Très exactement à 20 heures, alors que tout est calme et sans vent, un cygne sauvage blanc vient se poser sur le lac intérieur, juste en face de moi, pendant que j’écris ces lignes. Tu as le bonjour de Zeus, d’Apollon, ou de quelque chose comme ça. Il plonge son cou dans l’eau, il dîne, il se nettoie, il dérive lentement, son indifférence et son élégance harmonisent les rives. Le soleil se couche en or, le cygne flotte sur son reflet. Il n’y a rien à ajouter, sauf que lui, ou un autre, c’est-à-dire le même, reviendra un soir ou l’autre, au même endroit de sel et de mer mêlée au soleil.
Dans la nuit, dans un demi-sommeil, un mot résonne fort, et se répète comme un impératif catégorique : sois exhaustif ! Très distinctement, avec son orthographe visible (le h). C’est ma voix, sans doute, mais cette répétition est gênante. Réveillé, je vais au dictionnaire : le mot vient du latin exhaurire, mais surtout de l’anglais to exhaust, épuiser. Être exhaustif, c’est épuiser à fond un sujet. Si je suis exhaustif, je serai exaucé. Avant Les Voyageurs du Temps, ce roman s’est longtemps appelé Le Sujet.
Il y a les écrits qu’on lit distraitement, ceux qu’on lit en sachant qu’on ne les relira jamais, et puis, en très petit nombre, ceux qu’on relit sans cesse. On les sait presque par cœur, à la virgule près, mais, rien à faire, ils révèlent toujours quelque chose de nouveau, ils sont actifs sans en avoir l’air, ce sont des émetteurs constants, des trésors. Ils font signe. Du coup, une autre vision se dessine.
Bien entendu, surtout en France, on n’attendra rien du parti intellectuel dont le règne aura duré un siècle et demi. La République des professeurs a professé, elle a eu ses lieux encore auréolés d’une sacralité lointaine, Sorbonne, Collège de France, École Pratique des Hautes Études, etc. Le culte de l’École et de l’Université a marqué chaque famille de son empreinte ecclésiale. Vous qui n’êtes pas entré ici et n’avez pas franchi les étapes de la reconnaissance sociale obligatoire, perdez toute espérance, à moins d’être récupéré comme il se doit, après votre mort, qui, d’ailleurs, peut se produire de votre vivant Personne, pour nous en tenir aux temps modernes avant l’ère planétaire où nous sommes entrés, n’irait soutenir que Sade, Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche, Proust, Breton, Artaud, Bataille, Céline ont été en leur temps universitaires, même si les thèses sur eux ne se comptent plus. Tout finit ainsi dans une promiscuité générale.
Promiscuité : situation de voisinage ou de proximité désagréable ou bruyante. Du latin promiscuus, commun, indistinct, pêle-mêle. On désignait ainsi les mariages, sans distinction d’ordre, entre patriciens et plébéiens. Exire e patriciis voulait donc signifier le déclassement de celui qui passe, par adoption, d’une famille patricienne dans une famille plébéienne. Lourde erreur, autrefois, grande banalité aujourd’hui, et même non-sens, puisque, selon la prophétie de Nietzsche (déserteur de l’Université), la plèbe est désormais en haut comme en bas.
Vous n’êtes pas classé « intellectuel », donc vous ne pensez pas. Si vous avez tendance à penser (c’est rare), on expliquera ce que vous avez voulu penser à votre place. D’où le mot admirable de Joseph de Maistre : « Celui qui ne comprend rien, comprend mieux que celui qui comprend mal. » Un « écrivain » n’est pas là pour penser, mais pour raconter, plus ou moins bien, des histoires, de préférence souffrantes et dramatiques, sinon elles n’existent pas. Malgré leur disparition sans grande importance, la propagande continue, il faut qu’il y ait des intellectuels pour réfléchir le temps, l’assurer en masse, produire du sens communautaire, réviser le passé, prédire l’avenir. Des duels sont organisés, il y aura un bon et un méchant, un blanc et un noir, un juste et un pervers, un vrai-faux, un faux-vrai. L’un est à Jérusalem ou New York, l’autre à Téhéran ou Beyrouth, comme on était jadis à Moscou, mais jamais personne à Rome, c’est drôle. On classe, on reclasse, on déclasse, on met le passé en perspective selon les intérêts, mais celui qui demande un taxi pour rejoindre son aventure singulière n’a pas voix au chapitre, ou alors on ira interroger sa mère sur ce regrettable et aberrant produit de mauvaise vie.
Les mères, toujours les mères, derrière leurs clergés successifs, curés, philosophes, penseurs officiels ou pseudo-subversifs. Regardez-les une bonne fois en train de s’attendrir, c’est-à-dire de persécuter ou d’étouffer, dès le début, leur progéniture, surtout mâle. Étonnez-vous après ça que l’espèce humaine, nourrie de moules mâliques, soit si agitée. La défécation surveillée commence très tôt, au fer rouge, au point qu’on peut imaginer comme épitaphe d’un nouveau Saint-Sépulcre vide (mais oui, Dieu s’est incarné, il a mangé, pissé et chié comme vous et moi, pas de problème), la formule libératoire suivante, évoquant la Résurrection :
Ci-gît celui qui produisait de la merde,
L’autre est vivant.
À quoi il faut ajouter : celui-là, dont on parle encore et qui fait se convulser de rage les dévots sexuels, vous ne trouverez pas sa mère sur terre, puisqu’elle est passée de l’immaculée Conception (stupeur de sa mère) à l’Annonciation ouvrant sur l’incarnation (monstrueuse horreur antibiologique), puis à l’Assomption (avec son corps mortel, nouvelle monstruosité), et qu’elle règne quelque part, là-haut, avec son Fils devenu son Père, lui-même enlevé, après sa Résurrection dans une Ascension. Voilà donc une mère libérée de toutes les mères, ce que tout homme à la sensualité éveillée, et pas seulement les peintres ou les musiciens baroques, rompant avec des siècles de dolorisme cinglé, éprouve comme un peu d’air frais.
Cette mère, en effet, ne pourra être interviewée, de temps à autre, que par des petites paysannes illettrées, ou par des illuminés.
L’heure nouvelle est au moins très sévère, puisque toutes les heures et tous les siècles sonnent en même temps. Pour l’instant, demandez à n’importe qui, et même à un universitaire ou à un « intellectuel », quels sont ses rapports personnels et concrets (détails à la clé) avec la musique, la sculpture, la poésie, la peinture. Le résultat sera édifiant. Par exemple, décrivez-moi ce tableau que vous dites aimer, précisez la chose qui vous touche. Pourriez-vous vivre dans cette toile ? Pourquoi ? Comment ? Jusqu’où ? Vérifiez la force du mauvais goût.
Breton n’aimait pas l’art gréco-latin, il lui préférait même l’art amérindien ou gaulois. Pourquoi pas ? Au moins aimait-il passionnément quelque chose. La peinture surréaliste ? Permettez, j’en fais à tour de bras, chaque nuit, dans mes rêves. Mes vagues de création sont incessantes, je suis un océan inlassable, et je dirai même d’une grande virtuosité dans l’exécution. Si vous saviez à quoi j’ai amené, hier, cette ravissante P.D.G. hyper-puritaine ! La nuit d’avant, j’avais dans ma petite baignoire Michel Leiris et Francis Bacon que j’ai vus ensemble, bien souvent, au bar souterrain du Port-Royal, chuchotant l’un contre l’autre comme deux vieilles sorcières. Bacon est à mon avis, et de loin, le meilleur peintre « surréaliste », mais il faut lui ajouter Watteau, Fragonard, et tant d’autres. J’ai la même dévotion que Breton pour Le Cerveau de l’enfant, de Chirico, tableau dont j’ai éprouvé, chez lui, rue Fontaine, il y a très longtemps (c’était ce matin), la présence souveraine. Picasso, n’en parlons pas, c’est le plus grand, et son fabuleux Arlequin, de 1915, reste une déclaration bouleversante des droits de l’homme en grand deuil (Eva).
Ça va tout seul : mes tableaux nocturnes sont peints, croyez-moi, je m’en étonne moi-même. Ce sont des improvisations que personne ne verra. Comment évoquer leur persuasion, leur précision, leur présence ? Même les expériences de drogues sont fades en comparaison. L’écriture automatique, les récits de rêves (« parents, racontez vos rêves à vos enfants »), les « sommeils », les collages, les « cadavres exquis », les détournements en tous genres, les dérives hallucinées dans Paris étaient de très bonnes idées, et, face à la soumission et au bavardage marchand universel, elles le restent. Présentez-moi un lit, un divan, un canapé, un fauteuil, un tapis, je m’endors immédiatement, le roman continue de plus belle. Temps perdu, temps retrouvé, le livre que je viens de lire sur les découvertes archéologiques en Chine invente de lui-même de nouvelles situations. Le portrait de Proust par Bacon est l’un des plus réussis, bien qu’il n’existe pas dans le calendrier visible. La préhistoire, sous la forme d’un bouquetin affectueux, vient me lécher les mains. Je poursuis, à Venise, la boulangère qui a servi de modèle à Titien pour l’Assomption, mais elle m’échappe. Je me console avec la duchesse d’Albe qui est toute à moi. Quant à Viva, elle passe souvent en riant sur son scooter. C’est Viva.
Ce qui compte, en revanche, c’est le suivi du raisonnement, malgré les ruptures de tons apparentes. On est ainsi à l’opposé du décousu « poétique » et « mystique », c’est-à-dire dans le n’importe quoi agréé pour son absence de conséquences. C’est la nouvelle raison qui parle, et elle se moque de l’ancienne. La misère de la poésie est prononcée : c’est elle (et les interminables commentaires qu’elle suscite) qui encourage les dominations, les impostures, les falsifications sans sanction. Qui protesterait ? La morale, cette rancœur impuissante ? Cette « faiblesse de la cervelle » ? Tout le monde écrit et personne ne lit, tout le monde parle et personne n’écoute. J’aurai côtoyé, en passant, ce bruit.
J’ai dit que la Bête ne se plaignait pas de ses Parasites, et arrivait même à les faire travailler pour elle. C’est très vrai. Cela ne l’empêche pas d’avoir des moments d’autocritique. Elle voit bien quels sont encore ses défauts, ses faiblesses, ses tics d’orgueil puéril, son masochisme inutile, ses timidités. Elle sait, par exemple, qu’elle a mis longtemps à se sentir pleinement « chez soi », à la place de sa famille et de toutes les familles. Comme ce nettoyage implique une culpabilité mécanique, il est normal qu’elle en traîne avec elle des souvenirs. Dans sa jeunesse échauffée, elle a dérivé vers des expériences navrantes, d’ailleurs nécessaires. Bref, elle n’a été que trop décadente, avec des complaisances plus ou moins romantiques ou sourdement sexuelles avec ses Parasites, dont il lui arrive, mais de moins en moins souvent, de rougir. Allons, pas de regrets, pas de honte. Tenir le pas gagné.
Elle a trouvé intéressant, la pauvre Bête, de se livrer à l’autodestruction, d’embrasser par provocation des causes idiotes, et a même été à deux doigts (c’est le cas de le dire) de déclencher contre sa tempe la gâchette de son revolver. Petites bêtises de la Bête. Pardonnons-lui ce temps et cette énergie perdus, comme elle pardonne à ses Parasites. Eux, ils ne peuvent pas faire autrement, il faut qu’ils mangent, ils doivent avaler leur Dieu-Bête, c’est leur pain du jour.
Je reviens à mon corps, ou plutôt il revient à moi. Certes, on peut dire qu’il s’use, mais, en même temps, il s’affine, s’approfondit, se régénère, invente une autre vie parallèle à ma vie. Sans doute, il a tendance à me raconter souvent les mêmes histoires, il se répète, il m’ennuie, il réagit trop, n’agit pas assez, mais, brusquement, il me surprend par sa jeune audace. Il s’est beaucoup dépensé, il s’est aussi beaucoup concentré, jamais de règle constante, la contradiction pour principe. Il entre avec enthousiasme dans la grotte du Néant, il en ressort comme d’une piscine. Le dedans se sait dehors, le dehors dedans, le haut et le bas échangent leurs signes, la vie et la mort se confondent. Il néglige les appels à la servitude, à « l’être-ensemble », l’unique est sa seule propriété, inutile de la définir. Il se parle vite, mon corps, il voit ce qu’il parle, il entend son silence qui vient de très loin, de courses sans nombre. Il se dialogue. Il m’appelle par mon vrai nom, qu’il est seul à connaître, et je lui réponds aussitôt par ce nom. Il choisit ses moments d’apparition interne, mon corps, il ne me dérange qu’en cas d’urgence. C’est le plus souvent à travers la musique qu’il me fait signe, voilà, voilà, j’arrive, substance du temps.
La mère sauvage se croyait enceinte des esprits, la mère gréco-latine de n’importe qui, la mère juive de Dieu en personne, la mère chrétienne, au fond toujours vierge, du Saint-Esprit, la mère moderne de son propre père via l’homme, la mère planétaire de la biologie. Nous en serons bientôt à l’Utérus artificiel. Pour elles toutes, la rétribution exigée est, bien entendu, le corps mâle. Mais si ce dernier, plus tard, esquisse un pas de côté vers le langage, les femmes ou l’art, la déconvenue est immense. Il aurait dû être rabbin, prêtre, imam, savant, professeur, médecin, homme d’affaires, homme politique, cadre supérieur, et surtout, surtout, homosexuel plus ou moins caché. La mère ancienne était idéaliste, la planétaire est carrément vulgaire, elle déteste la grande poésie, elle en souhaite passionnément la misère, elle n’a même plus besoin, comme ses ancêtres, de s’intéresser au sexe, cette invivable escroquerie. L’argent suffit. Elle bloque donc le temps de toutes ses forces, sauf comme engendrement machinal ou adoption comme une stock-option.
On croyait savoir que le désir sexuel accélérait le temps, lui donnait un feu particulier, permettait de vivre un mois dans une journée, oubliait les horloges, les montres, vitaminait les mots, leurs jeux, leurs dérapages inventifs. À part quelques exceptions, de plus en plus rares, ce genre de plaisanterie archaïque, gratuite et inventive, est fini. Quant à l’amour, qui ose prétendre faire durer le temps dans le temps, éterniser l’instant, et, pourquoi pas, mouvoir le soleil et les autres étoiles ? Laissez-nous rire. Le soleil d’autrefois n’est qu’une superbombe thermonucléaire, et les étoiles brillent par leur absence dans les imaginations. La marche à l’étoile ? De quoi parlez-vous ? Et la mort ? Ce détail ?
Le temps véritable est quadridimensionnel. Je vis dans le passé, le présent, l’avenir, mais, avant cette déclinaison, je me donne, même sans le savoir, un quatrième terme qui se retrouve aussi bien au début qu’à la fin. Rien de plus naturel, donc, que de voyager instantanément du passé à l’avenir, de l’avenir au passé, du présent au présent. L’avenir du passé me parle, le passé de l’avenir se révèle, le présent du présent m’enveloppe et m’attend. La Nature, cette physique cosmique et intime, est au-dessus des dieux, et plus ancienne que les âges. Le bleu adorable du ciel est la couleur de la profondeur. Le bleu est infaillible. Mais il y a plus.
« Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible. » (C’est Rimbaud qui souligne.)
Ici, à ce moment précis, l’éternité est retrouvée comme l’étincelle d’or de la mer mêlée au soleil. Elle était donc perdue ? Il faut croire. De toute façon, si elle est « retrouvée », cela signifie qu’elle est une éternité d'« après le déluge », la même qu’avant, mais pas la même. Elle est maintenant portée en avant par son expérience négative, elle a changé de degré et d’intensité.
Rimbaud, qui, écrit-il, devient un « opéra fabuleux » (paroles et musique), voit son âme éternelle, et lui donne l’ordre, en la tutoyant, d'« observer son vœu, malgré la nuit seule et le jour en feu ». Un vœu qu’on a prononcé, et qu’on observe (double sens du mot), passe au-delà de la nuit et du jour. Là, de façon peu démocratique, elle se « dégage des humains suffrages, des communs élans, elle vole selon ».
Le mot important, ici, est selon.
Selon quoi ? Le vent, les circonstances, les situations ? En tout cas, elle vole, cette âme éternelle, c’est un oiseau en langue des oiseaux, un oiseau qui connaît seul sa destination. C’est un nouvel évangile, l’évangile selon saint Selon. En bas, sur terre, plus d’espérance, d’aurore, d’apparitions, de lendemains qui chantent, rien que science, patience, « supplice sûr », « braises de satin », « ardeur et devoir ». En haut, le vol sur la mer mêlée de soleil, en bas, la forge infernale du temps aplati. Est-il possible de vivre à la fois et en même temps dans ces deux mondes contradictoires ? L’un d’oiseau sans contraintes, l’autre de piéton clandestin des saisons ?
Pas d’apocalypse, pas de fin des temps ni de fin de l’Histoire. Pas non plus d’âge d’or en déclin, d’expulsion d’un ancien paradis. Ou plutôt : l’apocalypse a eu lieu, l’âge d’or et le paradis sont ici, à portée de la main, tout de suite. Pour le reste, parmi les humains suffrages et les très lourds communs élans, on va tenter de « tenir debout dans la rage et les ennuis ».
« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clé de l’amour. »