On s’est vite compris, Viva et moi, distraction active. C’est le coup père-fille classique, détente, supplément de savoir, transfusion rapide. Un coup à la biblique, le prophète a besoin d’une recharge, il trouve ce qu’il faut quand il faut. La fraîcheur se repose dans l’expérience, l’expérience se vérifie dans la fraîcheur.
La séance dure trois quarts d’heure en début d’après-midi, une ou deux fois par mois, dans un des petits studios insoupçonnables réservés à cet effet, à titre strictement confidentiel et militaire, derrière les « salles paroissiales ». L’Armée, l’Église, le Bordel : triangle parfait.
Je n’interroge jamais Viva sur ses prestations d’hôtesse et de garde du corps, ici ou ailleurs. Nous parlons peu, sauf la langue codée de l’acte lui-même (on s’accorde vite là-dessus, ou pas). Je me rajeunis, elle se rassure. On finit en riant, et c’est l’essentiel. Je ressors le premier, elle dix minutes après, ni vus ni connus, pas de vidéos, discrétion garantie (mais si, mais si). Rien de social, donc merveille. Chacun sa clé. Pas de coups de téléphone, pas de traces. On fixe un jour, elle est là ou elle n’est pas là. On prend deux autres dates d’avance, et il arrive qu’elle ne soit là qu’une fois sur trois. Elle mémorise, rien sur son agenda. Je rêve assez souvent de Viva, et elle, je suppose, de moi. Nous sommes des rêves.
Le stand de tir, les coulisses de la maison paroissiale, nos vies plus loin, voilà le théâtre. On n’a pas besoin d’en savoir davantage, pas de temps perdu, repos.
Je me demande qui ose vivre comme ça, aujourd’hui, dans les grandes villes. Peut-être plus d’individus qu’on ne croit. Viva ne trompe personne (mais elle enlève quand même son alliance de protection quotidienne avant de passer au lit) et moi non plus. C’est du superflu, du gratuit, un peu de magie dans l’énorme ennui, l’absolu contraire de l’imbécile « être ensemble ». « C’est magique » est une phrase de Viva, et elle est vraie, émouvante, juste.
Des rencontres de ce genre ne peuvent avoir lieu que dans des pays très démocratiques (France, Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie), elles seraient dangereuses dans des espaces bloqués à fortes tendances mafieuses, policières ou terroristes. En un sens, les vrais terroristes, c’est nous. Le « pour rien » est fondamentalement terroriste, bombe de plaisir invisible, inenregistrable, vide réfractaire au calcul. Paris se prête particulièrement, par quartiers qui s’ignorent, à cette liberté clandestine. Au fond, il suffit d’oser.
Vous allez me dire que l’Amour est ici dévoyé, l’Église retournée, l’Armée ridiculisée, les Familles bafouées, le Bordel inversé. Ce n’est pas faux de votre point de vue conformiste, lequel ne sera jamais celui d’un écrivain, c’est-à-dire d’un aventurier. Vous vous étonnez que je tire bien : c’est vrai que j’ai toujours dissimulé ce don de nature. Vous êtes surpris et incrédules que je puisse entrer comme chez moi au Centre d’Études Stratégiques, et que je bénéficie, comme civil, d’un laissez-passer et d’une autorisation d’entraînement. Mais c’est que vous méprisez uniformément le corps militaire qui compte des exceptions exceptionnelles. Un colonel rigoureux, par exemple, peut très bien cacher un amateur doué de littérature, un bibliophile averti, un lecteur plus cultivé et perspicace qu’un éditeur ou un critique littéraire d’aujourd’hui.
Je ne vais naturellement pas dévoiler l’identité de mon contact. Qu’il vous suffise de savoir qu’un jeune lieutenant, il y a 20 ans, lisait avec enthousiasme dans son tank, au Moyen-Orient, un roman de moi, Le Cœur absolu (il l’a dit à un journaliste, la coupure de presse doit exister quelque part). Il m’a écrit, on s’est vus, il serait amusant qu’il écrive un jour ses Mémoires de guerrier appliqué, empêché, humilié et routinisé. Il n’est pas du tout d’extrême droite, et pas davantage socialiste naïf. Il connaît comme personne ses classiques, Guibert, Jomini, Clausewitz, Lawrence, Sunzi et les autres, mais il aime encore plus les grands espaces de paix nerveuse qu’on trouve dans le style, quel qu’en soit l’auteur.
Un petit service accordé par les Services ? Comment donc. Vie simplifiée.
Viva ne m’a d’ailleurs posé aucune question sur ce curieux privilège. Au Centre, on est au Centre, on parle le moins possible, même les silences sont interprétés. Les acteurs qui partent en mission ont leurs officiers traitants, tout est compartimenté, étanche, moins on en sait, et moins on se connaît les uns les autres, mieux on se porte. Les relations personnelles sont strictement interdites, mais Viva, sans qu’on en parle, a dû obtenir la permission dans mon cas, pour cause de perfectionnement technique. Éducation des sensations ? Disons-le comme ça.
L’aimantation positive entre deux personnes, ou, comme on l’a dit autrefois, les « affinités électives », est un sujet peu traité, ou bien outrageusement simplifié et idéalisé. Question d’ondes, de vibrations, d’atomes ? Effluves imperceptibles, pollens réservés ? La surprise est toujours la même, tant on est habitué aux radiations négatives, voix désagréables, petits détails choquants, rafales de négativité. On me déplaît, je déplais, affaire courante sur laquelle on peut broder tant qu’on veut. Pas question d’origines ethniques ou sociales, pas non plus question d’opinions. L’aimantation est tout autre chose. Pas la foudre, plutôt l’eau. Montée, retrait, détours, nappes, bassins, fontaines, cascades. Et soleil dans l’eau. J’ai connu ça, il y a longtemps, au beau pays de Loire : royaume immédiat, châteaux dans l’air, inondations, courant lisse, éclaircies, calme, sommeil…
Ma main a moins tremblé au tir, ce matin, peut-être parce que j’ai eu, en me réveillant, la nette sensation que mon cœur continuait à battre comme si je n’étais pas là. J’étais là quoi qu’il arrive. Je ne mourais pas. Qu’est-ce qui bat ainsi sous le cœur ? Respire dans les poumons ? Coule sous le sang ? Bande dans le sexe ? Embryonne dans l’embryon ? La Nature, chers amis, la Nature ! Le Graal ! La houle du temps !
Viva me fait signe en levant le pouce. Ce qu’elle fait elle-même est très bon. Je sens sa concentration, son souffle. Elle me tue, elle tue son mari, ses amants, ses clients. Ses yeux rient. Et puis elle sort derrière moi, met son casque, et file sur son scooter.
On tire pour faire surgir le silence, pour éprouver, comme l’a dit quelqu’un, « la grande douceur du repos dans la vitesse », ou, comme l’a dit un autre, « dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde ». Le tireur est un poisson soluble et solitaire, il vise le mur du son, c’est un seul œil dans la cible. Il troue sa tête et son cœur, il s’éclate pour augmenter sa lucidité, c’est un kamikaze de lui-même. Il fonce sur des porte-avions et des tours, ça le dope, ça le guérit, ça le rapproche de la vraie sortie. La vraie sortie ? Laquelle ? Comme l’a dit un des voyageurs du Temps, « la mort est notre salut, mais pas celle-ci ». Il y aurait donc une fausse mort, générale, animale, et une autre, très mystérieuse ? Mais qui veut nous imposer une fausse mort ? Les Parasites, dont le nom est Légion.
Les Parasites « vivent sur la Bête », c’est leur expression favorite entre eux. Ils sont infaillibles. Au moindre signe de fatigue ou de vulnérabilité, ils accentuent leur pression, ils deviennent gonflants, arrogants, ils ne vous laissent plus finir vos phrases, vous coupent, lèvent les yeux au ciel, regardent leur montre, vous contredisent sur n’importe quoi, vous font comprendre qu’ils ont bouclé leur dossier sur votre compte. On devine leur plan : il faudrait que la Bête sur laquelle ils vivent finisse par croire qu’elle est elle-même le Parasite de ses Parasites, qu’elle se sente en dette par rapport à eux, alors que, sans cesse, ils la pillent et la pompent. Pousser la Bête à en finir ? La liquider ? Lui grouiller dessus ? Sans doute. Il arrive un moment où les Parasites ont envie de changer de Bête, d’en prendre une plus jeune, plus active, plus naïve. Le plus économique serait de pousser la Bête au suicide. Ils s’y emploient. Elle était bien Belle, cette Bête, mais un peu usée, après tout.
Y a-t-il des pilules ou des vaccins anti-Parasites ? C’est toute la question. La Bête, qui n’est pas si bête, peut avoir conscience de sa situation, et trouver étrange ces pertes d’énergie, ces ralentissements, ces abattements sans raison, ces oublis, ces confusions, ces vertiges. Quelle attitude adopter ? Surtout, ne pas consulter : les médecins, en général, sont au service des Parasites. Non, silence, absence de réaction, inertie, écart, rupture, et surtout exercices de mémoire intenses, puisque les Parasites inoculent l’effacement des preuves comme la falsification des faits. Les Parasites ont la loi pour eux, ils sont légitimes, alors que la Bête est là en surplus, par hasard, et sa solitude le prouve.
Pour survivre, la Bête parasitée se rendra donc le plus possible inlocalisable (la meilleure solution étant le plein jour), augmentera ses décalages intérieurs, se mettra en état de contre-espionnage, créera son propre centre de renseignement et sa logistique, et, surtout, se méfiera constamment d’elle-même puisque c’est elle qui nourrit ses Parasites en s’intéressant à eux. Une Bête devenue consciente d’avoir à surmonter sa faiblesse et ses Parasites doit, bien entendu, être paranoïaque, mais seulement par intermittence, jamais en continuité (les Parasites n’attendent que ça pour proliférer). Pas de fixité, pas d’obsessions : la Bête se fait nonchalante, rêveuse, c’est son arme de défense la plus concentrée.
Ne pas se durcir, durer. Ne pas attaquer, ne pas répondre, laisser les Parasites se disputer âprement les meilleurs morceaux, les encourager, même, dans leurs duels jaloux et féroces. La Bête, en retrait, met les Parasites en guerre constante contre eux-mêmes. Une Bête qui ne réagit qu’une fois sur trois en vaut trois.
La Bête sait au moins une chose : les Parasites veulent lui voler sa vie et la nier en bloc. Elle n’a pour eux, en conséquence, ni passé ni enfance, c’est comme si elle n’était jamais née et n’avait jamais existé. Or c’est précisément à cause de son enfance et de son existence paisible, aérée, inspirée, souple, cabriolante, que la Bête attire les Parasites, qu’elle devient pour eux délectable. Les Parasites, sauf les plus misérables, ne s’installent pas sur de l’anémié, du mou, du laid, du maladif, du racorni, du paresseux, du douteux, du mélancolique. Il leur faut une nature animée, une santé essentielle, un réservoir d’anticorps, une façon de se mouvoir fluide et intelligente. C’est là qu’ils veulent se greffer, nidifier, se propager, respirer. Bonne Bête ! Merveilleux mammifère ! Joyeux animal ! Que de richesses latentes ! Que d’esprit ! De sucs ! De souffles vivifiants ! De ferveurs ! De douceurs ! Quelle peau mangeable ! Quel sperme agréablement parfumé ! Quel bouquet ! Quel banquet !
Plus tard, les Parasites, s’étant beaucoup reproduits sous la direction de plusieurs reines successives, évoluent vers une culture supérieure. La viande ou les sécrétions les intéressent moins, ils veulent du contenu, du sens, de l’âme. Ils deviennent exigeants, réclament de la profondeur, et même de la pensée. C’est donc au cerveau et à l’esprit de la Bête que les Parasites s’attaquent. Pas seulement à sa conscience, à ses rêves, à ses connaissances, à son langage, mais à sa propension métaphysique, à sa transcendance innée. Il y a là des gisements prometteurs, des placements à long terme, des options sur une Histoire en mouvement, des reclassements imprévus, comme en peinture. L’idéal parasitaire est alors de s’emparer des logiciels, des disques durs, des listings, des archives, des manuscrits (en voie de disparition), et de substituer leur version du temps à celle de la Bête elle-même. Des biographies virtuelles s’échafaudent, la Bête apparaît dans des films où elle n’a jamais mis les pieds, des rumeurs s’incarnent, des ragots sont avérés, la simplification est à l’œuvre. La Bête résiste, s’ébroue, dément, redément, trouve l’entreprise idiote et surtout ridicule, mais néglige le fait que les Parasites, désormais, travaillent en toute impunité et ne sont jamais ridicules. Au contraire, même s’ils deviennent déments, ils sont encouragés dans leur folie et leur imposture.
On demande à la Bête de faire son testament, puis de le refaire, puis d’encore le refaire. Des documents disparaissent ou sont présentés dans de fausses perspectives, des sites sont infiltrés, des photos ou des vidéos sont brûlées, des manuscrits broyés. De faux veufs ou de fausses veuves se manifestent, des affabulations se multiplient, se chuchotent, sont relayées par la désinformation en cours. Il faut surtout empêcher la Bête d’avoir sa propre mort, elle doit crever au champ parasitaire, afin qu’il soit dit et redit qu’il s’agit d’une Bête comme une autre, démonstration d’égalité, de fraternité, de morbidité. La Bête ne s’est pas encore supprimée ? Sale Bête. Son jugement critique s’approfondit ? Ignoble Bête. Ses facultés intellectuelles et imaginatives sont en progression, et son instinct poétique se diversifie, s’étend, s’affirme ? Monstrueuse Bête. Elle aurait trouvé, d’instinct, l’antivirus anti-Parasite et pro-Bête ? Impossible, ou bien qu’on n’en sache rien.
La Bête était un bœuf, elle devient papillon, elle se reproduit toute seule, elle se dégage des humains suffrages, des communs élans, elle vole selon. En somme elle croît et croit en elle-même. Étrange métamorphose que le même voyageur du temps que tout à l’heure formule ainsi :
« Croire signifie : libérer en soi l’indestructible, ou plus exactement se libérer, ou plus exactement : être indestructible. Ou plus exactement : être. »
Bien dit. La Bête est. Les Parasites voudraient être.
La Bête se fait souvent attaquer et insulter, une mauvaise rumination court sur son compte. Pour les Parasites officiels, elle est trop singulière, trop réservée, elle les utilise parfois, mais ne les fréquente pas. Ils ont l’impression d’être manipulés et ils n’ont pas tort. Pour les Parasites qui se présentent comme subversifs, la Bête n’est pas assez sérieuse, assez méritante, elle vit trop bien sans avoir l’idée de s’en excuser. Rien de plus moral, au fond, qu’un Parasite. Pendant que tout rutile dans le spectacle de l’argent-roi, le Parasite aux moyens limités croit être le seul à incarner la vérité pour tous. On le retrouve en général dans de petits groupes plus ou moins ésotériques (ou, du moins, sûrs de l’être), attiré par tout ce qui est tragique, brutal, confus, destructeur. Isolé, il serait perdu, il tient à communier avec les élus revendicatifs de sa secte ténébreuse, bruit, chaînes et fureur. Qu’il soit d’ailleurs riche ou pauvre, le Parasite hait la Bête tranquille, mais reste dépendant d’elle pour la détester. Pendant que le Parasite riche est emporté par la Bourse qui lui permet de vivre luxueusement sur la Bête, le Parasite revendicatif finit en général par sombrer dans la mélancolie et la destruction qu’il a longtemps célébrées. Les suicides sont fréquents, immédiatement applaudis par la sphère financière. Le Parasite prédateur respecte le Parasite martyr. Place aux jeunes, dont le romantisme et l’illusion lyrique, et surtout la niaiserie sexuelle, prendront la relève. Ne pas oublier que le Dieu des Parasites est la Société elle-même. La Bête, elle, est athée, ou bien pense que la Nature est divine, notion complètement oubliée.
La Bête, se sachant indestructible, laisse croire qu’elle peut être usée ou abusée. On ne compte plus ses fous rires silencieux devant la cabale et le cirque de ses Parasites. Même ses propres maladies l’amusent, ce qui ne la tue pas la fortifie, elle sait extraire une vitamine spéciale de la graisse parasitaire. Elle était déjà là dans la Préhistoire, la Bête, on la voit sur les parois des sanctuaires souterrains : c’est un cerf, un bison, un bouquetin, un mammouth, un tigre ou un lion signés par des mains négatives humaines.
La Bête, et elle seule, fonctionne selon les situations, ou plutôt les sites, et pas selon les places, les images, les rites. Elle n’est pas limitée par ses objets bien que toute proximité agréable devienne pour elle sacrée. Elle prend ce qui lui convient, change de désirs, de besoins. Elle ne vit pas cachée, seuls les faux dieux se cachent. Elle traite ses Parasites en pleine lumière, ce qui a le mérite de les endormir. Comme elle n’attend rien, on lui donne beaucoup. Elle a bien plus mauvaise réputation que ceux qui se croient maudits, avant d’être récupérés par la Société avide de leurs marges. Comme la Bête est irrécupérable, on dit, à son propos, un peu de tout et le contraire de tout. Cette Bête est bouffonne, clownesque, risible, burlesque, elle sent l’imposture, la cavalerie médiatique, elle est incapable de pensée, d’art, de beauté, de vérité. La Bête a écrit des livres ? Erreur, elle n’a rien écrit. Cette Bête est sourde, aveugle, muette, pétrifiée, sans odeur, sans saveur, sans profondeur : c’est là, du moins, la propagande des Parasites déjà installés en elle, pour dissuader d’autres amateurs de venir partager leur festin secret.
Exemple personnel : la Bête passe 40 ans, printemps et automne, incognito, à Venise, mais il sera mieux de dire qu’elle n’y est jamais vraiment allée, et qu’elle n’en connaît ni les évidences ni les recoins cachés. Elle n’a pu être là qu’un touriste comme les autres. C’est très faux, mais il faut l’affirmer.
Autre exemple : personne n’est plus informé que la Bête sur le 18e siècle français, son âge d’or, mais il sera préférable de laisser entendre qu’elle n’y a jamais séjourné, sauf de façon épisodique et superficielle.
Les Parasites font leur travail : aucun mensonge, aucune désinformation, aucune omission ne leur répugne ; ils gardent la Bête pour eux, pour la déguster. Les uns se croient propriétaires du temps et des apparences, les autres du fond des choses et des rouages intégrés. Mais la Bête, elle, a rendez-vous avec le paradis des Bêtes, c’est-à-dire avec les voyageurs du Temps, à tous les degrés.