Pour la Gnose, dans son grand drame du « Sauveur-Sauvé », celui qui est envoyé à lui-même par lui-même possède un « moi-joie », et c’est bien le moins. Jean le dit à sa façon : la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne la saisissent pas. Vous connaissez la suite : le Verbe est la lumière véritable qui éclaire tout homme venant au monde, même si ce dernier ne s’en rend pas compte. Le monde n’a pas lieu sans le Verbe, mais, que voulez-vous, le monde ne le reconnaît pas. Il vient chez lui, et les siens ne l’accueillent pas. Ceux qui l’accueillent, en revanche, deviennent enfants de Dieu, etc.
Voyez l’impuissance des Ténèbres toutes-puissantes. Elles veulent et peuvent tout » saisir », mais pas la lumière qui est en elles. Échec au trou noir. Ou, si vous préférez, échec de Thanatos par rapport à Éros (le plus ancien des dieux). C’est parfaitement clair, et on se demande pourquoi ça reste incompréhensible.
Heidegger, en 1945, écrit une lettre étrange à sa femme :
« Il me semble souvent que l’horreur, en dépit de ses dimensions, devrait subitement se volatiliser comme un mauvais rêve, du fait de sa vacuité et de son inanité. » Mais aussi (pour évoquer des écarts sexuels peu en rapports avec le sérieux dont il est affublé) :
« Éros, le plus ancien des dieux, selon le mot de Parménide… Le battement d’ailes de ce dieu m’effleure chaque fois que je fais dans ma pensée un pas essentiel et me risque sur des chemins peu fréquentés. »
Les carnets érotiques de Heidegger nous manquent. Un spécialiste vous dira que nous n’en avons aucun besoin. C’est faux. « Battement d’ailes » est bien vu. Par contre, il a écrit de très mauvais poèmes d’amour. Il vaut mieux ne pas s’attarder dans la région « les philosophes et l’amour », « les intellectuels et l’amour », « les enseignants et l’amour ». L’obsession de l’époque sur ce sujet est d’ailleurs le parfait envers du refoulement d’autrefois. Toujours les Ténèbres voulant saisir la Lumière, effort vain et sans fin.
Nietzsche comprend trop tard que sa pensée la plus profonde doit s’appuyer sur du vivant frivole : « les petites femmes », dit-il. Ici, froncement de sourcils des gardiens et des vestales du temple (mais Dionysos n’a pas de temple). Notons quand même le sang-froid de Heidegger ne se formalisant pas qu’un de ses fils n’ait pas été « de lui « (comme on dit), mais du médecin de la famille. Il aimait bien sa femme, il en avait même peur, comme tous les hommes. Mais on oublie toujours de mentionner la démarche de Hannah Arendt auprès d’une graphologue, à New York, lui demandant d’analyser l’écriture de son grand penseur et ancien amant. « Un peu renfermé, peut-être ? » Ne pas oublier le comique dans ces petites histoires, son rôle est majeur (j’ai connu tous les philosophes et leurs vies plus ou moins sinistres).
On a pu parler autrefois de « décadence », de régression, de dégradation, de révolutions, de restaurations, mais le mot qui convient désormais est celui de déliquescence. Ça fond, ça s’évapore, ça disparaît dans le contexte liquide, comme le sucre dans l’eau. L’expérimentateur du temps n’a qu’une seule crainte : tomber dans ce que la Gnose appelle « le bourbier », beaucoup plus redoutable, et sans appel, que les flammes du vieil enfer. La déliquescence passe par les corps, les têtes, les sexes, la mémoire, l’identité, les nerfs, les rêves, les mots. Il y a des déliquescents de droite, de gauche, d’extrême droite et d’extrême gauche, des déliquescents religieux, philosophiques, politiques, artistes, écrivains, journalistes, people, exploités. Le temps qui va avec s’efface instantanément dans une irréalité de plus en plus nette. Il devient impalpable. Bien fort est celui qui se souvient de ce qui s’est passé il y a dix ans, un mois, une semaine, avant-hier, hier, ce matin. Tout de suite ou jamais, c’est la règle. Oubliez le chronomètre, et munissez-vous d’un conceptomètre. À la vitesse de la pensée, mesurez l’absence de pensée.
De façon concrète, vous pouvez vérifier, chez chacun et chacune, l’année où son horloge intime s’est arrêtée. Les aiguilles ou les chiffres continuent de s’égrener, mais le sujet est bloqué sur une date précise qu’il ne franchira plus, et autour de laquelle il n’en finit pas de tourner. Traumatisme enfantin, choc « amoureux », déception, deuils, ménopauses, andropauses, les piles sont épuisées, le blanc règne, le calendrier interne ne fonctionne plus, et ne peut être ni remonté ni raccordé. Ça s’en tient là, avec une obstination farouche. C’est ça ou l’abîme. Les dates historiques ne comptent plus, le sujet voudrait bien oublier sa date de naissance qui lui rappelle, sans cesse, celle de sa mort. On peut même dire qu’il est mort, ou morte. Cet arrêt de temps est un arrêt de mort. Le sujet se sent coupable, il se juge, se dérobe, nie, dénie, fabule, délire. Prenez une femme à qui vous montrez clairement l’heure qu’il est, elle se met à pleurer, et comme les lamentations et les apitoiements vous gênent, vous changez de conversation. Ce moment de vérité est aussi faux que le reste : toujours la même heure au compteur.
Entre 1935 et 1940 (guerre d’Espagne), Picasso commence à écrire des textes bizarres sans ponctuation, des « poèmes » si l’on veut, pleins de couleurs crues et criardes. Il a un problème avec la couleur. Il se débat dans les mots, et on connaît sa formule : « Je suis un poète qui a mal tourné. » Sa mère l’apprend, et lui dit :
« On me dit que tu écris. De toi, je crois tout possible. Si un jour on me dit que tu as célébré la messe, je le croirai aussi. »
Voilà une bonne mère. Picasso l’a traversée, et elle le sait.
Le mardi 5 novembre 1940 (un an après le pacte stalino-nazi), à Paris, voici ce qui se passe pour lui :
« au bûcher en feu où
grillait nue la sorcière
je me suis amusé
du bout des lèvres
de cette après-midi
d’arracher doucement
avec mes ongles
la peau à toutes les flammes
à une heure cinq
du matin et plus tard
maintenant trois heures
moins dix mes doigts sentaient
encore le pain chaud le miel
et les jasmins. »
Bon, d’accord, vous pouvez dire qu’il délire, mais il est quand même là en Grand Inquisiteur en train de faire brûler la sorcière de toujours, et de jouer avec le feu, tard dans la nuit, aux heures les plus lucides. Du pain chaud, du miel et l’odeur du jasmin, quoi de meilleur après cette récréation ? Le Minotaure veille, attention à ses mandolines et à ses guitares.
On fait peur aux dévots, aux dévotes, mais ils aiment vous détester. De temps en temps, une jeune débutante se risque, avec bravoure, à la conquête d’un vieux tigre. Ainsi de la petite comtesse de 22 ans, Cécile de Roggendorff, écrivant en français, le 30 avril 1797, à Casanova finissant sa vie en Bohême :
« Je suis ennemie des hommes ordinaires, c’est-à-dire de ces êtres qui ne se désignent que par quelques vertus : l’homme le plus vicieux, à mon avis, vaut mieux que cet individu qui ne connaît ni la gloire, ni l’ambition, ni la grandeur ; il faut donc des passions pour avoir des vertus, et être estimable. »
On a souvent soutenu, dans le clergé parasitaire, que les hommes de plaisir, n’ayant aucun sens moral, approuvent, par là même, les systèmes les plus répressifs, voire totalitaires. Breton, en bon croyant, fait la morale au pseudo-communiste Picasso, mais Picasso a été « stalinien » comme personne. C’était un anarchiste conservateur, comme tout génie créateur. Il avait besoin de tranquillité et d’immunité, il les a eues. Ses déclarations les plus politiques sont ses Mousquetaires.
Et puisque nous traînons encore un peu dans le 20e siècle (déjà si lointain), voici l’orgiaque Georges Bataille en septembre 1933 :
« Staline, l’ombre, le froid projetés par ce seul nom sur tout espoir révolutionnaire, telle est, associée à l’horreur de la police allemande, l’image d’une humanité où les cris de révolte sont devenus politiquement négligeables, où les cris ne sont plus que déchirement et malheur. »