Vous prenez l’avion à Hong Kong, vous atterrissez à Chengdu, dans la vaste province du Sichuan, au sud-ouest de la Chine, tout près du Tibet. C’est le pays « des quatre rivières », une région réputée pour son esprit d’indépendance et le caractère souple, mais irascible, de ses habitants. Une formule résume leur état d’esprit depuis très longtemps : « Le ciel est haut, l’empereur est loin. »
C’est là que le taoïsme, autrement dit le mouvement des mutations à travers le vide, s’est constitué. Encore récemment, un tremblement de terre a ravagé la région : 80 000 morts et disparus, 300 000 blessés, 5 000 enfants seuls, 5 millions de sans-abri. Les corps sont ensevelis, la communauté fait front avec une incroyable rapidité et un dévouement précis, la Nature a repris ses droits et se tait, beaucoup de douleurs et de larmes, un courage ahurissant, et puis calme, sourires.
Chengdu, la capitale, compte 3,5 millions d’habitants. Tout Occidental branché vous dira que c’est la ville la plus « cool » de Chine. J’en viens, et c’est vrai.
Je n’étais pas là en touriste ou en homme d’affaires « cool », mais pour le Panda géant, l’animal peut-être le plus mystérieux de la planète. C’est le célèbre Xiongmao, l’ours-chat, désormais protégé comme une merveille. Il est sacré, on lui voue une sorte de culte, toutes les femmes sont folles de lui, elles en rêvent pendant leurs grossesses, chaque bébé chinois est un panda en puissance, et le tout doit s’accompagner d’une consommation intensive de piment rouge, gage de santé et de vitalité. Vous débarquez les yeux fermés, vous sentez l’odeur de piment rouge, vous savez que vous êtes à Chengdu. Le Panda, le piment ; cet embryon ira loin dans la course aux étoiles.
Le Panda, observez-le de près, est émouvant et touchant. Il est tendre, raffiné, autosuffisant, câlin, drôle, bon vivant, plein de savoir-vivre, le bien-être semble émaner de lui comme lui-même. Bon, c’est un ours carnassier, mais plutôt un gros chat Attention : il est aussi très secret et indépendant, et il n’est pas rare que, soudain, il se débarrasse d’un ennemi d’un seul coup de patte mortel.
Notre rencontre s’est très bien passée. On s’est identifiés, immobiles, pendant trois quarts d’heure. Panda j’ai dû être, Panda je serai, enfin pour une part, car j’ai autre chose à faire.
Ce qui est difficile, en revanche, c’est de rejoindre, à 1500 mètres d’altitude, à travers mille difficultés, l’endroit perdu où a vécu le « découvreur » du Panda géant en 1869. Surprise : c’est un prêtre français, Armand David, lazariste et naturaliste, né à Espelette, au Pays basque (sorte de Sichuan du Sud-Ouest, « le ciel est haut, Paris est loin »). Ce très curieux aventurier ecclésiastique a donc révélé le Panda géant au monde étonné. Il y a des statues de lui un peu partout, mais on peut voir aussi, sur place, une photo de Roosevelt, de passage ici, et tout fier, le con, d’avoir tué un panda. Il pose.
Viva est à Berlin, et je m’aperçois que je ne me souviens que de deux choses à Berlin. La tombe de Hegel, au cimetière des Français, où je cueille, chaque fois, trois feuilles de lierre qui recouvrent ses restes. Je les ai là, sur ma table, comme des reliques vivantes de l’esprit absolu. « La mort est ce qu’il y a de plus terrible, et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. » J’ai la plus grande admiration pour Hegel, mort du choléra en 1831, et surtout pour son secret qu’a indiqué, au moment de son enterrement, un discours étrange. Après tout, il a vu passer, à cheval, en 1806, à Iéna, l’esprit du monde sous ses fenêtres. C’était Napoléon, sans doute, mais surtout autre chose dans la convulsion des temps. Le lierre, oui, c’est bien la plante de l’immortel Dionysos, le cœur absolu lui-même. Donne-moi ta force, feuillage, transmets-moi tes atomes, rentre dans mon encre, brûle tout seul.
L’autre événement de Berlin, c’est bien sûr L’Embarquement pour Cythère, de Watteau. Pourquoi se trouve-t-il là, ce tableau magique, grand exorcisme à travers le temps ? Il illumine le château de Charlottenburg, fait disparaître la tragédie de la ville et ses hurlements, même s’il est difficile de le nommer, de façon disgracieuse, Die Einschiffung nach Cythera (1718).
Que dit-il sans arrêt ? Qui est là pour entendre son savant envol de couples enchantés ? La petite blonde française, bleue et jaune, va se lever, le bateau attend, nous y sommes. Jusqu’ici, on ne savait pas utiliser les bois, les buissons, l’eau, les corps contemporains d’eux-mêmes, hommes et femmes à peine différents. Maintenant, c’est l’accord, on part pour le sanctuaire d’Aphrodite, qui n’est pas dans la mer Égée, mais en plein Paris, en plein Berlin, n’importe où dans le favorable.
Hegel et Watteau, rien de plus vrai.
Il ne s’agit pas de « culture », mais d’intensité. Les tableaux sont accrochés ici ou là, peu importe. Je peux disposer, après La Laitière de Bordeaux, de l’adorable Comtesse de Chinchón, à Madrid, ou de La Femme au perroquet, de Manet, à New York. Les toiles existent en train de se peindre, elles sont actives, délicatesse, profondeur, émotion.
La jeune comtesse de Chinchón : déjà, ce nom !
Goya l’enveloppe et la fait surgir.
Elle est là, dans un fauteuil dont elle ne sortira plus, dans sa robe de taffetas blanche, juste posée dans la soie, petit bout de soulier en bas, comme si elle tirait la langue. Deux bagues, des bras, un coude, une drôle de petite plante verte sur la tête. Ce n’est pas la duchesse d’Albe, dont la nudité peut encore faire rêver des adolescents avisés, mais une curieuse poule de jardin aristocratique, à la bêtise inébranlable et sympathique, vive, aiguë, méchante, innocente (petits yeux noirs lumineux tournés vers la gauche). Elle se laisse prendre par son peintre dont elle ignore absolument le génie, il entre dans son bonnet de dentelle, sa nacre, sa chasteté fade, bouclée. Cette comtesse va vieillir très vite, elle ressasse déjà les platitudes de son temps, elle va rejoindre les vieilles sorcières venimeuses et macabres, mais, pour l’instant, elle est sauvée par les conventions, les apparences, le protocole. Que serait-elle aujourd’hui ? Une petite-bourgeoise, peut-être ministre. Là elle vaut beaucoup, et elle ne vaut rien. Elle resplendit de son rien.