Viva ne vient plus au Centre de tir. J’apprends par mon contact qu’elle a demandé une mutation à Hong Kong. Elle avait le choix entre Tokyo et Hong Kong, et elle a choisi, preuve de goût, Hong Kong.

J’irai peut-être faire un tour là-bas, histoire de la retrouver et de m’entraîner dans un coin avec elle.

Dans le petit restaurant chinois, près de mon bureau, il y a Sophie, l’une des deux nouvelles serveuses. Son vrai prénom est Hua (« Fleur »), mais Sophie lui va bien. Elle arrive directement du 8e siècle de notre ère, c’est le portrait même d’une dame de cour qu’on m’a offerte récemment, une magnifique terre cuite émaillée de 62 cm, de la dynastie Tang (618-907).

Sophie n’a aucune idée de cette ressemblance frappante et génétique. Elle va, elle vient, elle sourit, tous ses gestes sont souples, précis et nets. Elle est née à Chengdu, au Sichuan. Elle est arrivée à Paris à l’âge de 10 ans. Elle parle parfaitement le français, et tout indique que je vais faire en chinois des progrès rapides.

Des dames de cour pareilles à la mienne sont connues, mais elles sont de taille plus modeste, 20 ou 30 cm de haut. Les statuettes funéraires émaillées trois couleurs de cette dimension représentent pour la plupart, et c’est logique, des figures masculines. Cependant, une dame de cour, mesurant 60,3 cm, est conservée au musée d’Art asiatique de Berlin.

La tenue que porte ma dame est caractéristique du début des Tang, avant l’apparition de la robe ample dans le deuxième quart du 8e siècle.

La voici, debout, mains jointes au niveau de la ceinture.

Elle est vêtue d’une tunique crème à manches longues et d’un corsage échancré de couleur ambre dont les manches couvrent le haut des bras. Sa longue jupe droite est ornée de rayures verticales, ambre et vertes. La jupe s’évase à la base, laissant deviner les pieds certainement chaussés de poulaines à bouts fleuris en vogue à l’époque.

Un châle vert entoure ses épaules rondes. Il retombe souplement devant elle, dissimulant ses mains. Le coin supérieur gauche se retourne délicatement, dévoilant ainsi le revers ambre de l’étoffe.

Le visage, dessiné avec précision, était à l’origine peint, comme le montrent les traces de polychromie visibles sur les lèvres charnues. Les cheveux, qui révèlent des restes de peinture noire, sont retenus en un élégant chignon à doubles coques. Elle présente une merveilleuse posture cambrée, tirant son buste vers l’arrière. Elle tient sa tête droite, dans une attitude fière et digne. Elle est souveraine, elle sait tout. Elle est musicienne et danseuse, sans parler du reste.

Bien que n’ayant plus, depuis longtemps, ce que Casanova appelle joliment « le suffrage à vue », je n’ai pas eu grand mal à amener Sophie, 25 ans, dans mon studio d’expertise. La grâce du début du 8e siècle chinois, vous dis-je : élégance, vivacité, rigueur, gaieté, insolence, plaisir.

Où était la France au début du 8e siècle ? Le voyage du Temps a ses lois.

Paris, 30 septembre 121.