Isidore Ducasse est sorti de ce qu’il appelle « la cage du temps » dans la nuit du 23 au 24 novembre 1870, pendant le siège de Paris. On a trouvé son corps à 8 heures du matin dans son garni du 7 rue du Faubourg-Montmartre. Bien qu’on ne sache pas la cause exacte de sa mort ni où ses restes ont disparu, un service religieux a eu lieu, pas loin, à Notre-Dame-de-Lorette. Le vicaire qui a signé le mortuaire, l’abbé Sabbatier, a été massacré peu après par les Communards, dans le carnage de la rue Hugo.

La rue Hugo !

Je viens de passer là, devant la vitrine d’un magasin de W.-C. japonais, qui propose ses produits par de grandes inscriptions à la peinture blanche :

Hygiène absolue.

Sensation unique.

Élégance intemporelle.

Cet « intemporel » ne s’invente pas.

Mais Antonin Artaud :

« L’uniformisation du temps est une chose grave, puisqu’elle en a accompagné et suivi une autre qui est l’uniformisation des corps. »

Ou, si vous préférez, Bataille :

« Le rire, à condition de lui donner cours, a de lui-même la perfection de la sphère et l’éphémère nécessité de la bulle de savon. »

Les scènes les plus vibrantes et rieuses avec Viva ont lieu lorsqu’elle arrive, rarement, en uniforme. Pas besoin d’expliquer pourquoi.

Un charmant jésuite du 16e siècle, Jérôme Nadal (1507-1581), vous dit d’où viennent les sensations les plus réelles :

« De la persuasion de la foi vient l’ouïe, et de son intelligence vient la vue. De l’espérance vient l’odorat. De l’union de la charité vient le toucher, et de la joie qu’elle procure vient le goût. »

Les contrôleurs et les contrôleuses s’esclaffent. Le meilleur nom, pour les Parasites antipoétiques, est finalement le suivant : ventousards, ventousardes. Votre ouïe est obstruée, votre vue voilée, votre odorat bouché, votre toucher anesthésié, votre goût gâté. La ventouse sexuelle s’en occupe, elle tient à son emprise sur les corps humains effarés. Niez le sexe, il vous halluciné ; faites-le trop entrer, il vous broie.

Mais William Blake :

« Il y a dans chaque journée un instant que Satan ne peut trouver,

Non plus que ses veilleurs infernaux, mais l’industrieux le trouve,

Et cet instant se multiplie, et une fois trouvé,

Il renouvelle, s’il est bien placé, chaque instant du jour. »

Franz Kafka, sur la fin, à l’hôpital, dans ce qu’on appelle ses « billets de conversation », écrit, puisqu’il ne peut plus parler, les phrases suivantes :

« Regardez le lilas, plus frais que le matin. »

« Montre-moi l’ancolie, elle est de couleur trop vive pour être avec les autres. »

« L’aubépine est trop cachée, trop dans l’ombre. »

« Le lilas, c’est merveilleux, n’est-ce pas. Il boit en mourant, il se saoule encore. Ça n’existe pas qu’un mourant boive. »

Et ceci, à son médecin, mot très célèbre mais peu compris (il souffre atrocement) :

« Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin. »

La Gnose, dans son insistance sur le Temps, n’arrête pas de dire que toute lecture fondamentale est cognitive, c’est-à-dire qu’elle produit des effets de connaissance. Lisez, lisez bien, lisez encore, et vous ne verserez pas dans la mort. Il ne s’agit pas de répéter des formules magiques, des prières ou des borborygmes abrutissants, il ne s’agit pas non plus de textes « sacrés », mais d’un effet d’intelligence. La lecture de connaissance vous tire du temps mort. Elle est donc une révélation que le contrôle doit empêcher par tous les moyens, en menant une guerre sans merci dans l’imprimerie (désormais, dans nos régions, surabondance de livres pour noyer certains livres), mais aussi directement dans les cerveaux qu’il faut sans cesse occuper à autre chose. Toute lecture vivante est donc suspecte, passéiste, élitiste, surtout si elle se dirige vers les temps anciens, lesquels ne sont autorisés que sous préservatif religieux ou universitaire. On veille ainsi à une stricte surveillance du grec, de l’hébreu, du latin, du sanscrit, du chinois classique, le district le plus surveillé restant quand même le français : il est vif, imprévu, il traduit tout ce qu’il touche, sa tendance claire et révolutionnaire est connue.

Toutes les bibliothèques publiques et les librairies sont maintenant équipées de systèmes de surveillance sophistiqués (pour les librairies, on peut encore compter sur des vigilants et des vigilantes). On sait qui a demandé tel livre, telle consultation de manuscrit, pour quelle raison, dans quel but précis. Si le même individu saute d’un siècle à l’autre sans motif identifiable, il sera fiché et observé de plus près. Tout libraire, qui accueille avec joie la déferlante des acheteuses de romans, repérera vite le client qui s’attarde dans les coins peu fréquentés et s’en va avec des livres qui n’ont aucun rapport apparent entre eux. Quant à l’individu qui dispose d’une bibliothèque privée, surtout si elle lui a été transmise par ses ascendants, il sera considéré comme particulièrement dangereux. Heureusement, il est en voie de disparition rapide.

La rotation commerciale des volumes est impérieuse. Tout livre qui n’est pas susceptible d’être résumé brièvement est considéré comme non existant. Le critère est d’ailleurs exclusivement sociologique. Comme le disait un humoriste du métier : « Devenez célèbre, vous écrirez après. »

Pendant longtemps, encore naïvement confiant dans le vieux monde en train de s’effondrer de partout, j’ai imaginé le soin porté, après ma mort, à mes manuscrits, mes cahiers, mes carnets, mes documents, mes notes. Bref, j’étais encore religieux, je croyais à un au-delà sécurisé. Je dois avouer que je voyais, avec une certaine délectation morbide, des chercheurs, des chercheuses, honnêtes et passionnés, en train d’examiner mes archives. Et puis j’ai compris que c’était fini, qu’il n’y avait plus rien ni personne à qui confier quoi que ce soit. Dois-je procéder à un autodafé privé ? J’y pense. « Le fonds, c’est terminé, m’a dit un responsable, on traite les vieux stocks du 20e siècle, mais rien n’est prévu pour le 21e. Vous comprenez, l’Histoire, désormais, tout le monde s’en fout. Et puis le cycle de création est achevé, il n’y aura plus d’écrivains au sens ancien du terme, dans les années à venir. Des “écrivaines”, sans doute, mais la seule invention de ce mot cocasse veut tout dire.

D’ailleurs, pourquoi y aurait-il des écrivains, puisque presque plus personne ne lit ? C’est entendu, l’humanité, dans son ensemble, n’a jamais lu grand-chose, mais on pouvait encore la culpabiliser plus ou moins sur ce point. Elle lira de moins en moins, et n’en ressentira aucune honte, au contraire. »

J’ai dit à mon interlocuteur : « Je vais quand même entreposer mes papiers quelque part. – Où ça ? – À Abu Dhabi. »

Immédiate lueur dans les yeux : « Vous avez un contact ? »

Chateaubriand écrit quelque part, de façon aussi désinvolte qu’ahurissante :

« Je me cite, je ne suis plus que le temps. »

Il a joué serré. Mais Rimbaud lui répond bientôt :

« Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions. »

Et, à la fin de Solde :

« À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de si tôt ! »

« Commission » veut dire aussi bien le pourcentage laissé à un intermédiaire que le coût d’une opération de banque.

Si j’avais vécu en Chine autrefois, j’aurais bien trouvé un studio dans la montagne ou au bord de l’eau. L’un d’eux, il y a très longtemps, s’est appelé « Le studio de la juste appellation ».

Zhuangzi dit : « La Perfection est la tranquillité dans le désordre. »