Difficile de faire plus irrégulier-régulier-irrégulier que Rimbaud dans son très étrange voyage. J’emporte les Illuminations avec moi à New York, et me voici, une fois de plus au soleil, allongé sur des planches, au bord de l’Hudson. Mes fenêtres du seizième étage, donnant sur le fleuve, sont envahies, le matin, d’un soleil violent, et je vois, le soir, de l’autre côté, le flot rouge ininterrompu des voitures. Les ports, Barcelone, Venise, Hambourg, m’ont toujours attiré. J’affirme ici la méthode, au cours de petites veilles d’ivresse sainte. La méthode, en effet, a glorifié hier chacun de nos âges. Je sais encore donner ma vie entière tous les jours. Les Parasites assassins sont là depuis très longtemps, et leur prolifération augmente, mais je retrouve sans peine ma maison musicale et sa claire sympathie. Je suis donc entouré d’un « luxe inouï », bien qu’inobservable. Ma camarade intelligente, ça lui est égal, les malheurs, les manœuvres, les embarras. Je sens près d’elle un agréable goût d’encre de Chine, et puis je baisse le feu des lampes, et, tourné du côté de l’ombre, je vois mes filles, mes reines, mes sœurs. C’est ainsi toujours la belle heure d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements. Je suis le seul habitant de New York qui entend ces phrases.
Il est juste qu’une fin fastueuse répare les âges d’indigence, et qu’un jour de victoire nous fasse oublier la honte. Il est bon de marcher sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux. Il est normal que survivent de féeriques aristocraties ultra-rhénanes, japonaises, guaranies, propres à recevoir la musique ancienne. L’Europe s’éveille à peine après le déluge, loin des vieilles fanfares d’héroïsme, loin des meurtriers sans nom, loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, loin de ses charniers indescriptibles, comme si une voix féminine arrivait enfin au fond des volcans et des grottes arctiques. Quant à cet hôtel, dont je ne dirai pas le nom, ses fenêtres et ses terrasses sont pleines d’éclairages, de boissons et de brises riches, ouvertes à l’esprit des voyageurs et des nobles. Certes, il y a un moment d’étuve, de mers enlevées et d’embrasements souterrains, et la planète est emportée dans des exterminations conséquentes, mais cette catastrophe n’empêche pas les voyageurs d’éprouver la nouveauté chimique et de trouver en elle leur fortune personnelle. C’est un Vaisseau où s’éclairent sans fin des stocks d’études. Sur cette Arche, chassés par l’extase harmonique, un couple de jeunesse s’isole, chante et se poste.
Voilà : c’était, sur ondes ultracourtes, une écoute numérique des Illuminations de Rimbaud. Qui fera mieux le dira, et ça se saura. Je tiens seulement à prévenir que ce genre de divertissement prend du temps. Rimbaud, dans une lettre de jeunesse : « La pensée réclame de larges tranches de temps. » Avec Verlaine, Parasite tenace, beaucoup de temps perdu, peu d’argent. Notez que Rimbaud ne parle pas de « poésie », mais de pensée.
J’ai devant moi l’édition originale à « 1 franc » des Poésies I et II, d’Isidore Ducasse, plus connu sous le nom de Lautréamont. Elle est publiée en 1870 à Paris, Journaux politiques et littéraires, Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25. Avec le temps, ces noms, Gabrie, Verdeau, deviennent irréels ou ressemblent à une mauvaise plaisanterie, comme le seront un jour d’autres noms qui auront fait semblant d’exister dans un mauvais roman pilonné. L’imprimerie des Poésies (qui sont tout, sauf des « poésies », mais décapent le terrain pour une authentique poésie future) s’appelle Balitout, Questroy et Cie, 7 rue Baillif, Paris. Quant au gérant du deuxième volume, Isidore Ducasse lui-même, qui signe I.D., il habite au 7 rue du Faubourg-Montmartre (gloire à lui).
On trouve, au dos de Poésies II, une publicité pour les livres suivants : Mélodies pastorales, par Thalès Bernard (la huitième édition est en vente chez l’auteur, 27 rue de la Félicité, à Batignolles) ; les Concours poétiques de Bordeaux, d’Évariste Carrance ; La Revue populaire, aux mains de Mlle Louise Bader, 18 rue du Pré-aux-Clercs ; le Concours des Muses, journal des poètes, 3 rue Brun, à Bordeaux ; Histoire de la littérature contemporaine en Province, deux volumes, de M. Théodomire Geslain ; L’Homme, journal, M. L. Maretheux, 35, rue du Cherche-Midi ; La Voix du Peuple (voce delpopob), journal philosophique, Lentini (Sicile).
Cette liste de Parasites est impayable. On aimerait savoir si Mlle Bader a eu entre les mains un exemplaire de Poésies, avant de le jeter à la poubelle, de même que les autres poètes et historiens amateurs, tous fervents des Muses. Le point le plus intéressant est quand même la mention de Bordeaux (port d’arrivée de Ducasse en France, venant de Montevideo) et de la Sicile (enquête à suivre). Nul doute que cette conjonction entre poésie et voix du peuple ne soit un thème éternel. L’étrange réseau qui se révèle ici devait être classique : socialisme, maçonnerie et, déjà, mafia. Personne, en tout cas, ne semble avoir remarqué la chute, ou plutôt la signature, de Poésies II, pourtant fort claire :
« Les trois points terminateurs me font hausser les épaules de pitié. A-t-on besoin de cela pour prouver que l’on est un homme d’esprit, c’est-à-dire un imbécile ? Comme si la clarté ne valait pas le vague, à propos de points ! »
« La poésie, dit Ducasse (très à contre-courant), est un fleuve majestueux et fertile. » Embarquons-nous donc sur le fleuve du temps, qui coule dans les deux sens. Attention au splendide mascaret, là-bas, vers l’estuaire et les vignes. L’eau, de bleue devient rouge, mélange alchimique de la douceur et du sel. Le vent du nord-est se lève, avec le voyageur du temps Hölderlin, et voici soudain le pays « où il y a beaucoup de jardins », où les habitants « s’en tiennent toujours au plus proche », où on peut aller en silence « sur les chemins couverts de fleurs ». Ducasse, au sujet du goût (« qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités »), parle de « santé suprême ». Rimbaud, de son côté, évoque une « santé essentielle », et Nietzsche une « grande santé ». Santé ? Tout le monde est donc très malade ? La plupart des auteurs modernes décriraient leurs maladies pour prendre le lecteur comme garde-malade ? C’est le monde à l’envers. Mais :
« Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie. »
Aucun écho sur-le-champ, on s’en doute. Il faut attendre 1919, et les jeunes allumés Breton et Aragon, pour que les deux petits volumes complètement oubliés de Poésies soient exhumés à la Bibliothèque nationale. Ils n’ont toujours pas été compris et appliqués en profondeur, et sont, de toute façon, invendables.
L’Avis qui ouvre le second volume est le suivant :
« Cette publication permanente n’a pas de prix. Chaque souscripteur se fixe à lui-même sa souscription. Il ne donne, du reste, que ce qu’il veut.
« Les personnes qui recevront les deux premières livraisons sont priées de ne pas les refuser sous quelque prétexte que ce soit. »
On entre ici dans une nouvelle ère secrète (la même que celle de Rimbaud 3 ans plus tard, et, 18 ans plus tard, la même que celle de Nietzsche). La mort de Ducasse, à 24 ans, pendant le siège de Paris, dans des conditions restées mystérieuses, a apparemment interrompu la livraison permanente de Poésies, « préface à un livre futur ». Rimbaud, lui, abandonne apparemment toute activité « littéraire » à 19 ans. Nietzsche, enfin, se retire apparemment dans la folie à 44 ans, avant de mourir 11 ans plus tard en 1900.
Peu d’individus ont été autant parasités que ces trois-là, qui, en toute conscience, ont donné la formule de l’antidote voulu. Le Parasitage semble les avoir vaincus, il se croit d’ailleurs invincible. Mais comme il ne sait pas lire dans un certain angle, sa défaite temporelle s’ensuit. Les fausses interprétations de ces bombes écrites ont pullulé et pullulent encore. C’est tantôt Lautréamont-Ducasse révolutionnaire-réactionnaire ; tantôt Rimbaud communard-catholique-mystique-voyant-voyou, trafiquant d’armes, quand ce n’est pas précurseur du mouvement gay ; tantôt Nietzsche fasciste-nazi, etc. Il faut absolument réduire l’irréductible ; les universitaires et les philosophes sont là pour ça.
L’irréductible ? Exemple :
« Tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles. » Démonstration : Viva est un être parfait imprévu, et, si je sors, le monde n’a plus rien des apparences actuelles.
« Cette publication permanente n’a pas de prix » (à l’intérieur du deuxième Poésies) semble en complète contradiction avec le prix affiché sur la couverture : 1 franc, que l’on peut considérer comme symbolique,1 franc de dommages et intérêts dans un procès remporté (mais qui se souvient du « franc » ? disons 1 euro,1 dollar). Cela dit, Ducasse entend bien signifier qu’avec lui on sort du système de la marchandise : non seulement ceux qui reçoivent les deux premières livraisons sont priés de ne les refuser sous aucun prétexte (on pourra donc, à l’avenir, en retrouver des exemplaires ici ou là, en cas d’échec plus que probable face à la huitième édition des Mélodies pastorales), mais chaque souscripteur « se fixe à lui-même sa souscription » (et se juge par là lui-même), et, en plus, « ne donne que ce qu’il veut » (autrement dit presque rien). C’est gratuit, mais pas du tout. C’est redoutablement piégé pour plus tard. On offre, on attend. Si c’est rien, c’est rien. Ou alors, l’avenir (déjà là) fixera lui-même la mesure.
Pari énorme et pascalien, du même ordre que celui d’Une saison en enfer, livre imprimé à Bruxelles à « l’Alliance typographique universelle » (on se frotte les yeux, mais c’est bien ça), et dont le prix est aussi d’1 franc.
Pour 3 francs de l’époque, vous avez donc deux volumes de Poésies et Une saison. Vous pouvez laisser tomber tout le reste.
Supposons : un mécène génial sent immédiatement le coup et offre une souscription somptueuse à Ducasse, le fait sortir de Paris, lui évite de mourir de faim et l’installe à ses frais à Versailles, pour retourner le siècle de Louis XIV, et tous les autres siècles avec lui. Le même, trois ans plus tard, subventionne luxueusement Rimbaud, l’installe dans un palais, à Venise. Ce dernier, au lieu d’aller s’enterrer au Harar et de déclencher ainsi la légende de la poésie maudite, enchaîne ses 5 000 pages d’Illuminations que nous lisons encore aujourd’hui avec bonheur, au lieu de perdre notre temps avec les romans qui « s’accroupissent aux étalages » (Ducasse). Devant la somme énorme qu’il reçoit d’un admirateur inconnu, Nietzsche mène grande vie à Turin, et il n’est plus question de folie des grandeurs, c’est le grand midi, le grand calme. Ducasse, à Versailles, est aussi occupé que le duc de Saint-Simon ; on voit Rimbaud nonchalant à Venise, et Nietzsche achetant son raisin avec plaisir à Turin.
Plus insidieusement, et sérieusement, la déclaration de « souscription » de Ducasse implique qu’un lecteur improbable pourrait continuer Poésies en détournant et en retournant comme des cartes tout ce qui se dit, se pense et s’écrit depuis la montée du Parasitage, c’est-à-dire, en fait, depuis toujours (mais surtout depuis le 19e siècle, sans parler du 20e qui n’en a été que la continuation rageuse). L’hypothèse est que quelqu’un peut y arriver. Rimbaud pense de même, et Nietzsche, donc, à l’affût de la moindre compréhension qui ne vient jamais.
Un autre cas très étrange est Joyce. Il envisage de faire continuer Finnegans Wake par quelqu’un d’autre, et tâte le terrain dans ce sens. C’est impossible, mais la possibilité est posée, la façon de vivre le prouve. Toutes ces aventures indiquent la certitude d’avoir mis la main sur une clé. « Allez, la musique », dit Ducasse « la clé de l’amour », dit Rimbaud, « de la dynamite », dit Nietzsche, « une roue carrée », dit le prodigieux Irlandais. L’avenir se pose tout entier au présent du passé futur. On s’empare des siècles à travers le Verbe. On voyage dans l’espace libre pour le jeu du temps. C’est fou, raisonnable, drôle, grandiose, explosif, splendide. On ne dort plus et on dort tout le temps, le rêve éveillé est constant, on donne et on vous redonne, c’est la surabondance à chaque instant, l’inépuisable au-delà de tout effort. On disparaît ? Quelqu’un de différent, le même, prend la relève, on a des enfants partout, here comes everybody. Le dieu incarné n’arrête pas de ressusciter, c’est un animal heureux et indestructible.