Lucienne Delforge était une très bonne pianiste classique, et a été l’amie de Céline en 1935-1936.
Il lui écrit des choses comme ça (26 août 1935) :
« Mon petit chéri, sois heureuse autant que possible à ta façon selon ton rythme, tu verras tout passe, tout s’arrange, rien n’est essentiel, tout se remplace sauf le pauvre refuge où tout se transpose et s’oublie. Fais attention aux artistes fainéants, ils sont légion, aux commentateurs gratuits – De ce côté la brutalité est de règle absolue, il faut écarter les frelons, impérieusement – les imposteurs, les baise-toujours du compliment. L’artiste n’a que faire de ces fadasseries, de ces veuleries commerciales, qui flétrissent et avilissent les mieux doués – Tout doit être brutal, le créateur n’a que faire de l’opinion des hommes, il doit agir sur la matière brute, sur les choses, pas sur les hommes – il doit avant tout les mépriser pour ce qu’ils sont, des chiens voluptueux, braillards et avides – Tu vois, me voilà déjà reparti… »
Pendant l’été 1936 :
« Le métier que tu fais est terrible – cette façon de se branler les nerfs à longueur d’années mène droit au cabanon – sans entractes et prosaïques contrastes – je sais hélas ce que je dis !… C’est bien gentil l’intense enfer perpétuel, mais un petit peu de paradis tout de même, ça repose… Préserve-toi, garde-toi bien, méfie-toi de tes impulsions trop aventureuses – ne tente pas le diable. Il détruit – Détruire n’est pas ton destin. »
Pendant l’été 1937 :
« Mon petit, tu pourrais aussi périr noyée, les femmes sont absurdes, les musiciennes pires – Enfin tout est possible, sauf que je t’oublie, ton terrible secret, petite fée du cristal des airs. »
Le 2 juin 1939 (après un concert) :
« Mon petit, tu peux être bien contente – ce fut tout à fait admirable – un profond enchantement. Plus rien à dire que te prier de recommencer le plus tôt possible – La maîtrise, la sécurité, la fougue, tout y est – Enfin surtout cet appel magique, ce secret dont j’ai tant besoin, je ne sais pas ce que je deviendrais si tu venais à ne plus jouer – Comment ne t’aimerais-je pas et mieux que personne… Mon cher petit double… J’ai toujours eu, tu le sais, la vie pas trop facile, mais depuis 2 ans c’est une corrida sans appel – Les jours en silex succèdent aux jours en caca – Rien au fond ne pourrait me plaire davantage, c’est la bonne vie de vache pour laquelle je suis fait – J’accumule les maléfices, je m’en servirai bien un jour… Enfin tu vois je ne veux pas te perdre – je t’aime trop à ma façon – pas très aimable, pas très baisante, mais bien égoïste, donc telle, bien absolue, fidèle et à l’épreuve du temps. »
Et encore, le 13 juin 1939 :
« Tu sais que le diable est en toi, un petit peu – jouis sans te blesser ! Si je peux dire ! »
Et, là, il signe « bien affectueusement, Louis ».
« Ton terrible secret, petite fée du cristal des airs… »
Les contrôleurs et les contrôleuses se fâchent. Comment ? Nous sommes en 1802, dans un moment historique clé, Napoléon est là, l’esprit du monde est en marche, et vous ne retenez que l’anecdote de la présence de Hölderlin à Bordeaux ? Comment ? Nous sommes en 1936 et 1939, et vous oubliez les opinions épouvantables de Céline, son antisémitisme rabique, la guerre qui s’annonce, le désastre qui s’ensuit ? Comment pouvez-vous ? Osez-vous ? Vous n’avez pas honte ? C’est ça vos voyageurs du temps ? Des aventuriers, des marginaux, des salauds, des fous ?
Ici, pas d’explications ni de justifications. Ou alors, il faudrait écrire un autre livre pour expliquer qu’on va écrire un livre qui sera une explication des raisons pour lesquelles on va écrire ce livre que, finalement, on n’écrira pas.
Vous vous taisez devant le tribunal parasitaire, vous négligez celui des rêves, vous allez droit à l’émotion, au rythme, à la vérité. Vous savez que le Diable est l’Accusateur incessant, vous vous tournez vers l’Avocat, le Paraclet, le Saint-Esprit en personne. Il a de bonnes relations avec le Verbe, il vous aidera.
Le Saint-Esprit n’est d’ailleurs pas le seul recours, la décence et l’évidence du goût peuvent suffire.
Exemple, Orwell, en 1938 :
« Ce qui me terrifie dans les dictatures d’aujourd’hui, c’est qu’elles constituent un phénomène totalement inédit. On ne saurait prévoir leur fin. Dans le passé, chaque tyrannie finissait, un jour ou l’autre, par être renversée, ou du moins combattue, parce qu’ainsi le voulait la “nature humaine”, éprise, comme il se doit, de liberté. Mais rien ne garantit que cette “nature humaine” soit immuable. Il se pourrait tout autant que l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes… La radio, la censure de la presse, l’éducation standardisée et la police secrète ont tout changé. Le conditionnement des masses est une science née au cours des 20 dernières années, et nous ne savons pas encore jusqu’où iront ses progrès. »
Nous l’avons su, et nous ne le savons toujours pas, ou plutôt nous ne voulons pas le savoir. Orwell, en 1948, a une illumination : il lit soudain 1984 sur son calendrier… Il écrit son roman, il prévient, il choque, il effraie, on préfère croire qu’il ne parle que de l’ex-Union soviétique (comme si elle avait disparu aujourd’hui), alors que la menace totalitaire peut être à l’œuvre, sous différentes formes, partout. Le « Novlangue » est capable d’assécher toutes les langues, et c’est peut-être de la profondeur du langage que tout le monde aimerait se débarrasser. Le « basic english » s’y prête, les personnages de 1984 sont anglais, et voici ce qu’Orwell note dans son sanatorium le 17 avril 1949 :
« Quelles voix ! Un côté trop bien nourri, une assurance niaise, des éclats de rire affectés à tout propos, et par-dessus tout une sorte de lourdeur cossue combinée à une malveillance fondamentale : des gens qui, on le sent instinctivement sans avoir besoin de les voir, sont les ennemis de tout ce qui est intelligent, sensible ou beau. Pas étonnant que tout le monde nous haïsse autant. »
Je suppose que, parmi ces voix, la majorité devaient être féminines, et encore anglaises, pas encore mondialement américaines, ce qui laissait peut-être un faible espoir. Orwell n’aborde pas la question de l’hystérie féminine, dont une oreille sensible perçoit la sourde influence partout. Il est pudique, il reste, contre vents et marées, honnêtement « socialiste » (quoique sans illusions), il n’est pas religieux, il ne pense pas que l’être humain soit le moins du monde déchu, il ne croit ni en Dieu ni au Diable (même si le Diable se montre en plein jour), et, bien que de sensibilité anarchiste, croit qu’on peut atteindre un monde meilleur sans tomber dans le délire du meilleur des mondes. Disons que, tout en étant écœuré par la » gauche », il continue à être « de gauche », c’est-à-dire anticommuniste puisqu’il est prouvé que le « communisme » dérange assez peu la droite, laquelle pourrait l’absorber sans en mourir (c’est fait). Il décide d’ailleurs d’être enterré religieusement, à l’anglicane. Le Mal est-il seulement social ? Il veut le croire, mais il mise sur la « décence ordinaire » populaire. Ce n’est pas lui qui traiterait l’être humain de « canard du doute ». Offrons-lui donc, à titre posthume, cette pensée de Ducasse : « Le théorème est railleur de sa nature, il n’est pas indécent. » De toute façon, 1984 est une satire, l’une des meilleures qu’on ait écrites en anglais depuis le grand Swift (qu’Orwell trouve trop pessimiste).
Restons dans les parages religieux. Le « progrès » impliquait une lutte incessante contre l’Église catholique, avant que ce progrès lui-même devienne étrange et souvent monstrueux. Nous gardons évidemment le progrès, nous pensons avoir dépassé les monstres, mais notre raison est-elle pour autant éveillée ? Je veux dire : une raison capable de comprendre l’irrationnel ? Orwell pensait, à juste titre, que H.G. Wells était trop rationnel pour comprendre le monde moderne. Wells pensait que Hitler disparaîtrait en quelques mois, et quant à Staline c’était une infection relative, peut-être un moindre mal (pratiquement toute la gauche anglo-saxonne raisonnait ainsi). On enseigne encore l’Histoire de la sorte : un monstre absolu, Hitler, un monstre relatif, Staline. On se garde bien, au lieu de dire « pacte germano-soviétique », d’appeler cet événement pacte stalino-nazi. Le moindre Polonais me donnera raison, je suppose.
Le capitalisme émergent tient à supprimer tous les saints absurdes du calendrier. Ça fait de la place. Mais ces « saints », dans la vie courante, procuraient pas mal de jours fériés (Laforgue en fait la démonstration dans son magnifique Éloge de la paresse). Un jour férié, c’est un jour sans travail, c’est-à-dire une abomination économique. « Travaillez plus pour gagner plus », dit sans arrêt le nouveau dieu, en expulsant les habitants casaniers et farfelus d’un faux paradis céleste. Le paradis est pour demain, il chante, il s’accompagne de beaucoup de charniers, mais ce n’est pas grave. Plus de temps pour rien (l’oisiveté conduit au vice), voici le temps de travail. Il a eu ses camps, il les a encore. C’est plus habillé et dissimulé, mais allez donc interroger aujourd’hui une caissière de supermarché.
« Aujourd’hui loisir ! – Pourquoi ? – C’est la Saint-Machin. – Ah, celui-là, quel saint homme ! Mais que faisait-il au juste ? – Rien, il voyageait. – Où ça ? – Sur place, on l’a vu léviter. »
Faites confiance à vos oreilles, écoutez les voix. Elles disent tout, y compris le contraire de ce qu’elles disent. L’univers est une grande fleur d’oreille, vous n’avez qu’à vous transformer en papillon là-dedans.
Je connais beaucoup d’athées sérieux et tenaces. Immanquablement, leur tête de Turc préférée est l’Église catholique. Demandez-leur s’ils savent qu’ils travaillent ainsi pour l’extension du capitalisme. Ils ne comprendront pas votre question.