Le 20 du mois de floréal an 10 de la République française, une et indivisible, par très beau temps (nous sommes en 1802), un homme de 32 ans se présente au Bureau des passeports du Commissariat général de Police de Bordeaux. Son dossier a le numéro 2307. Son signalement, qui comporte une erreur (34 ans au lieu de 32), permet de l’identifier : il est allemand, mesure 1,75 m, a les cheveux et les sourcils châtains, son visage est ovale, son front haut, ses yeux bruns, son nez long, sa bouche supérieure, son menton rond. Le porteur, d’une belle écriture pleine et sage, a signé en bas, à gauche : Hoelderlin. Il est autorisé à circuler librement de Bordeaux à Strasbourg. Un certain commissaire Babut a signé à droite, avec les trois points terminateurs de rigueur. La profession enregistrée de Friedrich Hölderlin est : « instituteur ».
Le mois de floréal est le 8emois du nouveau calendrier révolutionnaire. Il commence le 20 ou le 21 avril. Vingt-huit jours après, c’est le 19 mai, date du passeport délivré à ce très étrange instituteur. Inutile de dire que, cette année-là, on a dû fêter Pâques en catimini, et que la Pentecôte, qui est toute proche, n’est pas une fête recommandable, avec son histoire de langues de feu, de parler en langues sous l’effusion du Saint-Esprit, cette troisième Personne de la Trinité enfin visible, mais qui n’en fait qu’une avec les deux autres (allez vous y retrouver). Napoléon n’a pas encore rétabli l’ancien calendrier grégorien sans demander la permission à personne. Les saints ont disparu, soit, mais ils vont revenir, et pendant cet entracte, le fleuve et le vin coulent.
Le commissaire Babut se demande ce que ce jeune instituteur allemand est venu faire dans sa ville. Espion prussien ? Il a mené son enquête, bien sûr, mais elle n’a pas donné grand-chose. On le dit réservé et rêveur, un côté « poète » (mais c’est peut-être un masque qu’il prend pour éviter les questions), marchant beaucoup dans les environs jusqu’à l’estuaire, plutôt porté sur le vin, et amateur des paysannes brunes. On l’a vu observer de près (et ça c’est suspect) le port, les bateaux, les marins. Le consul de Hambourg, chez qui il est précepteur, n’a pas l’air mécontent de lui, même si, sans le dire, il trouve que sa femme, une belle grosse blonde, ma foi, passe trop de temps avec lui en dehors de son service pour les enfants. Enfin, bon, qu’il s’en aille, il mettra bien un mois pour rejoindre Paris puis Strasbourg. « Instituteur » ? Mettons. « Vous habitez un beau pays, m’a-t-il dit, on se croirait en Grèce. » La Grèce ? Il doit avoir un grain, ou il avait bu. Plutôt beau lui-même, il faut le reconnaître, à la fois fiévreux et très calme. J’ai précisé, dans la rédaction du passeport, que les autorités civiles et militaires devaient, si besoin était, lui porter assistance. « J’irai voir les Antiques à Paris », a-t-il ajouté. Les Antiques de Paris ? « Oui, a-t-il murmuré, les sculptures… »
En tout cas, bien joué : si c’est un agent, il n’en a pas l’air. Comme je n’ai reçu aucune plainte à son sujet (dettes, rixes, tapage nocturne, ivresse, harcèlement sexuel), le mieux est de le laisser partir. On a évidemment fouillé ses affaires : peu de linge, un pistolet, mais beaucoup de livres, la plupart en grec. Je me suis fait traduire certaines de ses notes manuscrites, rien sur les fortifications ni le mouvement des marchandises. Du charabia, d’ailleurs, du genre « Apollon m’a frappé », et autres considérations d’Ancien Régime. Pas de missel ni d’images pieuses, un bon point. Pas le moindre libelle monarchiste. Un portrait de femme assez jolie. Il semble vouloir rentrer chez lui, quelque part dans le Wurtemberg.
Il a fallu deux siècles pour poser à Bordeaux une plaque en l’honneur de Hölderlin. Sa chambre était confortable et lumineuse, pas très différente de celle de Tübingen, où il a passé près de 40 ans chez un menuisier qui supportait très bien sa folie. Le commissaire Babut n’a rien su des suites de cette histoire. Aurait-il été au courant, qu’il se serait peut-être rengorgé avec un air entendu : « Les femmes de chez nous peuvent faire perdre la tête, et c’est autre chose que les grosses Allemandes, voyez-vous. »
Les passagers du temps ont leur histoire. Baudelaire s’embarque ici. Ducasse-Lautréamont y débarque, Stendhal s’y plaît beaucoup sans parler de ses dragues ratées sur les quais. Le commissaire Babut, lui, était inquiet. N’allait-on pas lui reprocher d’avoir fait raccourcir trop de Girondins, ces dangereux anarcho-terroristes ? Et la cinquantaine de curés expédiés, le pillage des églises et des biens ecclésiastiques ? Il le fallait pourtant, et, de toute façon, il n’a fait qu’obéir aux ordres. Le consul de Hambourg a dû témoigner pour lui en remerciements des petits services de navigation obtenus par ses soins. Il s’est peut-être souvenu d’avoir fait traduire un passage des notes de l’instituteur :
« Vous, les Vivants, hautes Forces du ciel, chaque fois que portant sans effort vos années, au-dessus des décombres, vous passez, immortels voyageurs d’une route au parcours sans péril… »
« Mais enfin de quoi parle-t-il ? – Sans doute des dieux grecs, commissaire. – Vous croyez qu’il s’agit d’un message crypté ? – Difficile à dire. – Rien à foutre, qu’il dégage, le Consul a payé. »
« Immortels voyageurs »…
« La vieille éternité devient de plus en plus secrète… »