Le premier ancêtre qui, voici plus de deux siècles, s’est installé ici, dans ma base insulaire, était marin au long cours. Il est arrivé là, Dieu sait comment, et il a tout vu d’un coup d’œil. Le deuxième ancêtre, il y a un siècle, a mieux fondé l’endroit. Il était escrimeur et tireur d’élite, il a appris à être marin. Le lieu est stratégique, insoupçonnable, et absolument en dehors des villages et de toute société. Pas isolé, cependant, caché et ouvert. Le village, et toutes ses commodités, est à 2 km. Mais ici, c’est l’océan, à droite, un lac intérieur, avec canards et cygnes sauvages, à gauche, prolongé par les marais salants, vastes miroirs. Des mouettes et des hérons partout, du matin au soir. Une belle redoute de Vauban verrouillait autrefois la route. Je pense souvent à l’ennui noir des soldats qui étaient de garde dans cette fortification géométrique, l’hiver, en 1680.

Je comprends les ancêtres : bateau amarré, à droite, attendant la marée haute pour partir et pêcher au large (huîtres et vin blanc sec à bord), banc de pierre devant la véranda pour tirer le canard (chien nageant qui rapporte). Poissons, oiseaux, mammifère humain se faisant le plus vide possible (poignets de rame et de lignes, doigts de gâchette). C’est un peu pour eux, les ancêtres, que je continue à m’entraîner au tir. Je n’aurai jamais leur virtuosité, je reste un amateur, mais quand même.

À quoi pensaient-ils ? Au plus proche : vents, courants, vergues, voiles, gouvernail, dérive. Et puis fusil, nettoyage, démontage et remontage, presque à l’aveugle. Des opinions ? Non, quelques grognements, tout au plus. Des convictions ? Animales. Tempêtes, rafales, mer lisse, vol rapide à saisir. J’ai à peine connu le dernier vieillard royal enfoui dans son temps magique. Il suivait les cours de la Bourse et se taisait. Une fois, cependant, l’air d’un fou (j’ai cinq ou six ans), il murmure : « Il n’y a que moi qui sais attraper la lune, et c’est dans un seau d’eau. » Chinois.

J’ai eu ici quelques visiteurs. Ils arrivent, ils ne se doutent de rien depuis la route, l’endroit les éblouit, l’interpénétration du ciel et de l’eau les engloutit, ils ne voient rien, sauf que c’est « très beau ». C’est leur mot, et pour se défendre, ils sont déjà dans une photo et un film imaginaires. L’envie les glace immédiatement, la nature les effraie, surtout si le coucher de soleil, incendiant tous les clichés, est fastueux dans les oranges et les rouges. Le disque irradie, descend lentement, et je m’arrange pour que les visiteurs boivent trop. Ils repartent dans la nuit sans lever la tête, ils ne sauraient pas distinguer la Grande Ourse de l’Étoile polaire. L’illusion interne est démontrable. Tel va à Venise qui ne voit que des cartes postales, tel autre ne saura jamais en quoi consiste le grain du temps dans le sel.

Les habitants d’ici, ceux qui sont là toute l’année, n’ont pas la sottise de me prendre pour un Parisien. Ils connaissent encore les filiations, ils se souviennent des noms, ils connaissent leur cimetière. Le curé local, perdu dans son église romane de plus en plus touristique, pourrait officier à Saint-Thomas-d’Aquin, à Paris, pour faire le boulot minimum, baptêmes, mariages, enterrements (en transit vers l’incinération). Finalement, c’est le baptême qui tient le coup : vagissements, émois, cloches. Les bébés et les bébées se suivent, parrains, marraines, toilettes, dragées. Les adultes, eux, enfants depuis longtemps ratés, sont vieux et morts dès leur première jeunesse. Baptistère, eau, huile, cercueil, encens. Une mouette passe en criant, un dieu sarcastique l’écoute peut-être.

À part les informations et leur effacement instantané, je regarde surtout la météo, plus ou moins fiable puisque j’habite un microclimat d’intervalle. « Le temps chez vous », ça s’appelle, mais le ciel, le soir, me renseigne mieux. Très souvent, il pleut sur le continent, mais pas ici. L’île, mélangeant sans cesse le ciel et l’eau, est aussi une bulle, un cercle, une sphère. Pour l’instant, mon attention se porte sur les rosiers en puissance et sur le laurier qu’il faut dégager d’un lierre grimpant étouffant. Le séjour a la clé des saisons, il ouvre des portes d’air. Les ombres sont courtes, les vitres de la maison flambent.

Les couleurs, les sons, les goûts, les parfums se répondent. Voici mon échelle des couleurs : bleu, blanc, jaune, vert, violet, rouge, noir. Le bleu est lavande et piano, le blanc sel et tambour, le jaune hautbois et miel, le vert trompette et menthe, le violet contrebasse et vin, le rouge batterie et sang, le noir clarinette et huîtres. Le sel d’océan a la composition du sang (goûtez votre propre sang sur une blessure).

Je prends le noir dans la clarinette. Je note que le plus grand clarinettiste de tous les temps (pour moi, du moins), Johnny Dodds, en pleine activité dans les années 1920-1940, n’est que très tardivement mentionné dans le dictionnaire. C’est pourtant un génie du jazz, ou plutôt du blues profond, qui est, par définition, bleu-noir. J’ai sa photo devant moi, je l’écoute.

Il est en smoking. Il a un visage enfantin, lumineux, poli, sourdement poussé en avant, innocent, honnête. Il sait que son instrument est une fleur, vénéneuse dans les graves, perçante et véhémente dans les aigus, fait pour fonder, fuser, s’enrouler, spiraler. La trompette indique le nord, le trombone le sud, mais la clarinette c’est nord-sud-est-ouest, rotation terrestre et céleste, thyrse et lierre.

Écoutez Dodds dans Perdido Street Blues, Wild Man Blues, Gravier Street Blues, Weary Way Blues. Il surgit en dessous, au-dessus, sur les côtés, son vibrato cardiaque est unique. Il y croit de toutes ses forces, de tout son souffle, de toute sa vérité de naissance. C’est très simple, et, à l’évidence, sans la moindre considération « commerciale ». Le saxo a remplacé la clarinette ? C’était fatal. La virtuosité l’inspiration ? Bien sûr. Le bavardage étincelant la rude et nette, et profonde, et désespérée, et joyeuse expérience de vivre ? On devait s’y attendre.

À peine de Johnny Dodds dans le dictionnaire, donc, mais, en revanche, un certain Alfred Dodds (1842-1922), général français, né à Saint-Louis (Sénégal), qui a, paraît-il, « conquis » l’ancien Dahomey entre 1892 et 1893, pays devenu depuis le Bénin. Un vulgaire général à côté d’un musicien génial. Un galonné en mission et pas un descendant d’esclaves sublimement affranchi. Un des titres d’Une saison en enfer a été, pendant quelques mois, Livre païen ou Livre nègre. La grande émotion authentique est ici la même, du jailli impeccable, de l’or noir. Les enregistrements inouïs de Dodds, posés ici, sur ma table, à côté du Manifeste du surréalisme d’André Breton (ce dernier malheureusement sourd à toute musique, traitée par lui de « confusionniste »), sont eux-mêmes de grands poèmes. L’Afrique vous parle, mais vous ne savez pas l’entendre. Elle vous parlera de plus en plus, malgré le tintamarre et le confusionnisme blanc, en même temps que l’Inde, le Brésil, la Chine.

À 13 ans, je voulais être clarinettiste comme Dodds (j’ai encore, dans une armoire, un tas de 78 tours ébréchés de lui). Mes parents ne m’ont pas offert l’instrument. Je l’ai donc transposé en syllabes, voyelles et consonnes, tout à l’oreille, tout au battement intime, et puis voix d’encre bleue sur papier.

Un des plus beaux tableaux « cubistes » de Picasso est certainement L’Homme à la clarinette, daté de 1912. Tableau, dit Breton, « d’une élégance fabuleuse et sur l’existence “à côté” de qui nous n’en finirions pas de méditer ». L’existence « à côté », voilà la formule. En 1928, Breton écrit encore : « Dès aujourd’hui, les prétendues conditions matérielles de cette existence nous laissent indifférents. Que sera-ce donc plus tard ! » Nous sommes plus tard, beaucoup plus tard, et L’Homme à la clarinette ne ressemble toujours pas à un homme à la clarinette. Il traverse les guerres, le bruit, les massacres, les photos, les films, les écrans, les ordinateurs, la vulgarité générale. On peut avancer que c’est le seul vrai portrait de Johnny Dodds (d’une « élégance fabuleuse ») et une déclaration du droit de l’homme à être irreprésentable en société.

L’homme est visible, audible, mais on ne peut pas le représenter officiellement. Il ne se présente à rien, il n’est représenté par personne. Son présent d’abîme n’est pas anarchiste mais souverain. Être au-dessus des lois est sa loi. « La réalité doit être transpercée dans tous les sens du mot », laisse tomber un jour Picasso, excellent trouveur et tireur. Et Ducasse : « Dans la nouvelle science, tout vient à son tour, telle est son excellence. »

Breton, dans L’Art magique, cite Novalis :

« Nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers, ainsi qu’avec l’avenir et le passé. Il dépend de la direction et de la durée de notre attention que nous établissions tel rapport prédominant, qui nous paraît particulièrement important et efficace. »

C’est ce que je fais. Voici un petit galet blanc sur la plage. J’inscris sur lui, à la peinture rouge, la date de mon choix (avril 1300, par exemple), pour en savoir plus sur tel ou tel événement « à côté » de l’Histoire. Je le garde quelques jours devant moi, je le charge de questions, d’intentions, puis je le lance dans l’océan. La réponse viendra, elle vient toujours, crabe, crevette, dauphin ou baleine. Ça alors. J’ai ainsi lancé dans l’eau, autrefois, à Venise, au bout de la Dogana, un exemplaire d’un livre sans ponctuation, écrit pendant sept ans, sans discontinuer, Paradis. Il est là, nulle part, ultra-décomposé, enfin publié dans sa fluidité.

Pas de mail, pas d’Internet, le bon vieux papier millénaire. Bien avant notre ère, en Chine, j’aurais écrit sur des lamelles de bambou. On n’arrête pas d’en trouver là-bas, dans les tombes. Le bambou, la soie, la cire, l’os, le bronze, et puis, finalement, un seul livre celui des changements ou des mutations. Cela dit, rien ne vaut le papier de l’Alliance typographique universelle. On imprime désormais tout et n’importe quoi, mais pas moi.

Mon sympathique postier frappe à ma fenêtre et me donne mon courrier (trois lettres d’insultes, cinq propositions d’animation culturelle). Il me présente, selon la tradition, le calendrier de l’année. Je le paye, bien sûr, et au-delà du raisonnable, sans lui faire remarquer à quel point il s’agit peut-être d’un faux calendrier (selon celui de Nietzsche, promulgué le 30 septembre 1888, nous sommes aujourd’hui en l’an 120 de « l’ère du Salut »). Il s’enfuit, l’air content. Il a trouvé le lieu, ce qui ne va pas de soi dans les méandres de la campagne maritime.

Parfois, mon postier s’attarde quelques minutes et me raconte des histoires. Hier soir, par exemple, il a pêché la seiche, poisson à os difficile qui, à peine attaqué, fuit rapidement en arrière en jetant son encre. C’est un peintre. On donne son os, c’est-à-dire sa coquille interne, aux jeunes oiseaux dont on veut aiguiser le bec. On peut la manger, mais il faut savoir la faire dégorger et la préparer.

Le même mot, seiche, désigne aussi l’oscillation du niveau de l’eau dans une baie ou un lac, déterminé parfois par des différences locales de pression atmosphérique. Ma main, je le note, dépend de ce type de pression, d’où mon régime d’oscillation.

Il est inévitable, ici, de penser au verbe sécher (combien de cours n’ai-je pas séché), et, bien entendu, avec sèche, à la cigarette, de plus en plus interdite dans nos régions. « Les fumeurs meurent prématurément », me répète-t-on, depuis des années, avec rage.

André Breton écrit, en 1954, dans son très étrange Alouette du parloir :

« J’allume ma première cigarette du matin, je peux bien m’accorder encore quelques instants avant de me tourner vers les obligations qui m’attendent et vont faire de ce jour le mien quelque chose qui s’emboîte presque sans jeu dans le jour des autres. Un jour dont l’usage externe est régi par des postulats qu’il serait par trop périlleux de remettre en question. Encore une bouffée de cette cigarette… »

Sur quoi, « dans son déshabillé de fumée », lui apparaît Titania, la reine des Fées dans Songe d’une nuit d’été, et il dialogue avec elle. Rien de plus naturel.

Je lance ma ligne, et voici, à l’instant, ce que me dit Titania :

« Apprends bien le chant par cœur,

Pour chaque mot au son charmeur

Main dans la main, emplis de grâce,

Chantons, bénissons cette place. »

Il y a les sorcières, il y a les fées. Comme Breton m’a écrit un jour que j’étais aimé des dernières (elles disparaissent à vue d’œil), je lui offre une cigarette, Turkish and American blend, chameaux, pyramides et palmiers (Raymond Roussel aurait adoré ces paquets). Il sourit, et, en rêve, nous montons au sommet du World Trade Center, qui, donc, avec ses deux tours jumelles, n’a pas encore explosé sous les avions des kamikazes. Une mauvaise rumeur prétend que ces fous de Dieu étaient en train de fumer lorsqu’ils ont lancé sur cet élégant gratte-ciel leurs bombes volantes. Ici, j’offre une deuxième cigarette à Breton en lui disant : « Il paraît que nous allons mourir prématurément. » Sur quoi, en vieux lion ayant pris la forme de la statue Uli, de Nouvelle-Irlande, que j’ai vue autrefois chez lui, rue Fontaine, il me dit doucement : « Mais non, mais non. » Et, comme nous sommes à New York, il ajoute : « Vous savez ce que dit Duchamp, la mort n’arrive qu’aux autres. »

Breton a 28 ans en 1924 (année du Manifeste). Il écrit dans une lettre :

« Il me faut à tout prix retrouver l’usage de l’accidentel, pouvoir noter sur mon propre calendrier, de temps à autre, quelque chose d’équivalent à ce fait “historique” qu’on peut lire chaque jour, en détachant la page sur le calendrier de tout le monde. Tant de poésie s’attache à ce que je n’ai pas encore fait. »

Cinq ans plus tôt (mais c’était hier), il est allé recopier Poésies d’Isidore Ducasse (comte de Lautréamont) à la Bibliothèque nationale, et les a publiées, en août 1919, aux éditions Au Sans Pareil. Personne n’en avait jamais entendu parler.

Un de mes papillons surréalistes préféré est : « Vous qui ne voyez pas, pensez à ceux qui voient, »

Viva est une fée, elle voit.

On peut me trouver souvent selon les coordonnées suivantes :

Latitude 46° 12° 29°NORD

Longitude 1° 30° 57°SUD

Altitude 15 m (maximum)

Ce lieu, à cause de la montée des océans, devrait être submergé un jour ou l’autre. Je fais de temps en temps ce rêve, je vis sur les toits.

Le lecteur l’a compris : il s’agit ici d’un vrai polar métaphysique, à côté duquel le polar noir, violent, réaliste, morbide, ne peut être que policier puisqu’il pense que la société existe. Mieux vaut inventer le pôlar, le pôlart des révélations du Temps. D’où l’importance des dates de l’ancien calendrier où, déjà, fût-ce de façon négative, quelque chose de tout autre se laisse entrevoir.

Exemple : le film L’Âge d’or, de Bunuel, est projeté pour la première fois le 28 novembre 1930, au Studio 28, à Montmartre. Il entraîne immédiatement une manifestation de la Ligue des patriotes et de la Ligue anti-juive. Les appareils de projection sont détruits, les tableaux exposés dans l’entrée sont lacérés, le vicomte de Noailles, financier de la production, est menacé d’excommunication et doit démissionner du Jockey Club. Pas mal.

Préhistoire, n’est-ce pas ? Essayez donc de produire un scandale de cette dimension aujourd’hui. Il n’est même pas envisageable. Un nouveau vicomte de Noailles, à supposer qu’il existe, ne financerait jamais un film résolument monarchiste, papiste, pro-hitlérien, antisémite et pédophile, qui, en plus, ne serait réalisé par personne. Quel serait d’ailleurs son intérêt ? Aucun.

En revanche, s’il est projeté quelque part, vous pourrez éprouver le délicieux frisson glacé de votre compagne au moment où le rasoir entame l’œil de la belle et brune lunaire, dans Un chien andalou (1928), de loin ce qu’on a pu faire de plus audacieux dans cet art des ténèbres, le cinéma. Vous qui ne voyez pas, pensez à ceux qui voient, éteignez votre télévision, promenez-vous dans les bois.

Dans le genre tragi-comique historique, vous ne manquerez pas de lire la prose épatante de puritanisme d’un stalinien russe de service, correspondant des Izvestia à Paris, en 1934. Les surréalistes, selon lui, s’occupent surtout d’affaires pédérastiques, quand on ne les trouve pas dans les bars, ne travaillant jamais, buvant et embrassant des filles.

Breton le gifle à la sortie de La Closerie des lilas. Belle époque. L’ennui, c’est que René Crevel se suicide dans la foulée. De lui, j’ai toujours envié deux titres, Le Clavecin de Diderot, Mon corps et moi.

Je pourrais montrer à Viva, pour qu’elle s’en étonne en riant, les navrantes Recherches sur la sexualité, publiées dans La Révolution surréaliste, n° 11, mars 1928. Le dépositaire de cette revue est, dès 1924, la Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail, et nous revoilà donc à la même adresse, et avec Raspail. La sexualité de Raspail, c’est beaucoup mieux comme ça, reste obscure. Impassible, il regarde passer l’absence de passion, les rares manifestations, la circulation.