Je viens du Centre de tir. Quelques bavures pour commencer (fatigue, souffle court), et puis précision. Je ne sais plus quel poète américain a écrit ces deux vers : « Paradis calme / Au-dessus du carnage ». C’est mon état d’esprit à l’entraînement. En haut, si j’arrive à penser le moins possible, ciel bleu, calme lumineux. En bas, explosions et larmes.

Je me concentre sur le mot « mot ». Je le vois là-bas, dans la ligne de mire. Il respire un peu, il grandit, c’est lui que je vise, que je veux toucher et trouer. MOT. Avec une lettre de plus, c’est MORT. En anglais, ça ferait WORD et WORLD. Je tire sur la mort, je tire sur le monde. Petite plaisanterie, mais qui fait du bien. Ma voisine de stand, Viva, me félicite d’avoir mis dans le mille. Je ne sais rien de ses activités, ni elle des miennes. On se sourit, ça suffit.

Ne croyez surtout pas que j’éprouve le moindre ressentiment contre le langage, la mort, le monde et la comédie humaine, au contraire. Je tente de passer au-delà, c’est tout. Nous sommes dans l’ère du mélange, dans sa convulsion de plus en plus nette, rien à voir avec une apocalypse, une fin ou un dénouement. Je me demande, en passant, à quoi pense Viva quand elle tire. Elle doit avoir 30 ans, brune, jolie, cheveux courts, gestes souples. Elle exécute peut-être sa mère, son père, son mari, son amant ou son supérieur de l’ombre, mais pas la planète entière. À moins que. L’endroit est agréable, il y a un bar, mais je n’ai pas l’intention de l’inviter, du moins pas encore. Mon corps irait plutôt vers Viva, mais je ne l’écoute pas.

On dit que le don au tir est héréditaire. Mon grand-père maternel était célèbre dans cette dimension, et une de mes sœurs, paraît-il, a fait sensation dans des chasses. C’est un art de la projection immédiate de soi dans des cibles, qu’elles soient immobiles ou en mouvement. Les yeux sont dans l’objet, on clique, les yeux fermés, sur soi-même. Le feu est direct, il vient du cerveau transformé en cœur. Je n’ai jamais eu envie de tirer sur rien de vivant, ni homme ni animal. En revanche, l’exercice me rassure. En réalité, je me suicide en douce, et je m’en tire instantanément. Je sors plus léger, je laisse derrière moi mon ombre.

J’ai ma carte d’entrée depuis longtemps, on me laisse venir pour mon entraînement personnel. L’endroit, vaste local insonorisé, fait partie du CES, Centre d’Études Stratégiques, qui dépend du ministère de la Défense.

C’est un lieu très surveillé, codes d’accès, vidéos partout, extérieur opaque. Viva, je suppose, doit venir, comme les autres, pour des raisons professionnelles qu’elle ne me dira pas si je l’interroge. Silence, discrétion, apparitions et disparitions. Pour l’instant, certains matins, on se salue, on lève parfois le pouce l’un vers l’autre quand c’est réussi, on part chacun de son côté, moi toujours avant elle. Que peut-elle penser de ce vieil amateur qui persiste à se perfectionner, et qui, elle le devine peut-être, n’a jamais été dans l’armée ? Ici, nous n’avons pas de noms, mais seulement des prénoms (« Salut, moi c’est Viva »), nous sommes tous et toutes en civil, et un observateur du dehors sondant les allées et venues des visiteurs, souvent très jeunes, en tenue de sport, baskets et sacs à dos, ne pourrait pas imaginer (sauf en restant à l’arrêt et en s’approchant de la plaque presque invisible qui ferme la porte d’entrée) ce qui se passe dans ce coin de quartier tranquille. On est en plein Paris, dans le 7e arrondissement, et personne ne voit ni n’entend rien de ce qui se trame dans ce périmètre.

Vous arrivez par le haut du boulevard Raspail, et, un peu avant d’atteindre le carrefour Bac-Saint-Germain, juste après la librairie Gallimard, vous tournez à droite dans la rue de Luynes. Vous traversez le boulevard Saint-Germain, vous prenez la rue Saint-Thomas-d’Aquin, vous parvenez sur la place du même nom devant l’église. C’est là, sur la droite, haute grille close, tout se passe au fond, derrière. Vous pouvez descendre, à gauche, par la rue de Gribeauval pour rejoindre la rue du Bac, tomber rue Montalembert, repérer vite un passage souterrain qui mène droit à l’église, entre les hôtels de Port-Royal et Montalembert, continuer jusqu’à la rue Sébastien-Bottin (qui devrait s’appeler rue Gaston-Gallimard, éditeur), entrer à la NRF, au numéro 5, monter à l’entresol jusqu’à mon petit bureau, ou aller directement dans les jardins où vous aurez du mal à trouver l’entrée dérobée d’un des deux souterrains qui mène jusqu’à la Seine (l’autre débouchant directement dans la sacristie de l’église Saint-Germain-des-Prés). On doit ces précautions pour une fuite précipitée du subtil Talleyrand qui a habité l’immeuble.

Vous passez ainsi d’un lieu militaire camouflé à une église catholique en activité, puis à une maison d’édition célèbre, depuis un siècle, dans le monde entier. Vous vous retrouvez quai Voltaire ou sur le pont Royal, vers le Louvre et les Tuileries, comme si de rien n’était. Les Armes, le Ciel, les Livres : ça fait un blason condensé. Remarquez aussi, sur la place Saint-Thomas-d’Aquin, un ensemble appelé « salles paroissiales » (mystère), et un immeuble de la Régie immobilière de la ville de Paris. En descendant la rue de Gribeauval, en revanche, rien qu’un magasin de mode.

Arrêtez-vous, prenez votre temps, laissez monter l’Histoire et son envers plus ou moins noir. Le début du 21esiècle se prête à ce genre de méditation d’autant plus qu’il est carrément improbable.

Permettez-vous d’être habité, attendez. Il faut que le temps vienne à travers la terre et les pierres, s’élève peu à peu jusqu’aux toits, porte avec lui la présence des morts, infiltre les recoins, les balcons, les balustres. Le temps est un architecte à l’envers, d’où la surprise et l’inquiétude des ruines. Mais là, en pleine réalité, c’est encore plus insidieux, plus beau.

On devrait prêter plus d’attention, à travers l’interminable boulevard Raspail, à la statue de Rodin, hautement renversée en arrière, à contre-courant de la circulation montante ou descendante. Elle ne devrait pas être là, mais elle est là. Balzac est plus grand que jamais, c’est un moine géant, une centrale radioactive.

Mais qui est au juste ce Raspail ? Un emmerdeur de la Troisième République, né en 1794, mort en 1878, dont les qualités de biologiste et de chimiste ont été surévaluées. Parlons plutôt de sa carrière politique. Successivement séminariste et professeur de philosophie et de théologie, il est facile de le situer dans ses aventures. On ne s’étonnera pas (voyez les dates) de le voir vite blâmé par son évêque, renvoyé de son collège, expulsé des établissements religieux, puis, bonapartiste, passant ensuite à la République, pour adhérer bientôt, selon la formule pudique convenue, aux « sociétés secrètes ». Emprisonné sous la monarchie de Juillet (1848), il devient naturellement socialiste, et se porte candidat à l’élection présidentielle. Banni en 1849, il vit en Belgique, mais revient en France, est député en 1869, puis de 1876 à 1878.

Ça valait bien un grand boulevard.

Raspail a été le fondateur de L’Ami du peuple. Il a écrit des livres qu’on ne lit plus : sur le choléra, en 1869, mais aussi sur les réformes sociales, en 1872. Son œuvre la plus surréaliste ? Mémoire comparatif sur l’insecte de la gale (1836). Un expert.

Dans ma jeunesse étudiante, j’ai habité successivement au n° 90 du boulevard Raspail, puis au n° 13. Belle chambre avec terrasse au n° 90, puis petite chambre sinistre au n° 13, à côté de la librairie Gallimard. À l’époque, je lisais surtout Les Chants de Maldoror, de Lautréamont, notamment ceci : « Toi, jeune homme, ne te désespère point, car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. »

Raspail a donc 20 ans quand Sade meurt à Charenton, 27 ans à la mort de Joseph de Maistre à Turin, 48 ans à la mort de Stendhal, 54 ans à la mort de Chateaubriand, 56 ans à la mort de Balzac, 73 ans à la mort de Baudelaire, 76 ans à la mort d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, 79 ans au moment de la parution totalement occultée d’Une saison en enfer de Rimbaud, et 81 ans à la sortie de Trois Contes de Flaubert (alors qu’il en avait 71 au moment de Madame Bovary).

Il a 46 ans à la naissance de Rodin, et 77 ans à la naissance de Proust.

Un boulevard.

La rue de Luynes, elle, est discrète. Dieu sait si quelqu’un se souvient de Charles, marquis d’Albert, duc de Luynes (1578-1621), qui aura été, figurez-vous, le fauconnier favori de Louis XIII. Avez-vous vu des faucons en action ? Leur fixité en vol avant la foudre ? Quoi qu’il en soit, ce Luynes a poussé, en 1617, au meurtre de Concini, et lui a succédé au gouvernement. Nommé connétable (commandant suprême de l’armée) en 1621, il aura lutté toute sa vie contre les huguenots. Pas assez. Un criminel militaire, donc. Son ombre est là, à côté de sa plaque, elle voltige dans la nuit, sans que personne la voie.

Ce Concini, florentin, n’est pas n’importe qui, mais passons. Notons seulement que cet assassiné pour raison d’État a eu une femme, la Galigaï, qui a été décapitée et brûlée pour sorcellerie. Nous sommes ici dans les jupes de Marie de Médicis, mais, hélas, Paris n’a jamais été Florence. Quant à la noblesse française, qui a sourdement voulu son propre désastre, Saint-Simon a tout dit sur son ignorance, sa légèreté, sa marginalisation du pouvoir, son croupissement dans l’inutilité et l’oisiveté, son dégoût de toute instruction. On connaît la suite.

Mais attention : après avoir traversé le boulevard Saint-Germain (évêque de Paris, mort en 576), nous voici maintenant dans la petite rue Saint-Thomas-d’Aquin, débouchant sur la place et l’église du même nom. Elle jouxte le site militaire placé sous surveillance dans sa zone protégée. Le sabre et le goupillon côte à côte, c’est logique, même s’il faudrait dire aujourd’hui les fusées et le Saint-Esprit (à supposer que ce dernier fonctionne encore).

L’église, laide comme la plupart des églises françaises, a son histoire, loin d’être négligeable si on s’intéresse, comme moi, aux hantises du temps. C’est, bien entendu, une construction dominicaine, comme son saint, datant de 1632 (façade de 1766), pillée et désaffectée pendant la Révolution.

Suivons le film : le pape Pie VII vient à Paris, contraint et forcé, pour le sacre grotesque de Napoléon à Notre-Dame. Il célèbre ici une messe le 26 décembre 1804, fête de saint Étienne, premier martyr chrétien lapidé par les Juifs en présence et avec la collaboration du futur saint Paul (qui portera toute sa vie ce crime comme une « écharde dans la chair »).

L’église a été rendue au culte deux ans avant. Imaginez cette messe invraisemblable, l’émotion intense qui s’y joue, les larmes, l’incroyable revanche, même s’il faut en passer par la mégalomanie transitoire d’un pseudo-empereur usurpateur.

Cela dit, les dominicains ne pourront pas reprendre leurs bâtiments transformés en dépôt d’armes anciennes, déplacé par la suite aux Invalides. C’est maintenant une propriété de l’armée, le goupillon ayant été vaincu par le sabre. Il s’ensuit, en 1867 (année de la mort de Baudelaire), une vilaine façade due au sculpteur Victor Vilain (un ami de Raspail, sans doute). À droite, représentation d’un autel avec Christ, ange, et saint Thomas à genoux. Banderole en latin : « Bene scripsisti de me Thomas » (« tu as bien écrit à mon sujet, Thomas »). À gauche, une Vierge à l’enfant tendant un chapelet au saint toujours agenouillé de force au 19e siècle, alors que ce docteur angélique était en action de 1225 à 1274. Allez donc faire un tour dans son éblouissante Somme théologique si vous avez du temps à gagner dans votre océan d’insignifiance appliquée. Pauvre saint Thomas ! Quel châtiment d’enfer après Dante ! Quelle chute vertigineuse au moment où le triomphant Raspail a 73 ans !

Dante, dans son Purgatoire, fait courir le bruit que saint Thomas a été empoisonné entre Naples et Lyon. En revanche, il est bel et bien pétrifié en kitsch dix-neuviémiste, à Paris, sur sa place. Mais, miracle, le voici en pleine forme au dixième chant du Paradis, dans le quatrième ciel, celui du Soleil. Il surgit d’une heureuse guirlande de feu. Il parle, il présente ses compagnons de bonheur, savants et docteurs : Albert le Grand (avec qui il est à Paris en 1245), Denys l’Aréopagite, Isidore de Séville, Richard de Saint-Victor, Siger de Brabant (enseignant à Paris rue du Fouarre, soupçonné d’hérésie, et assassiné à Rome par son secrétaire devenu fou, entre 1282 et 1284).

Tout cela est précisément daté du jeudi de Pâques, 14 avril 1300, dans la matinée. Les lignes que je trace ici le sont d’un dimanche de Pâques 23 mars à 10 heures. L’an 1300 est en tout cas plus proche de moi que 1867, et Dante, cela va sans dire, mériterait au moins le boulevard Raspail, plutôt que la petite rue du 5e arrondissement, dont le prolongement est d’ailleurs la très étrange rue du Fouarre.

Spectres, âmes invisibles, fantômes réels, présences à peine sensibles, je vous poursuis dans ce monde fermé, tristement mortel. Saint Thomas, là-haut, à travers le Paradis enflammé, chante que le sommet sur terre est dans un tel abandon « que le moisi a remplacé le tartre ». Drôle de tonneau, drôle d’entonnoir. Mais il dit aussi, et je me récite ces vers dans l’église froide et comme abandonnée : « J’ai vu, tout un hiver, l’épine se montrer piquante et presque morte, et porter au printemps la rose à son sommet. »

Peut-on aujourd’hui descendre plus bas, plus bestialement entouré de machines et d’écrans, plus à fond dans l’inconscience vivante ? Oui, on peut, on y va. Et pourtant, « la clarté qui déjà nous enrobe sera vaincue en éclat par la chair, qui, pour l’instant, sous la terre est cachée ».

Résurrection ? Un grand rire envahit le quartier tout entier, mais je suis seul à l’entendre. L’église s’en fout, les salles paroissiales aussi, la régie immobilière encore plus, et plus encore le grand magasin de mode. Quant au complexe militaire, Dieu sait pourquoi, il se met à sonner de toutes ses forces, des caméras ont dû se détraquer quelque part. Sirènes hurlantes et silence.

Dante parle ensuite d’une croix de feu ou de foudre, environnée d’un hymne où il perçoit les mots suivants : « Sois vainqueur ! Ressuscite ! » Au chant 29, il passe de la matinée du 14 avril 1300 à l’après-midi, et puis, jusqu’à la fin, au chant 33 du Paradis, hors du temps et de l’espace. J’ai l’air malin, moi, ici, dans le temps bouclé et l’espace restreint de cette petite place. Dirai-je que, « dans la langue qui est la même pour chacun » (étrange expression), « je m’offre de tout cœur en holocauste à Dieu » ? Mais il faudrait, pour cela, que Dieu soit là, et que saint Thomas me parle en direct. C’est pourtant, en un sens, ce qu’il vient de faire.

Reste la rue de Gribeauval rejoignant en pente la rue du Bac, avec son Bar-Brasserie sur la gauche. Qui se souvient de Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789), premier inspecteur de l’artillerie en 1776, créateur du système distinguant l’artillerie de campagne et l’artillerie de siège, employé avec succès de 1792 à 1815 ? Discussion serrée, à l’époque, entre Gribeauval et Laclos, sur le boulet creux et les liaisons dangereuses ? On peut le penser (à la mort de Laclos, en 1803, l’immense Raspail a 9 ans). Gribeauval et Laclos ont beaucoup de morts sur la conscience, on entend la canonnade d’ici au milieu des cris. Il faudra que je donne un jour Les Liaisons à Viva, mais elle ne doit rien lire, c’est dommage.

De même, en haut du boulevard Raspail, on ne doit pas s’interdire d’entrer quelques instants dans le studio de Sartre en train de dialoguer avec Flaubert, lequel s’hallucinait sur saint Jean-Baptiste décapité sur ordre de Salomé. Sartre et Dante, ça fait deux, Laclos et saint Thomas d’Aquin ne paraissent pas en bons termes. Quant à André Breton, à qui ce roman pourrait être dédié, tout le monde sait qu’il n’entrait pas dans les églises et tenait l’idée de Dieu pour le Diable. Ils sont quand même tous là, emportés par le flot des noms à travers la ville où l’afflux des morts se fait de plus en plus insistant et vivant. Canons de Gribeauval, soldats de l’an II, Bonaparte (il a sa rue), Napoléon, Invalides… Paradis calme au-dessus du carnage… La scène ultra-sanglante se joue désormais ailleurs, mais écoutez bien la place de la Concorde et les Tuileries la nuit… Luynes, Gribeauval, bal des raccourcis. Enfin, bon, rue du Bac, et là, entre les hôtels de Pont-Royal et Montalembert, un passage couvert qui mène où ? À l’intérieur de l’église Saint-Thomas-d’Aquin, derrière. Je l’emprunte une fin d’après-midi, je débouche directement à droite de l’autel pendant la messe, le prêtre est en train de réciter du saint Jean. Quelques vieux fidèles du quartier, atmosphère lugubre… Vais je leur crier que Dieu est mort et qu’eux-mêmes sont des cadavres vivants ? Mais non, quelle idée, ce genre de provocation n’est plus au programme… Je dérange un peu leur torpeur, je me glisse vite vers la sortie… Le tour de la question en trois minutes… Dans la rue, les appartements sont tous illuminés, les télés font rage.

Les deux grands hôtels ont leur histoire, surtout le Pont-Royal et son bar d’autrefois, avec ses profonds fauteuils clubs en cuir et ses après-midi tranquilles. Sartre, Beauvoir, Genet dans un coin, Francis Bacon et Leiris dans un autre. Pas d’hommes politiques, ceux-là ont leur cantine chez Lipp. Aujourd’hui, le Pont-Royal est un hôtel pour Américains de Philadelphie, et l’ancien restaurant est devenu un « Atelier » pseudo-branché où se pressent des queues de Japonais moroses. Le Montalembert, lui, tient encore le coup, sauf les rires saccadés des groupes d’Américaines hystériques qui dégoûtent vite la conversation feutrée. Ensuite, c’est le paquebot Gallimard avec ses deux entrées, 5 rue Sébastien-Bottin et 17 rue de l’Université. Au 17, on peut lire cette plaque : « Talleyrand (1754-1838) habita cette maison en 1790 » (il est donc mort quand Raspail avait 44 ans). Maison ? Non, hôtel particulier où se sont donnés bien des dîners et des fêtes.

Voilà, vous montez sur la terrasse aux rosiers, vous avez mon petit bureau juste à droite. En contrebas, le grand jardin ouvre sur une « folie » Régence très bien restaurée. C’est là, il n’y a pas si longtemps, que se fabriquaient les Pléiades… Descendez ensuite, si vous en avez la permission, dans les caves du Vatican de la littérature… Là au fond, une porte qui, avec celle du jardin, ouvre sur les souterrains… Mystères de Paris, traversées nocturnes, roman-fleuve… En arrivant quai Voltaire, là où est mort l’écraseur de l’infâme en 1778, on pouvait prendre, en cas d’urgence, un bateau rapide, et bonsoir.

L’armée, l’église, les hôtels, l’édition : tout un monde. Les livres sont-ils des armes, des messes, des sermons, des lits ? On peut l’imaginer, et ce ne sont pas les volumes des grands vivants locaux qui diront le contraire. Le temps se perd, se retrouve, nous irons au bout de la nuit, et le papier bible conserve les traces, comme les manuscrits découverts à Qumrân, après la Seconde Guerre mondiale, ou ceux de toute une bibliothèque gnostique exhumée par hasard par des paysans, un peu plus tôt, en Égypte, à Nag Hammadi. Des voyageurs du temps ont pris des précautions, ils ont enterré leurs messages pour plus tard ou jamais, essayez de les voir creuser et déposer ces paquets. Les corps disparaissent, les écrits restent, c’est la musique du ciel en enfer.

L’enfer et le paradis sont voisins, le purgatoire est très long, la navigation conduit à Ulysse, lequel, à travers procès et châteaux, vous apporte des nourritures terrestres en tous genres. Ce matin, comme d’habitude, Gide est fatigué, Claudel furieux, Malraux et Aragon agités, Sartre grognon, Camus soucieux, mais Queneau rit de son rire chevalin célèbre. Majestueux, Gaston passe en dandy jardinier. Valéry virevolte, Cioran s’amuse, Bataille essaie de se débarrasser de Blanchot, Artaud murmure des exorcismes. Le duc de Saint-Simon est très surpris de ses huit volumes impeccablement présentés et d’être considéré démocratiquement comme un « écrivain français ». Sade apprécie ses gravures. Voltaire sourit en caressant les 13 tomes de sa correspondance. Diderot, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Baudelaire, Flaubert, Lautréamont, Rimbaud, Proust, Céline passent en coup de vent dans les arbres. Une fenêtre allumée très tard dans la nuit ? La mienne. Très tôt le matin ? La mienne. J’habite aussi sous les toits, une seule personne est au courant, je sors par le 17 vers 8 heures, je vais à L’Espérance, le café du coin, tenu par des Basques. L’omelette y est excellente. Puis je vais dormir pas trop loin. Plus tard, je traverse la Seine, et je suis aux Tuileries et au Louvre. Les pyramides de Pei, sage chinois, brillent au soleil. Dîner au Marly, du côté des sculptures, et, rituel, quatre ou cinq tours autour de la réplique de la statue de Louis XIV à cheval, chef-d’œuvre du Bernin, au moins huit visions différentes.

Mon occupation ici ? Tout sauf du travail, un grand jeu à travers la mémoire et l’archive. Je traite mon sujet, à savoir qu’il n’y en a qu’un, sous tous les noms et à travers eux. C’est une grande partie d’échecs, très violente. Son titre ? Ce pourrait être Le Combat spirituel, mais seules quatre ou cinq personnes comprendraient. Inutile de préciser que je ne m’occupe pas des publications du jour, de l’actualité, des débats sociologiques, politiques, idéologiques, c’est-à-dire de la falsification fiévreuse. Les tirages, nécessaires au fonctionnement, me sont indifférents, mais je les accueille avec joie puisqu’ils aident les arbres. Je fiais une brève apparition aux cocktails, je me réjouis des succès hexagonaux ou internationaux, je serre des mains, j’embrasse des joues, je passe même pour un joyeux compagnon du lieu, une sorte d’amuseur professionnel, et c’est bien la moindre des choses. Je crois être poli, je distribue quelques plaisanteries, je bois ce qu’il faut, mais je remonte vite sous les combles. Là, les livres s’entassent sans ordre, je sais où chacun se trouve, j’allume même une bougie pour toute compagnie. Pas d’ordinateur, tout à la plume et à la machine à écrire préhistorique. Avec la nuit, le grand bateau silencieux largue ses amarres. La Cité des Livres flotte sur des heures liquides. Plus de saisons : le jardin s’en charge. Le propriétaire des lieux, dans son grand bureau, a d’ailleurs, sur sa cheminée, une maquette de bateau à voiles.

À part ce grand jeu et les séances de tir, à cent mètres, je vis sans but, à ma guise. J’ai repris l’entraînement avec une autorisation spéciale, ma présence épisodique ne semble étonner personne, et, de toute façon, ici, tout le monde se tait. Quelques femmes, pourtant, et surtout Viva, qui, décidément, m’intrigue. Je l’ai vue plusieurs fois sortir pour fumer une cigarette, et une femme qui sort pour fumer a forcément quelque chose par les temps qui courent. Or la voici mangeant une salade au Gribeauval. Bonjour, bonjour. Un café ? Mais oui.

Brune, cheveux courts, petits gestes précis, yeux noirs, voix nette en douceur. Si je comprends bien, elle est hôtesse de la Défense et peut remplir des fonctions de garde du corps. Ses clients ? Des militaires étrangers de passage, hauts gradés (elle passe), en provenance de tous les pays. Tout en anglais, bien sûr. Elle a 30 ans, mariée, deux enfants, et a été approchée et recrutée quand elle était encore étudiante en économie. Elle aime le tir, et me demande ce que je fois là. Entraînement personnel ? Pour le plaisir ? Ah bon. Vous travaillez dans l’édition, dans le grand bâtiment blanc, là-bas, au coin ? Une pointe de considération. Elle aime lire ? Elle n’a pas le temps, mais parfois des récits de voyages. Des écrivains-écrivains ? Non, elle ne voit pas.

C’est parfait. Elle ne me connaît pas, ne m’a pas vu à la télévision ni en photo dans les rubriques « littéraires », et, visiblement, elle n’a pas envie d’en savoir davantage. Elle part demain pour Londres. À bientôt alors ? À bientôt.

Elle a regardé plusieurs fois du côté du Centre. Inquiète ? Non, juste, comme ça, c’est son territoire, après tout.