En sortant des Éditions Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris, 7e, on tourne à droite, on traverse la rue de l’Université, on passe devant le café-brasserie L’Espérance, on continue par la rue de Beaune vers la Seine jusqu’au quai Voltaire, d’où on aperçoit le Louvre. Mais on peut aussi obliquer, à droite, dans la rue de Lille, et ressentir, presque tout de suite, une étrange aimantation. Quelque chose s’est passé là.

Le numéro 19 offre l’apparence d’un des beaux immeubles silencieux du quartier, avec leurs porches du 17e ou du 18e, leurs grandes fenêtres à rideaux beiges ou jaunes qui, parfois, laissent entrevoir la richesse vraie. Vous vous promenez dans Paris, la nuit, vous levez la tête, vous observez les plafonds, les plantes vertes, les bibliothèques, les tableaux anciens, la vie du confort et du goût, à l’opposé de la misère des banlieues ou des arrondissements maudits, qui ne sont que trop présents dans la littérature officielle. Littérature de la misère, misère de la littérature. Ici, on n’a plus à craindre un écrivain séditieux, nul Proust n’est embusqué au fond d’une cour pour saisir au vol la grande anormalité des choses.

C’est l’été, je fais tout à fait autre chose que de la littérature, la rue est déserte, j’attends. Ce numéro 19, donc, est fermé par un portail de bois peint en bleu profond que surmontent deux grands vases pleins de fleurs sculptées, des roses bouillonnantes et débordantes. Au-dessous, une petite frise d’encoches creusées dans la pierre, sorte de partition de bâtonnets, est d’une élégance classique, comme la scansion d’une écriture oubliée. Mais c’est la plaque, fixée au mur, à gauche, qui parle :

Max Ernst

Peintre Sculpteur Poète

né le 2 avril 1891

en Allemagne à Brühl

a vécu dans cette maison

de 1962 à sa mort

le 1er avril 1976

La date de 1891 évoque immédiatement celle de la mort de Rimbaud, le 10 novembre, à 10 heures du matin, à l’hôpital de la Conception, à Marseille. Mais, là, nous sommes en avril, en Allemagne, 20 ans après la Commune de Paris, dans une ville dont le nom, entendu en français, brûle (il existe désormais à Brühl un musée Max Ernst).

Qui a rédigé l’inscription ? Peu importe, mais c’est le mot « poète », placé en dernier, après « peintre » et « sculpteur », qui m’intrigue. Si Ernst a été un poète (ce qui est évident), la liste devrait commencer par cette désignation. Vous me direz que « poète » n’évoque aucune connotation d’argent, ce qui n’est que trop vrai dans le bas-monde où nous sommes. Pourtant, je tiens bon : soit il ne fallait pas écrire « poète », soit il fallait mettre ce titre, hautement précieux sans rien valoir, en premier.

L’autre bizarrerie est dans les dates. Max Ernst est né un 2 avril, et il est mort, à 85 ans, un 1er avril, comme un poisson d’avril. Il aurait pu s’éteindre le lendemain, rejoignant ainsi, après un long et aventureux parcours, sa date de naissance. Il n’a pas daigné attendre, ce qui est bien dans sa manière noire d’humour.

De là, je vais au 5, toujours rue de Lille, et je tombe sur l’adresse de Lacan, qui, on le sait, a exercé là, de 1940 à sa mort (en 1981), son très éprouvant métier de psychanalyste. Si le divan de Lacan pouvait parler, il mettrait en crise toute l’industrie romanesque et ses millions de livres pour rien. Cette adresse m’est familière. Bien que jamais allongé chez lui, c’est là que j’allais le chercher, certains soirs, pour dîner en sa compagnie à La Calèche, le restaurant d’en face. Le 5, c’était la promesse d’un plaisir. Je note que je viens d’aller du 5 au 5.

Mais le 5 rue de Lille (et c’est là que le temps se met à parler fortement à voix baisse) était aussi l’adresse d’un certain Darasse, le banquier d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, lorsqu’il venait toucher la pension que lui envoyait son père depuis Montevideo (Darasse était en affaires avec ce pays lointain). Ducasse allait chercher son argent chez Darasse, les patients et les patientes de Lacan venaient le payer pour apprendre, en parlant, leur identité. C’est parfait.

La rencontre d’Ernst et de Lacan, sur la table de dissection du temps, est logique. Celle d’un banquier et d’un poète l’est encore plus, mais reste à inventer. Quoi qu’il en soit, maintenant, la rue de Lille vibre.

Le banquier Darasse reçoit, par exemple, le mot suivant de Ducasse, daté du 22 mai 1869 :

« Vous avez mis en vigueur le déplorable système de méfiance prescrit vaguement par la bizarrerie de mon père […] Je ne mets pas en ligne de compte la malsonnance de certaines observations mélancoliques qu’on pardonne aisément à un vieillard… »

Sur quoi, Ducasse prie son banquier de lui faire savoir, par un mot, si le vieillard mélancolique a expédié des fonds. Il pense plus à se faire imprimer qu’à vivre.

Dites-moi ça, cher Monsieur, « avant le 1er septembre, époque à laquelle mon corps fera une apparition devant la porte de votre banque ».

Vous pouvez m’écrire à tout moment :

« Au reste, je suis chez moi à toute heure du jour. »

Voilà une « belle affaire », c’est-à-dire une histoire sans importance :

« Après avoir réfléchi beaucoup, je confesse qu’elle m’a paru remplie d’une notable quantité d’importance nulle. »

C’est après avoir lu une étude de moi sur Lautréamont que Lacan, que je ne connaissais pas, a réagi d’une façon plutôt vive. De là, déjeuners et dîners. Je ne pense pas qu’il ait jamais cru nécessaire de lire Poésies, ce qui n’a aucune importance. Il a suffi que mon corps ait fait des apparitions devant sa porte pour que j’obtienne de délicieux dîners gratuits.

C’est au même banquier Darasse que Ducasse, le 12 mars 1870 (il meurt en novembre, à l’âge de 24 ans et demi, pendant le siège allemand de Paris), annonce que sa méthode a complètement changé après l’échec des Chants de Maldoror, pour (dans Poésies I et II, donc) chanter exclusivement « l’espoir, l’espérance, le calme, le bonheur, le devoir ». Voilà qui devrait plaire au banquier et au père. Ici, l’humour est à son comble, et n’a été que très peu compris.

Les séjours de Ducasse à Bordeaux ne sont pas connus : c’est là qu’il débarque pour sa scolarité à Tarbes, puis à Pau, c’est là qu’il réembarque sur le Harrick, le 25 mai 1867, pour Montevideo, et qu’il redébarque pour revenir à Paris et habiter dans un hôtel, au 23 rue Notre-Dame-des-Victoires. Il arrive là au début de l’automne 1867, Baudelaire, après son calvaire aphasique, est mort le 31 août et a été enterré le 2 septembre.

Ducasse a laissé un certain souvenir dans ce premier hôtel. C’est une des rares descriptions qu’on ait de son apparence :

« C’était un grand jeune homme brun, imberbe, nerveux, rangé et travailleur. Il n’écrivait que la nuit, assis à son piano. Il déclamait, il forgeait ses phrases, plaquant ses prosopopées avec des accords. Cette méthode de composition faisait le désespoir des locataires de l’hôtel. »

Hölderlin, dans sa tour de Tübingen, disposait d’une épinette, et s’en servait pour psalmodier ses poèmes vers le Neckar. Rimbaud, en 1874 et 1875, prend des leçons de piano, à Charleville, avec un certain Louis Létrange, obtient de sa mère qu’elle fasse monter un piano chez eux, et se met à jouer, ce qui provoque, chez ses amis arriérés de province (Verlaine et Cie), des dessins jaloux et sarcastiques (Illuminations doit s’entendre au piano). La femme de Manet, pianiste, venait jouer pour Baudelaire dans sa chambre de la clinique du docteur Duval. Ces histoires de clavier sont passionnantes. Le temps crée et fauche en musique, on peut l’entendre surgir.