Malgré les persécutions, l’Église de la Lumière n’a pas disparu, loin de là, on peut même dire qu’elle monte en puissance dans la confusion et la dévastation régnantes. Mieux : elle a compris qu’elle ne pouvait subsister ni comme « église » ni comme communauté. À une date indéterminée, elle a décidé de se dissoudre et de renvoyer chacun à soi-même. L'« appel » ne s’adresse qu’à un seul corps prisonnier des Ténèbres. Mieux : elle s’abrite depuis longtemps dans l’Église universelle, c’est-à-dire dans Rome. Elle soutient de l’intérieur sa plus grande ennemie, et les ennemis de cette ennemie sont ses ennemis. Rien d'« hérétique », donc, et surtout pas la déviation « orthodoxe », et encore moins le protestantisme. L’homme en blanc le sait, et se tait. Je rappelle qu’il ne s’agit pas de mystique, mais de connaissance. Le tout avec une parfaite humilité. Les temps sont arrivés.

Maître Eckhart dit ça très bien : « La vraie lumière est néant. » Quand saint Paul tombe de cheval à l’écoute de la voix céleste, il se relève de terre, et, les yeux ouverts, « voit le néant ».

« Je suis traduit en Dieu », dit Eckhart, avec imprudence. Jean 22 est obligé de le condamner, pour la forme, le 27 mars 1329. Eckhart se tait et disparaît, sa temporalité est d’une autre nature que celle du calendrier.

« À cet homme, tout étonnement est enlevé, et toutes choses se tiennent essentiellement en lui. C’est pourquoi il ne reçoit rien de neuf des choses à venir ni d’aucun hasard : il demeure dans un maintenant qui, en tout temps et sans relâche, est neuf. »

Tout a lieu maintenant.

J’ai 9 ans au moment de la découverte de Nag Hammadi, 13 au moment de celle de Qumrân, 14 en lisant Baudelaire, 16 Lautréamont-Ducasse et Rimbaud, 17 Proust, 18 Kafka et Céline. J’écris d’abord très mal. Puis un peu moins mal. Puis de mieux en mieux quand je ne pense plus à écrire. Et enfin très bien quand ce souci a disparu en même temps que toute inquiétude. Je vis le maintenant, voilà tout. L’écrire n’est pas obligatoire, mais demeure une vérification, comme le tir.

En 1973, en Chine, à Mawangdui, au Hunan, et en 1993, à Guodian, au Hubei, on ouvre des tombes, et on tombe sur des lamelles de bambou écrites qui remettent en cause l’ordre canonique tardif du Laozi, le « Livre de la Voie et de la Vertu », qu’il vaut mieux traduire par « livre (jing) de la Voie (dao) et de l’efficience (de) ». Tout cela vient du fond du fleuve des mutations, où une tortue apparaît en surface, sa carapace couverte de signes.

Sur une passerelle de bambous, au-dessus de la rivière Luo, j’ai longuement regardé le lieu de naissance de l’écriture. Cette rivière étroite, noire comme de l’encre, s’encaisse dans un paysage ocre désert. Je l’ai encore dans les yeux (les yeux de Viva sont très noirs). Il faisait beau, silence de vie d’après la mort, 20 000 lieues sous les siècles. C’est là que l’appel a eu lieu de nouveau. La Luo, c’est aussi le Jourdain. J’étais très ému, je le suis encore.

On ne sait pas si Laozi a réellement existé, ou bien s’il s’agit d’une compilation plus ou moins anarchique codifiée et canonisée sous les Tang, au 8e siècle. Peu importe, il n’y a qu’à se transformer en tortue pour entendre ce qui vient là. Un portrait de Zhang Lu (1490-1568) montre un vieillard sur un bœuf. Il tient un rouleau dans sa main droite, Dieu sait où il va, probablement, comme ses yeux, dans le ciel, le bœuf a un drôle de visage humain, les yeux vifs, et il tourne la tête vers la gauche. Ça avance, ça n’avance pas, blanc-jaune-gris entre là-bas et ici.

« L’homme véritable n’est plus un homme. » Mais alors, quoi ?

On en revient toujours au Dao, qu’on nomme en s’excusant de le nommer ainsi, puisqu’il ne peut être fixé d’aucune manière.

« Il n’est pas là depuis longtemps, et, sans être âgé, s’étend au-delà des temps les plus reculés. »

« Il afflue dans le corps. Il part sans revenir, vient sans demeurer. »

« Silencieux, imperceptible à l’ouïe. Fulgurant, soudain présent à l’esprit. »

(On entend l’appel avec l’esprit.)

Je suis désolé de le dire au lecteur ou à la lectrice, mais il faut s’y résoudre :

« Le Principe est sans lieu propre. Il demeure calmement dans l’esprit qui excelle. »

Ce n’est pas moi, ni toi, ni lui, ni elle, ni nous, ni eux, ni vous.

Naître, mourir, naître. C’est obscur, abondant, débordant : « Lui et moi naissons ensemble. »

« Retourner à son destin, c’est ce qu’on appelle constance. Connaître la constance s’appelle lucidité. »

« Affluent ! Débordant ! Au-delà de tout lieu ! »

Ou encore (portés par le Souffle) :

« Vide et plein passent l’un dans l’autre. Voilà l’autre nom de la grande identité. »

Le comble de l’anarchie peut-il être capté par le comble de la domination ? La Chine en donne l’exemple.

L’Empereur devient le Ciel lui-même, et tout gravite autour de lui. Il pénètre tout, voit tout, entend tout, du moins en principe, car sa défaillance ou ses mauvais conseillers peuvent le conduire très logiquement à la catastrophe. Les périodes d’harmonie sont rares, les règnes éclairés font rêver, l’Empereur n’arrive pas à être le Ciel, malgré une fonctionnarisation à outrance. Il ne faut donc pas s’étonner si les périodes de dictature sont suivies de décompositions convulsives. Le Précis de domination ou d’autres textes donnent l’idée de ce gouvernement suffocant et grandiose, à l’extrême opposé de la vie du Saint dans la nature. Le Saint est le Ciel, mais l’Empereur doit l’être :

« Nul ne peut être le maître s’il ne sait être Ciel. »

Et :

« Le Ciel a beau occuper une position élevée, il n’en a pas moins les oreilles qui traînent. »

 

Tout ce que vous pensez, avant même d’être formulé, pourra être retenu contre vous. Vous êtes écouté au plus intime de vous-même.

Quant au destin, « il obéit au cours spontané des choses ».

« Il se trouve partout, œuvre partout, exerce partout son emprise. Même sur le tard, il peut offrir le moment propice » (ne pas le rater, ce moment).

D’un côté vous êtes appelé à l’au-delà de tout lieu, de l’autre vous êtes surveillé en tout lieu. Nulle part ou partout ? Envers ou endroit ? Rendez à l’Empereur ce qui lui appartient, et au Ciel ce qui lui revient. Vous êtes très limité dans le temps humain, et, malgré tout, au-delà des limites.

« Une feuille d’arbre devant les yeux fait disparaître une montagne, un haricot dans chaque oreille étouffe le grondement du tonnerre, mais rien ne peut obstruer la porte du Dao lorsqu’il est ouvert. »

Vous pouvez toujours dire à l’Empereur de s’écarter de votre chemin parce qu’il vous cache le soleil, mais, là, vous perdez la tête. Attention :

« Il se développe à partir de ce qu’il y a de plus intime pour se répandre dans les quatre dimensions et observer toute chose. »

N’espérez pas lui échapper, sauf en devenant l’échappée.

La musique est cette échappée, elle tient les atomes, et c’est ce que le vieux Bach a saisi. Là où la pensée danse, la musique pense, les mathématiques sont la dimension la plus joyeuse qui soit ; là où le temps pense, la musique danse. Vous n’écoutez plus de la « musique », vous ne lisez pas de la « littérature », la musique et la littérature se pensent en vous. Voyez-les : ils ne sentent presque rien, ils sont sourds ou sourdes. Et ils sont sourds ou sourdes parce qu’ils, ou elles, ne veulent pas entendre. Le sexe, contrairement à ses aspirations profondes, ne les met pas à l’abri, et surtout pas la jalousie, cet organe. Comme l’œil entend, écoutez les peintres : Dali est sourd à force de masturbation caoutchoutée, alors que Picasso regorge de musique, comme de femmes enlevées, transpercées, bercées, ossaturées, fruitées. Les documents d’époque passent, Picasso reste. C’est le grand voyageur du Temps, toutes formes et peintures avalées. Saint Bach, saint Picasso, priez pour nous, pauvres infirmes, délivrez-nous de cette vallée de larmes et de cette marée noire d’ectoplasmes, recevez-nous dans vos palais.

Il faut écouter Glenn Gould de très près, de préférence une fin d’après-midi d’été, devant un paysage ouvert sur l’océan, les oiseaux, le sel. Le vieux Bach sourit. Vous entrez avec lui dans la nature, vous la devenez dans ses moindres détails, brins d’herbe, cailloux, becs, ailes, marée, lumière à droite et à gauche. Le cerveau a deux mains directes, elles sont là, indépendantes, vous êtes réveillé du grand sommeil. Appel, prière, course, sarabande. « Le Ciel affermit, la Terre abrite, les Saisons développent, le Saint imite. » Impossible d’être plus exactement concentré et plus libre. Les notes sont des nombres, vous êtes chiffré. Une mouette plane vers vous pour une bénédiction furtive.

N’oublions pas la technique : l’alcool, le sexe, les drogues doivent être sérieusement mesurés, les divers abrutissements aussi, notamment la parole sociale. On veille à occuper plusieurs endroits à la fois, quatre si possible, de façon à changer de position sans changer de cible. L’entraînement au tir est une preuve. L’usage de plusieurs lits est nécessaire, variations de matelas, de traversins, de draps. Manger peu et dormir l’après-midi, ne fût-ce qu’une demi-heure, s’impose. Une nuit qui n’est pas interrompue, à la monastique, par des réveils successifs, est perdue. Je recommande les méditations de 3 heures ou 5 heures. À 6 h 30, la pleine conscience est là.

L’appartement le plus habituel doit être éprouvé comme inconnu. Vous venez d’arriver dans une ville étrangère, vous tâtonnez dans le noir, cette fenêtre, que vous avez ouverte dix mille fois, vous étonne. Votre corps rentre peu à peu dans ses gestes. Les mots, qui n’ont pas cessé leurs calculs pendant votre sommeil, se pressent vers vous, et vous aimez leur folie, leur foule. C’est l’instant du conceptomètre, blague ou trouvaille. Vos rêves vous renseignent amplement sur l’avancée ou le recul de vos désirs. Interprétations faciles. Vous sortez, vous marchez, votre corps sait ce qu’il doit faire, vous continuez à chantonner et à composer, vous changez de quartier.