c’était tout simplement parce qu’il avait oublié d’appuyer sur le bouton d’appel. Ando appuya fortement sur le bouton deux ou trois fois de suite, puis remit les mains dans ses poches.