On peut aussi, en passant, revenir à Dogen, en 1243 : « C’est uniquement en ce moment même, dans l’immédiat, que chaque temps d’une présence, et tous sans exception, se confondent dans le temps intégral. Les signes présents et les phénomènes présents dans leur ensemble constituent le temps. Tout ce qui est présent dans le monde entier constitue le temps qui se succède d’instant en instant et, de proche en proche, aboutit ici et maintenant. »
Bon, poursuivez, vous parviendrez peut-être à l’éveil.
Les images des bouddhistes sont charmantes : la fleur du prunier, par exemple, a droit à toute leur considération. C’est le printemps, les fleurs sortent une à une, se multiplient dans la pureté et le parfum, puis tombent, et c’est la neige. Cependant, « le vieux prunier reste inflexible, la tourmente ne l’affecte en rien ». Soyez prunier, attendez les beaux jours. Et puis quoi ? Rien. « C’est à l’instant présent que la totalité des espaces humains et célestes s’éveillent. »
« Le paysage, de jadis à maintenant, n’est autre que la fleur de prunier. La fleur de prunier sera donc nommée “jadis et maintenant”. »
Je propose cette formulation de l’éveil (je viens de l’éprouver de façon violente) : boule de néant, boule d’être, roulant à l’infini dans le Temps.
Big Bang.
Cette révélation se passe du seul engendreur au seul engendré, du seul sauveur au seul sauvé.
Maître Eckhart, lui, a fini par être condamné « pour avoir voulu en savoir plus qu’il ne convient ». Comme c’est bien dit. En réalité, il prononçait ses sermons dans les couvents, et des religieuses sensuelles ont dû en avoir assez de l’entendre parler sans arrêt du néant. À l’époque, on pouvait être brûlé pour pas grand-chose, et, par la suite, pendu, décapité, guillotiné, fusillé ou assassiné. Aujourd’hui, on dirait coulé. Donnez-moi dix lignes de quelqu’un, tirées ou pas de leur situation et de leur contexte, et je le fais disparaître des listes pour un certain temps, peut-être pour toujours. L’assassinat de J.-C., au début de notre ère, peut servir d’exemple. Il avait du succès, ce qui explique tout. Il faut ajouter que l’insolent Eckhart, en toute humilité, prétendait qu’il pouvait, éventuellement, faire son sermon à un arbre (tête des religieuses). Quant à J.-C., ses miracles commençaient à défrayer la chronique, le clergé a sévi.
Quelle idée, aussi, de recruter des individus pauvres et analphabètes, en laissant de côté les intellectuels du temps. Celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal, a-t-il dû penser et à juste titre. Bon, il est Dieu lui-même, il fonde « une nouvelle et éternelle alliance » remplaçant l’ancienne, et tout cela, en rémission des péchés de « la multitude ». Du pain, du corps, du vin, du sang. Mangez, buvez, faites ça en mémoire de moi. Il leur dit qu’il est là, qu’il a été là et qu’il sera là. Il leur demande de devenir mémoire, le temps est donc définitivement trouvé et troué. Il n’y a donc plus qu’à se répéter dans une prière et une adoration perpétuelles. À aucun moment il n’est question d’un nouveau calendrier, mais que faire, en communauté, sans calendrier ?
La suite est connue, il ressuscite, il monte au ciel, il s’assoit, en attendant mieux, à la droite de son Père, il envoie la Troisième Personne, l’Esprit, qui souffle où il veut quand il veut (un avocat contre l’accusateur incessant), il sauve sa mère vierge, l’assompte, devient le père de sa fille, etc. Là-dessus, églises, schismes, et toute la gomme, martyrs, miracles, bûchers, jubilés, rois et reines, révolution, nouveau calendrier absurde, retour à l’ancien, désormais universel, et concrètement économico-politique. Aucune transaction financière ne peut s’en passer. Time is money.
L’Évangile de Jean donne une indication capitale. Pierre est chargé du troupeau après la trahison du caissier (Judas). Il sera martyr. Jean, lui, doit « demeurer » jusqu’à ce que l’Autre revienne (Parousie et Jugement dernier). Le bruit se répand aussitôt que Jean ne doit pas mourir. Mais les paroles à Pierre, à propos de Jean, sont précises : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » La phrase est cinglante, elle s’adresse à un renégat repenti.
Où est Jean ? Il est mort, sans doute, mais il demeure. Pierre et Paul sont basculés dans l’Histoire, lui non. Quelqu’un va entendre et dire : « Les Poètes seuls fondent ce qui demeure. »
Les grands hymnes de Hölderlin s’appellent L’Unique et Patmos.
« Quand s’accomplit le mystère du cep, et tous ensemble.
Ils étaient assis à l’heure de la Cène… »
Et aussi :
« Les noms depuis le Christ sont pareils.
Au souffle du matin. Ils se font rêves. Ils tombent comme l’erreur,
Sur notre cœur et tuent s’il n’est personne. »
Il faut qu’il y ait quelqu’un.
Il vaut mieux être habité par l’Esprit pour ne pas vomir, en pleine rue, devant de jeunes Américaines obèses portant des T-shirts affichant en grosses lettres noires ou blanches : JESUS.
S’il revient, ce « Djizeus », malgré l’utilisation de son prénom à toutes les sauces, il sera, indubitablement, le grand vainqueur du voyage du Temps. N’oublions pas qu’il y a un mauvais temps du Prince des Ténèbres, mensonge et mort, et un grand beau temps de la connaissance de joie. Mauvais temps de l’accumulation des cadavres ou des cendres, beau temps de la parole qui se tient en elle-même, amour et vérité, au-dessus du monde.
Pendant son existence sur terre, il passe par ici, il repasse par là, il dit des choses très simples sur son Père divin capté en direct. La religion locale est très choquée et veut le tuer, mais il se dérobe, alors qu’il aurait dû être cent fois lapidé. Ça finit par un assassinat légal dont on parle encore, un tombeau vide, une ascension, et un déluge de représentations et de fantasmes, avec polémiques interminables. Tuer ou éradiquer la parole est un travail à plein temps, d’ailleurs impossible. Bref, ça n’en finit pas. Plus exactement : ça n’en finit pas d’arriver, comme la vie et la mort elles-mêmes.
La parole est incessante, et elle ne vient pas du monde. Elle est aujourd’hui, maintenant, nuit et jour. D’où la technique des sommeils entrecoupés : on attrape au vol les mauvaises phrases, on les néantise, on les remplace par les bonnes, celles de la veille concentrée. En somme, on annule un mouvement perpétuel et absurde d’images mal parlées, on brûle le film qui cache la lumière de la vraie parole, on accomplit un geste qui se comprend mieux en chinois que dans une langue occidentale. Ezra Pound, le plus grand poète américain du 20e siècle – donc très peu américain –, le dit très bien : « Écrire et lire en chinois, ce n’est pas jongler avec des concepts, mais observer les choses accomplir leur destin. »
Peu importe que les photos, les manuscrits ou les documents vieillissent. Dans certains cas, très précis, leur incroyable présence dure longtemps, comme les grands tableaux qui n’en finissent pas d’arriver hors de leur époque (le vrai temps du 20e siècle, ce ne sont pas les actualités, mais la fraîcheur infernale ou douce de Picasso). Même chose pour les enregistrements de Gould, vous pouvez les réécouter sans arrêt, trésor.
Bach, ce grand horloger, est Dieu lui-même, et Gould son Fils bien-aimé. Le piano devient un évangile aux mille récits, aux mille prières ou petits romans méditatifs et endiablés, des miracles locaux (cette main gauche ! et quel temps faisait-il ce matin-là ?), des micro-miracles.
Le règne diabolique est démasqué par des fractions de secondes. Tout se joue dans l’infinitésimal. Le royaume noir a été parfaitement décrit par Antonin Artaud, le grand souffrant de la partouze universelle :
« Ce monde n’est pavé que d’infirmes qui n’apportent rien, qui n’ont rien à produire, et on n’entend ressasser autour de soi que des redites sordides de tout.
« Et il y a d’affolantes queues devant les guichets de cinéma le dimanche, sous la pluie, les intempéries. »
Le bourbier de la partouze universelle a eu ses virtuoses, avant de sombrer dans la vulgarité plombée de la marchandise. Voyez les nuits de la Régence, décrites par Saint-Simon, autre grand voyageur du Temps :
« On buvait beaucoup, on s’échauffait, on disait des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux, et quand on était fatigué et qu’on était bien ivre, on s’allait coucher, et on recommençait le lendemain. »
Le Régent, duc d’Orléans, que le duc de Saint-Simon ne peut s’empêcher d’aimer, bien qu’il pactise ouvertement avec le Diable, est un débauché incestueux de première qualité. Saint-Simon, de temps en temps, lui fait un peu la morale, et s’entend dire : « Vous êtes immuable comme Dieu, et d’une suite enragée. »
Ce portrait vaut pour Artaud, et bien d’autres. Il vaut aussi pour le contemporain exact de Saint-Simon : Bach.
Les arriérés d’aujourd’hui, consommateurs colonisés de la bouillie littéraire anglo-saxonne, croient qu’on fait des citations pour briller, remplir la page, s’épargner un effort, alors qu’il s’agit d’un art très ancien et très difficile. Les écrits essentiels en sont pleins, le Talmud, par exemple. Le subtil Walter Benjamin, expérimentateur de haschisch et auteur d’un « principe du montage dans l’Histoire », le définit ainsi :
« Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes, et dépouillent le promeneur de ses convictions. »
Il s’agit de franchir le cloisonnement machinal de la narration (de la « story »), d’abattre les séparations, de faire Un avec ce qui est Un : le surgissement lui-même. Au commencement est le Verbe du commencement. Cet art ancien se poursuit clandestinement de nos jours, et s’en plaindre prouve qu’on ne sait pas, ou ne veut pas, lire, voilà tout. L’œil n’entend plus, l’oreille ne voit plus, autant se réfugier dans l’abrutissement ciné-télé, c’est plus simple. Et voilà comment les romans familiaux, psychologiques, sociologiques, romantiques et sentimentaux, s’accroupissent aux étalages d’une ignorance de plus en plus évidente et encouragée.
En revanche, toute citation vivifiée, personnage lumineux de la comédie divine et humaine, peut être considérée comme un flash de résurrection. Où faut-il se situer pour flasher ? Problème.
Le Prince de ce monde, des Ténèbres, du mensonge, de l’homicide, de l’omission, de la mort, bref le Diable lui-même et ses légions de Parasites, n’aime pas ça, et, de son point de vue, il a raison.
Le bas de l’immeuble où j’habite, ça ne s’invente pas, est occupé, en vitrines vers l’extérieur, par deux magasins : Les Dessous de la Beauté, qui vend de la lingerie fine féminine, et les Pompes funèbres. J’aime les slogans des Pompes : « Respecter vos volontés, c’est notre métier » et « Bâtir l’éternité du souvenir », avec grandes photos d’alléchants tombeaux en marbre. Le magasin de lingerie propose aussi l’affiche publicitaire d’un film périmé : La Journée des dupes.
Je pourrais passer mon temps, nouveau paysan de Paris, à déchiffrer les rues. Ça s’écrit tout seul.
Ma kiosquiste, petite femme du sud-ouest de la France, aux yeux vifs et rusés, m’aime bien. Je lui dois un cent d’euro, mais je n’arrive pas à mettre la main sur cette minuscule pièce de cuivre. Outre ses journaux, elle a vendu une série d’œuvres philosophiques, vantées chaque jour dans un grand quotidien national. Ça a très bien marché pour Aristote et Platon, beaucoup moins bien, on pouvait s’en douter, pour Hegel. Elle vend maintenant la collection complète de La Comédie humaine de Balzac, et s’étonne que je ne prenne pas le premier volume de la série, Le Père Goriot, puisqu’il est offert. La prochaine fois, je l’espère pour elle, ce sera Zola. On ne peut arrêter ni la métaphysique ni le 19e siècle.
J’aime bien les personnages qui viennent de très loin dans le Temps, les Juifs, les Chinois, les papes. Alexandre Borgia m’intéresse, Grégoire XIII n’est pas n’importe qui, je voudrais en savoir plus long sur les relations entre Michel-Ange et Jules II, et sur les pensées de Pie VII lors de sa captivité sous Napoléon. J’étais à New York lorsque le Polonais, Jean-Paul II, a été élu, ça sentait le soufre. Je l’ai vu passer devant le café de Flore, à Paris, et s’écrier « Loué soit Jésus-Christ » sous l’obélisque de la Concorde. Son assassinat raté a beaucoup retenu mon attention. Ce n’est pas tous les jours qu’on tente ouvertement de tuer un pape, c’est-à-dire la baleine blanche qui fait fantasmer la planète.
Après ce Polonais jazzy, vient un Allemand qui s’isole souvent pour jouer Mozart au piano. Dans une vieille prophétie irlandaise, dite « de Malachie », le surnom du précédent était De labore solis, le travail du soleil, et, en effet, il a beaucoup tourné autour de la Terre, avec des conséquences notables. Celui qui est là, pendant que j’écris ces lignes, est désigné dans le même catalogue visionnaire, par la formule Gloria olivae, la gloire de l’olive (c’est-à-dire de la paix). Le soleil a beaucoup travaillé, la gloire de la paix serait la bienvenue chez les hommes de bonne volonté, mais, malheureusement, la nature même de la volonté est mauvaise. Elle commande l’esprit de vengeance, c’est-à-dire le ressentiment contre le Temps et son « il était ». Le remerciement pour le passage du Temps est exceptionnel. Qui aime vraiment avoir été ?
De toute façon, les successeurs de Pierre sont en charge du troupeau humain, lequel a bien des soucis et des aventures, à travers les naissances et les morts. Pierre est un concierge, il a les clés, mais il ne juge pas sur le fond. C’est Jean qui s’occupe de l’invisible, de la parole en elle-même et de sa lumière insaisissable par les ténèbres. Pierre et Paul sont à la manœuvre, travail épuisant, ils relèvent du Père et du Fils, Jean est à l’écoute de l’Es-prit-Saint, dont l’œuvre est, par définition, incalculable et mystérieuse. Vous joutez la Vierge Marie, et vous obtenez une logique impeccable. Vous n’êtes pas obligé de l’adopter, mais, personnellement, elle ne me gêne pas. La laïcité, comme on dit, est un bien, c’est entendu, je ne vois pas en quoi elle pourrait être « positive », mais je connais à fond la laïcité négative (dix romans à faire là-dessus).
Les personnes que les papes énervent me font rire. Ils ou elles s’intéressent trop à la sexualité, ce détail. Ces braves gens sont étrangement excités par la sexualité, supposée, des papes et de leurs fonctionnaires. Tout cela est pathétique, et idiot.
J’écoute distraitement les discours du pape actuel. Je le vois agiter, comme il se doit, la jeunesse à Notre-Dame de Paris, et rassembler des foules enthousiastes, pour une messe, sur l’esplanade des Invalides. Une forêt de drapeaux jaune et blanc flambe sur son parcours. Dans un ancien Collège médiéval, superbement rénové et qui a vu passer beaucoup d’excellents esprits, il s’adresse à des responsables de la « culture », assemblée hétéroclite de sourds bien payés. Saint Bernard est stupéfait que le pape le mentionne à peine dans sa conférence, alors qu’il sait très bien qu’il parle au chant 33 du Paradis de Dante. Il est vrai qu’il vaut mieux ne pas parler de Dante aux Français, ils ne connaissent, et encore, que quelques bribes d’illustrations dix-neuviémistes de l’Enfer.
J’entends pourtant ces mots, prononcés avec un léger, mais incontestable, accent allemand :
« Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. »
C’est ce que je n’arrête pas de faire.
Et aussi (je ne rêve pas) :
« Il en est vraiment ainsi, en réalité, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. »
Héraclite sourit dans son temple d’Éphèse. Mais il s’agit ici d’un salut de Pierre à Jean, au milieu d’une merveilleuse féerie de pierre.
Les sujets les plus passionnants d’aujourd’hui, le mariage, le divorce, le mariage des prêtres, la contraception, l’avortement, l’homosexualité, le préservatif, etc., toutes ces questions si importantes et si urgentes pour l’humanité en transit, attendront. Vu d’ici, ça n’a pas beaucoup d’importance. Le Diable est furieux, on l’entend ricaner et gémir. Mais Pierre a raison : le troupeau doit être calme, sage, protégé, fertile. Voilà qui fait un peu d’air, c’est bon.
Sautons maintenant de Galilée à aujourd’hui, pour un bref éloge de la Science et de la Technique.
Le Cosmos et le Big Bang vont-ils livrer leurs secrets ? On s’en occupe sans cesse à 100 mètres sous terre, en France, près de la frontière suisse. Il s’agit de remonter le Temps jusqu’à environ 14 milliards d’années, une paille. L’énorme machine nouvelle fait 27 km de long, et s’appelle le LHC, Large Hadron Collider, le collisionneur de particules, spectaculaire réussite inégalée de l’Europe. À une échelle microscopique, et en toute humilité, comme Scardanelli, ce livre est aussi un collisionneur. Les phrases sont des tubes parcourus de faisceaux rapides.
Au commencement est un atome explosif, puis, presque aussitôt, un grain de raisin, puis une pomme, tout cela d’une chaleur insensée, puis un plasma de quarks et des gluons, puis des protons et des neutrons, fractions de secondes et suite en expansion continue, jusqu’à ce beau rayon de soleil qui conduit ma main sur le papier. On arrive à reproduire ainsi la vitesse de la lumière qui, on l’oublie toujours, est de 300 000 km/s. Le faisceau protons-neutrons du LHC parcourt donc 1 milliard de kilomètres par heure. C’est ce qui s’appelle entrer dans l’intimité de la matière. Vous n’y êtes pour rien, et vous avez, une fois de plus, oublié la vitesse de rotation de la Terre. Ce n’est pas grave, on s’occupe de tout. Quant à la vitesse de la pensée, je vous laisse juge.
Rimbaud encore : « Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! »