Hölderlin, après son séjour à Bordeaux, donne des signes de folie, mais reste, jusqu’à la fin, de plus en plus inspiré.

« Les jours, dit-il, se voient plus hardiment rangés et mêlés. »

Voilà le cœur du temps, voilà le voyage :

« Je parle en fou. C’est la joie ! »

Et ceci :

« Où est le rapide ? l’irruption d’un plein bonheur tout présent ? »

Et ceci :

« En mille aspects vient le dieu. »

Et encore :

« En dormant, le mot prend forme. »

« Longue et lourde est la parole de cette venue, mais

Blanc est l’instant ! »

Et encore (« le Christ vit encore ») :

« Car ses œuvres sont

Toutes en sa conscience de tous temps. »

Le « dieu », ici, n’est pas seulement le Père clair, l’Éther (Vater ! Heiter ! Aether !), mais aussi le Fils, et aussi le Weingott, le dieu du vin, Dionysos.

Autre voyageur, Chateaubriand naît le 4 septembre 1768, rue des Juifs, à Saint-Malo. Il est le dernier des 10 enfants de ses parents. Le voici dans une chambre où, dit-il, sa mère lui a infligé la vie :

« J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne empêchait d’entendre mes cris ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. »

Et ceci, à verser au dossier « Mères » (celle-ci s’appelle Apolline) :

« Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s’en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante, entrecoupée de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange. »

Il ajoute : « et un fléau pour les domestiques ».

Ainsi marche, tourne, flotte et vole le Temps, dans l’ombre. On le voyage ou pas. La seule façon de l’aborder dans tous les sens est l’expérience d’outre-tombe. À tombeau ouvert, c’est plus sûr, sans demander la moindre autorisation.

Ainsi a fait Saint-Simon :

« Il faudrait qu’un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu’il écrit. Son ouvrage doit mûrir sous les clefs et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d’une génération ou deux, et de ne laisser paraître l’ouvrage que lorsque le temps l’aura mis à l’abri des ressentiments. Alors le temps ne sera pas assez éloigné pour avoir jeté des ténèbres. »

Des clefs, des serrures, des « héritiers » ? On rêve.

Au point où j’en suis, j’abats les 7 lames du Tarot que je préfère :

la 5 : le pape

la 6 : l’amoureux

la 10 : la roue de la fortune

la 16 : la maison-dieu

la 17 : l’étoile

la 19 : le soleil

la 21 : le monde

Le pape et l’amoureux, enfin réconciliés, passent outre au bateleur, au pendu, à la mort, tournent dans la roue de la fortune, habitent la foudre de la maison-dieu, continuent leur voyage à l’étoile, entrent dans le soleil en surplombant le monde.

Pour en revenir brièvement au « sexe », qui préoccupe tant les habitants de cette planète, on peut noter à quel point le vocabulaire censé le décrire est pauvre, stéréotypé, et, pour tout dire, démodé. En remarquant que les prostituées, ces dures travailleuses d’organes, n’embrassent jamais, on s’approche de la question. Il est amusant de voir que le terme baiser, en français, signifie à la fois tromper et accomplir un acte où il y a si peu de vrais baisers. On a beau « baiser » tant qu’on veut (la belle affaire), quelqu’un qu’on n’embrasse pas n’existe pas. Vérifiez ça dans les romans, sans vous laisser impressionner par les tonnes de faux baisers du cinéma. Rien ne vaut le flirt prolongé. Le reste s’ensuit.

Viva est à Pékin, elle rentre demain.

Dans Illuminations, à Vies III (il a eu, il a et il aura plusieurs vies), Rimbaud dit qu’à 12 ans, enfermé dans un grenier, il a « illustré la comédie humaine ». Il se moque de Balzac, mais va beaucoup plus loin, ce qui, à 12 ans, si on prend la comédie humaine dans son ensemble, est quand même un record. Il continue en disant qu’il a appris l’histoire dans un « cellier », donc dans le vin, ce qui est un comble de désinvolture. Il poursuit ainsi :

« À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. »

On ne se prive de rien, pensons seulement à Watteau. Puis :

« Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. »

Étrange université.

Ensuite, vient : « Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier », etc., passage déjà évoqué.

Je souligne « j’ai brassé mon sang ». Grenier, cellier, cité du Nord, vieux passage à Paris, magnifique demeure en Orient, outre-tombe. Le seul âge indiqué est 12 ans.

Dans Vies I, il rappelle « les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! », et demande : « Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? »

« Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. – Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. – Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. »

Cherchez, vous ne trouverez ces lieux nulle part, sauf, peut-être, en prenant beaucoup de haschisch (ce que j’ai fait pendant une dizaine d’années). Où est Rimbaud quand il écrit ces lignes ? Peut-être à Londres. Le pays saint, le temple, le brahmane peuvent se situer aussi bien en Inde qu’en Palestine. Pas de contradiction, pas de séparation. En exil, on a une scène pour interpréter, dans toutes les langues, « les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures ». Les « plaines poivrées », le tonnerre des « pigeons écarlates » sont les délices de la pensée.

Rimbaud tient à dire qu’il a tout compris en profondeur, très tôt et très vite. La comédie humaine est à ses pieds. Je viens de dire « haschisch » mais, comme pour le sexe, encore faut-il avoir les mots pour le transposer et le dire. Un drogué n’est pas plus intéressant qu’un ivrogne ou un homme d’affaires. Les grands voyageurs de drogues (Baudelaire, Quincey, Artaud, Michaux) entrent dans le déploiement du Temps, mais souvent sous forme d’agression éblouie en abîme. On riait beaucoup à l’hôtel Pimodan, pas du tout chez les Tarahumaras, et encore moins dans la mescaline. Rien de tel chez Rimbaud qui se vante d’avoir joué de bons tours à la folie, la folie qu’on enferme, en précisant qu’il « tient le Système ». Il ne raconte pas une expérience, il est cette expérience, moment, lieu et formule. Le produit pris est secondaire. Le corps d’enfance et la frappe des mots sont tout.